Suite à l’attentat qui a entraîné la mort du président Habyarimana, le ministre Claes adresse à Washington et à New York le 7 avril 1994 à 12 heures 46 GMT (soit avant d’avoir en connaissance de la mort des 10 paracommandos) le télex suivant :

" 1. En raison de l’insécurité actuelle à Kigali, le personnel de l’ambassade ne peut pas atteindre le bâtiment de la chancellerie. Dès que ce sera possible, l’on pourra faire rapport des événements par télex à intervalles réguliers.

2. Il n’est pas exclu que l’attentat commis le 6 avril 1994 contre l’avion dans lequel se trouvaient les présidents du Rwanda et du Burundi débouche sur un coup d’état militaire ou sur des massacres généralisés entre les différents rivaux.
S’il devait y avoir de nombreux morts, l’opinion publique ne comprendrait pas que la MINUAR reste passive, se réfugiant derrière la limitation de son mandat.

3. J’apprécierais que Washington, New York et Paris interrogent les autorités respectives au sujet de leur point de vue sur le rôle que devrait jouer la MINUAR dans une telle hypothèse.

4. J’estime que la MINUAR doit pouvoir, sur la base des listes existantes des hommes politiques connus au Rwanda, offrir une protection aux intéressés sans pour cela prendre parti.
Force est de se demander si ceci sera en accord avec le mandat tel qu’il figure aux points 3a et c de la résolution 872, qui sont rédigés comme suit :
a. Contribuer à assurer la sécurité de la ville de Kigali, notamment à l’intérieur de la zone libre d’armes établie par les parties s’étendant dans la ville et dans ses alentours ;
c. Superviser les conditions de la sécurité générale dans le pays pendant la période terminale du mandat du gouvernement de transition, jusqu’aux élections.

5. J’aimerais également connaître l’avis de l’ONU sur la possibilité, pour la Belgique, de faire appel de manière bilatérale aux casques bleus belges afin de prêter assistance, si nécessaire, aux Belges et aux étrangers en danger, par exemple en cas d’évacuation.
En effet, il ne semble pas possible, si la sécurité des Belges était effectivement menacée, que les militaires belges ne prêtent pas assistance à leurs compatriotes en danger. " (traduction) (85c)

Moins de cinq heures après, soit à 17 h 29 GMT, parvient la réponse de notre délégué permanant aux Nations Unies, M. Noterdaeme.

" 1. En l’absence du Secrétaire général et conformément à vos instructions, j’ai recontré ce matin à 11 h 30 le secgen adjoint chargé du Peacekeeping, M. Kofi Annan. Son adjoint, le sous-secgen Riza, venait d’avoir eu le général Dallaire en ligne et disposait donc de renseignements de première main.

2. Selon l’analyse du général Dallaire, la menace principale vient de la Garde présidentielle et de certains éléments des forces armées rwandaises (FAR). La gendarmerie serait restée loyale et tenterait de calmer le jeu. Le représentant personnel du Secgen, Booh-Booh, essaye d’établir un Comité de crise englobant la gendarmerie, la MINUAR, les FAR...

3. Selon Dallaire, au moins 3 soldats belges de la MINUAR ont été tués (général Dallaire a vu les corps). 110 autres soldats belges de la MINUAR sont toujours détenus (désarmés) par la Garde présidentielle responsable du meurtre des 3 soldats belges. Dallaire n’a pas été autorisé à contacter ces 10 autres soldats. Le Premier ministre, dont la protection était assurée par ces 13 soldats belges, aurait également été tuée (mais cela n’est pas confirmé).

4. L’Aéroport et le C-130 belge qui s’y trouve sont sous contrôle de la Garde présidentielle et ne sont donc pas accessibles à la MINUAR. À Kigali, une partie du bataillon FPR se bat dans les rues. Dans la zone démilitarisée, des éléments armés du FPR (non quantifiés par le secrétariat) se dirigent vers Kigali, ce qui accroit le risque d’une déflagration militaire majeure.

5. J’ai posé à M. Kofi Annan les questions contenues dans VT 452.
5.1. Protection des politiciens rwandais.
Bien que cela ne fasse pas partie du mandat, la MINUAR, dans la limite de ses moyens, se chargera de protéger les politiciens. Cette protection a d’ailleurs déjà débuté puisque le Premier ministre était protégée par des soldats belges de la MINUAR. De même, Kofi Annan estime que la MINUAR fera tout ce qui est en son pouvoir pour essayer de prévenir ou de diminuer les massacres.
5.2. Rôle des Casques bleus belges pour venir en aide aux civils belges (assistance ou évacuation).
Kofi Annan a clairement rapelé que toute décision en la matière ne peut être prise que par le commandant de la Force, le général Dallaire. C’est à lui et à lui seul qu’il appartient d’évaluer la situation et de décider, en fonction de nombreux paramètres, ce qui est faisable. Ces paramètres sont principalement liés à la sécurité des soldats de la MINUAR. En d’autres termes, il évitera de créer une situation risquant d’engendrer des représailles pouvant compromettre la sécurité ou la vie des Casques bleus. Annan a cependant déjà donné instruction au général Dallaire de prendre contact avec notre Ambassadeur à Kigali afin d’étudier avec lui la coopération possible entre la MINUAR et officiels belges pour l’éventuelle évacuation des civils.
Kofi Annan a rappelé que tout ce qui précède ne peut se faire que dans le cadre des règles d’engagement existantes. Ces règles d’engagement, comme c’est le cas pour toute opération de maintien de la paix n’étant pas sous chapitre VII, n’autorisent à tirer qu’en cas d’auto-défense. Il n’est donc pas possible pour les Casques bleus d’intervenir de manière offensive, s’ils ne sont pas eux-mêmes menacés, pour sauver des Belges. Par contre, sous les ordres de Dallaire, ils pourraient intervenir pour libérer des Belges dans le cadre de " négociations pacifiques " avec les parties.
5.3. Renforcement du mandat de la MINUAR.
Le renforcement du mandat des Casques bleus pourrait impliquer deux types de décisions : un renforcement en effectifs de la MINUAR pour la mettre mieux à même de faire face à la nouvelle situation et une modification du mandat permettant une attitude plus offensive. Ce renforcement prendrait des jours car il implique une décision du Conseil de Sécurité. Il ne faut pas oublier qu’il n’est pas aisé de passer à une opération sous le chapitre VII. Une semblable décision modifierait, en effet, complètement l’environnement de l’opération originale qui n’était déjà appuyée que du bout des lèvres par les Américains, les Britanniques et les Russes et qui ne dispose que de moyens défensifs. On ne peut, de plus, oublier qu’il faudrait l’accord des Gouvernements des pays-contributeurs de troupes (Ghana, Bangladesh...). Enfin, il serait politiquement délicat de limiter cette extension du mandat à la protection d’étrangers. Elle devrait bien sûr concerner l’ensemble de la population rwandaise.
5.4. J’ai bien sûr souligné auprès de Kofi Annan les pressions insupportables de l’opinion publique belge au cas où le massacre de Belges se poursuivrait. Àcet égard, je l’ai sondé informellement sur une éventuelle décision belge d’envoyer unilatéralement un bataillon de Belgique. Kofi Annan n’a pas rejeté cette idée. Il a évidemment souligné l’importance dans une telle hypothèse d’une coordination très étroite entre le bataillon belge, qui aurait pour mission de protéger et éventuellement d’évacuer la colonie internationale, et la MINUAR, qui a évidemment d’autres priorités " (86c).

Au niveau administratif, les services compétents des Affaires étrangères se réunissent, ce même jour, sous la présidence du secrétaire général.

À la fin de cette réunion, une note informative est établie à l’attention du ministre Claes à Bucarest.

" Iº Kigali
1. Personnel
Ceux qui sont en congé sont rappelés.
Cela concerne : Le nº 2 Colyn.
Le chancelier Fonteyn.
L’ambassadeur doit rappeler le personnel local s’il est en congé sur place.
2. Communication
Vu les tirs, il n’y a personne à la chancellerie.
Le département a un contact téléphonique avec l’ambassadeur.
On lui demandera s’il peut envoyer quelqu’un à la chancellerie pour assurer de la radio.
3. Nombre de Belges au Rwanda
1 520 dont : 38 ayant un lien avec l’ambassade ;
78 militaires ;
324 ayant un lien avec l’AGCD ;
214 religieux ;
240 ayant un lien avec les ONG

890
+ 630 autres

1 520 Belges

4. Liaisons
Aujourd’hui, il y a un avion de ligne normal de la Sabena à Bujumbura ;
Un C-130 se trouve à Nairobi ;
Les routes de sortie mènent :
 Au Burundi ;
 À la Tanzanie ;
 Au Zaïre (Goma).
5. Les postes en Tanzanie et au Kenya sont mis en " stand-by ".
6. Il est pris contact avec Kinshasa (l’ambassadeur Coenen) pour voir comment il pourrait obtenir du personnel à Goma si des Belges devaient y avoir besoin d’aide.
7. En Tanzanie, il n’y a qu’un chancelier. L’ambassadeur est en congé de maladie à cause d’un arrêt cardiaque. Maricou est mis en stand-by pour éventuellement se rendre en Tanzanie.

IIº Burundi
Les congés sont supprimés.
Belges présents : 1 370.

IIIº Généralités
1. Il faut élaborer immédiatement des instructions à l’intention de Kigali et de Bujumbura concernant l’attitude à adopter à l’égard des demandeurs d’asile.
2. Il faut mettre un briefing clair à la disposition du service de presse concernant leur rôle.
3. Le centre de crise doit être mis en stand-by. Il faut établir des listes de permanence pour les week-ends également et contrôler le matériel, pour qu’il puisse fonctionner immédiatement.
4. Il faut définir une ligne de décision politique. C’est surtout important en cas de grands massacres. " (traduction) (87c)

Le 7 avril à 21 h 30, le Conseil des ministres se réunit d’urgence sous la présidence du vice-Premier ministre, M. Van Rompuy.

Le Gouvernement s’est immédiatement rendu compte de la gravité de la situation et s’est préoccupé principalement de la sécurité des ressortissants belges : il adopte la déclaration suivante :

" 1. Le communiqué ci-joint est adopté.
2. Le ministre de la Défense est chargé de prendre les mesures nécessaires pour préparer un départ éventuel pour le Rwanda, à court terme, des militaires belges. Ces derniers seraient engagés au cas où la vie de ressortissants belges serait davantage menacée.
3. Le ministre des Affaires étrangères est chargé d’intervenir immédiatement auprès des Nations unies pour que les troupes belges au Rwanda puissent intervenir en vue de garantir la sécurité des ressortissants belges.
4. L’on demande au commandant des troupes belges de l’ONU au Rwanda de se préparer à assurer du mieux possible la protection des Belges. " (88c)

Le 8 avril, à 0 heure 06 GMT, M. Noterdaeme adresse au Ministre Claes le télex (89c) suivant :

" 1. Le Conseil de sécurité a adopté ce soir une déclaration présidentielle relative aux récents événements survenus au Rwanda. Cette déclaration invite le Secrétaire général à faire rapport au plus tôt au Conseil sur les circonstances ayant entraîné la mort des Présidents du Burundi et du Rwanda.
Le Conseil condamne la reprise des combats au Rwanda et la mort des 10 soldats belges.
Il demande aux forces armées rwandaises et aux autres factions que toutes les mesures soient prises pour renforcer la sécurité à travers le pays.
Le Conseil, extrêmement préoccupé, demande au Secrétaire général de faire rapport et de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité du personnel de l’ONU.
Enfin le Conseil appelle toutes les parties et factions à ne pas recourir à la violence et à respecter la sécurité de la population civile et des communautés étrangeres vivant au Rwanda.

2. Suite à ma discussion avec le Secrétaire général de notre Département, je vais essayer de vous redessiner le cadre conceptuel dans lequel pensent et agissent les diplomates de l’ONU. La MINUAR est une opération de maintien de la paix. Les Nations Unies ont ainsi 17 opérations de maintien de la paix regroupant 70 000 peacekeepers. Les mandats de ces opérations, à de très rares exceptions près, confient aux casques bleus le maintien de la paix dans le cadre d’un processus de paix agréé par les parties. Pour respecter sa mission, l’ONU est donc amenée à observer une neutralité maximale. On a vu, en Somalie (une opération pourtant sous le Chapitre VII), où pouvait mener une politique trop volontariste faisant fi de cet objectif de neutralité.
En d’autres termes, l’ONU a toujours adopté une gestion prudente en matière de maintien de la paix et ce pour au moins 4 raisons :
éviter de créer dans une opération un précédent qui ne manquerait pas d’avoir des répercussions sur d’autres opérations de maintien de la paix (OPM) ;
éviter de prendre position contre une partie, sous peine de perdre sa neutralité et d’etre mis dans une position militaire difficile ;
s’agissant d’OPM, elles sont en effet équipées de faibles moyens défensifs et constituées pour observer et établir la confiance plutôt que pour des missions offensives ;
tout risque inconsidéré en la matière peut donc mettre les casques bleus dans une position difficile vis-à-vis de parties supérieures en nombres et en armes.

3. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser l’action des casques bleus au Rwanda. Comme le relèvent les directives adressées aux pays contribuant à la MINUAR, la présence militaire de l’ONU doit contribuer à la sécurité du pays, contrôler le respect des cessez-le-feu, le cantonnement des troupes, enquêter à la requête des parties, assister à la coordination de l’aide humanitaire...
Dans les circonstances actuelles, les troupes de l’ONU ne peuvent qu’essayer de rassurer, par leurs mouvements et leurs patrouilles, les populations.
Elles doivent aussi assurer la protection des NU et de ses agences. Cela peut apparaître comme état peu, mais de nouveau, l’ONU n’a pas les moyens en troupes et en armes pour faire grand chose de plus.

4. J’ai informé ce soir le sous-SecGen pour les OPM (M. Riza) de l’état d’esprit des autorités belges à l’issue du Conseil des Ministres. J’ai notamment souligné l’incompréhension qui résulterait d’un manque de protection par les casques bleus belges de civils belges en danger de mort. M. Riza a exprimé sa compréhension face à ce probleme politique sensible. Il a cependant attiré mon attention sur le problème grave et sérieux que causerait une action unilatérale (hors-mandat) de contingents belges (sous l’autorité de l’ONU) visant à s’occuper du rapatriement de leurs concitoyens. M. Riza m’a suggére de chercher à modifier le mandat de la MINUAR. Je pourrais donc demain sonder quelques membres du Consécur sur une possible priorité (lorsque le besoin s’en fera sentir) du rapatriement de toutes les communautés étrangères.

5. En tout état de cause, plusieurs membres permanents du Conseil m’ont déjà informé que le Conseil ne transformera pas le mandat actuel de la MINUAR (peacekeeping) en un mandat d’imposition de la paix (peace enforcement). Le mandat original était destiné à accompagner un processus politique. Son effondrement fait perdre beaucoup de son sens au maintien de la force. Plusieurs membres occidentaux du Conseil s’interrogent d’ailleurs sur l’utilité, dans les circonstances actuelles, du maintien de la MINUAR. "

Le 8 avril, le Gouvernement se réunit à 15 heures, sous la présidence du Premier ministre Dehaene, et en présence du lieutenant général Charlier, sur la base de notes préparatoires de M. F. Roelants, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. La première note est rédigée comme suit :

" L’on peut justifier une intervention au Rwanda de la manière suivante :

1. Les autorités locales demandent une intervention. Normalement, il s’agit du Gouvernement. Actuellement, la situation à Kigali est la suivante :
il y a encore des ministres de l’ancien Gouvernement. lls sont en contact avec l’ambasssadeur de France ;
l’on a formé un comité de crise de militaires, qui est en réunion. L’on ne sait pas si des partis politiques y participent. Notre ambassadeur a des contacts avec le colonel Rusatira, qui est membre de ce comité.
Notre ambassadeur estime qu’il est peu probable que l’une de ces autorités demande une intervention.
Cette intervention n’est pas non plus jugée opportune car elle conduirait en fin de compte à ce que nous nous ingérions dans des conflits internes rwandais.

2. Une protection et une évacuation sur la base du mandat existant de la MINUAR, pour lesquelles l’on pourrait invoquer les points 3a et 3c de ce mandat.
Point 3.a) : " Contribuer à assurer la sécurité de la ville de Kigali, notamment a l’intérieur de la zone libre d’armes établie par les parties s’étendant dans la ville et dans ses alentours " ;
Point 3.c) : " Superviser les conditions de la sécurité générale dans le pays pendant la période terminale du mandat du gouvernement de transition, jusqu’aux élections. "
Ce mandat a toutefois été accordé sur la base du chapitre VI de la Charte des Nations unies, qui se fonde sur l’intervention pacifique. L’on a demandé à notre poste à New York d’obtenir une interprétation large. L’on a contacté la France ; elle nous soutient en la matière. Les Douze ont été informés de la préoccupation belge. Nos postes dans les pays membres du Conseil de sécurité ont également été informés.
Obtenir un nouveau mandat sur la base du chapitre VII, permettant aux Nations unies de recourir à la force, prendra beaucoup de temps. Le Conseil de sécurité est en outre réticent à appliquer le chapitre VII.

3. Une action humanitaire d’unités belges et d’unités provenant d’autres pays, menée hors du cadre de l’ONU. Pour cela, il faut :
informer l’ONU ;
informer les autorités locales, sans demander leur accord, mais en escomptant qu’elles ne s’y opposeront pas. Selon notre ambassadeur à Kigali, c’est l’option la plus réaliste car il s’avère que l’option nº 1 mentionnée ci-dessus est moins réaliste et peu opportune. " (traduction).

Une autre note résumant la situation à 12 heures 30 du même jour, fournit en son point 5, des précisions à propos de l’attitude française face à une éventuelle opération d’évacuation (90c). Suite à ses contacts avec le Quai d’Orsay, M. Roelants résume l’état d’esprit de la France :

" Pour justifier l’intervention vis-à-vis notamment des Nations unies, l’on ne manquera pas de trouver une solution " (traduction).

En ce qui concerne les Américains, le 7 avril, le Département d’État demande si la Belgique peut approuver une modification, par l’ONU, des règles d’engagement, de maniere à permettre à la force de maintien de la paix de l’ONU de protéger et d’évacuer les étrangers se trouvant au Rwanda (91c).

À ce Conseil des ministres, il est également fait rapport de l’entretien téléphonique avec M. Boutros-Ghali et il est également question de sa lettre adressée au Conseil de sécurité, dans laquelle il a demandé un renforcement de la MINUAR dans la perspective d’une évacuation (cf. ci-dessus).

Selon le lieutenant général Charlier, une intervention belge n’est pensable que si les ressortissants belges sont en danger. Le Gouvernement estime que le risque est grand de voir la situation évoluer négativement. Suit une discussion sur la question de savoir s’il faut ou non envoyer des troupes pour évacuer les Belges et, dans l’affirmative, si cela doit se faire sous la bannière de l’ONU ; à ce propos, on prend note de la demande adressée par Boutros-Ghali au Conseil de sécurité en vue d’accroître l’ effectif de la MINUAR.

Après discussion, il s’avere que tout le monde est partisan d’une opération d’évacuation séparée.

Le Premier ministre résume comme suit la décision d’exécuter une brève mission humanitaire :

" Il convient de faire la remarque suivante à l’adresse des Nations unies :
l’opinion publique belge est traumatisée par la mort des dix paras belges. La poursuite de la participation belge à la MINUAR est, dès lors, remise en question. La prolongation de la mission dépendra de la capacité des troupes de l’ONU à pouvoir mieux se défendre. La Belgique demande par conséquent une amélioration qualitative de la MINUAR (davantage d’armes) et une extension du mandat. En aucun cas, la Belgique ne pourra marquer son accord sur un renforcement des troupes de la MINUAR au moyen de soldats belges.
La Belgique procédera à une mission d’évacuation humanitaire de courte durée qu’il faudra considérer comme totalement indépendante de la participation belge à la MINUAR " (92c) (traduction).

Le ministre Claes envoie ensuite à la délégation diplomatique belge à New York un télégramme qui servira de base aux discussions avec le secrétariat du Conseil de sécurité.

" Ce soir, le Conseil des ministres a examiné la situation au Rwanda. La mort de dix Casques bleus belges et vraisemblablement de trois civils suscite beaucoup d’émoi en Belgique.

Si le désordre devait persister et si d’autres victimes belges étaient encore à déplorer, il ne serait pas acceptable, aux yeux de l’opinion publique belge, que le contingent de l’ONU, et plus particulièrement les troupes belges qui en font partie, garde une attitude passive. Le moins que l’on puisse escompter dans ces conditions, est que ce contingent s’efforce de protéger les étrangers d’une manière non agressive. À cet égard, il convient en outre de prendre en considération le fait que cette passivité des troupes belges dans ces conditions pourrait également avoir pour résultat que la participation belge à de telles opérations ne pourrait plus guère compter, à l’avenir, sur la sympathie de l’opinion publique belge. Je vous demande par conséquent de continuer à attirer l’attention des autorités des Nations unies sur cette question.

Pour votre information personnelle, si la situation sur place devenait réellement dramatique pour les Belges, ce qui n’est pas encore le cas pour l’instant, il n’est pas exclu que le commandant belge reçoive directement du gouvernement l’ordre de protéger les Belges. Je suis pleinement conscient que cela nous placerait dans une position extrêmement délicate vis-à-vis de l’ONU (93c) " (traduction)

Certains témoins ont déclaré que les tentatives de modifier le mandat l’avait été uniquement en vue de permettre l’évacuation de expatriés. C’est ce que confirment un certain nombre de témoins devant la commission.

M. Brouhns est clair à ce sujet : " Il existe une certaine confusion, que j’ai même retrouvée, ce matin (25 juni 1997), dans les comptes-rendus de certains journaux. Lorsqu’on a parlé, a partir du 7 ou 8 avril 1994, d’un renforcement possible de la MINUAR, tant dans les instructions reçues de Bruxelles que dans les discussions au sein du secrétariat ou en marge du Conseil de sécurité, il s’agissait d’un renforcement en vue de permettre l’évacuation. (94c) "

M. Brouhns a confirmé explicitement que tous les efforts pour modifier le mandat, y compris la demande d’adaptation des ROE, ont été faits exclusivement pour le cas où une évacuation de compatriotes aurait lieu (95c).

C’est aussi l’avis d’Alison Des Forges, qui dit à la commission : " Maintenant, je suis convaincue que la discussion, à cette époque, sur l’élargissement du mandat a eu lieu pour justifier la collaboration de la MINUAR dans l’opération d’évacuation des étrangers. Il ne s’agissait pas d’élargir le mandat pour protéger les Rwandais. La question était plutôt : est-il nécessaire d’élargir le mandat pour évacuer plus vite nos propres ressortissants ? (96c) "

Toujours, selon M. Brouhns, notre représentant permanent à New York a, de sa propre initiative, tâté le terrain pour renforcer le mandat dans le cadre d’une protection plus globale de la population rwandaise.

" J’ai pris l’initiative car la question n’était pas posée d’interroger le secrétariat et différents membres sur la possibilité du renforcement du mandat pour pouvoir faire éventuellement face à une protection générale, population rwandaise incluse. La mission a pris l’initiative d’ajouter aux deux points demandés par Bruxelles la question d’un renforcement de la MINUAR dépassant le cadre de l’évacuation.

Ce point a suscité immédiatement des réactions extrêmement réservées. (97c) "

Le Premier ministre Dehaene a déclaré devant la commission : " Ce que nous avons envisagé à un moment, c’est de savoir si les troupes belges au sein de l’UNAMIR pouvaient être disponibles pour organiser une évacuation du côté belge. (98c) "

Le ministre Claes déclare quant à ses efforts en vue de modifier le mandat : " Il est exact que j’ai plaidé pour un renforcement du mandat, principalement en vue d’assurer tant la sécurité de nos compatriotes et de nos propres troupes que celle des acteurs rwandais. C’est dans ce contexte que la Belgique a plaidé pour un élargissement du mandat. Cela pouvait aller d’une interprétation très large des ROE à un renforcement du mandat incluant le chapitre VII, en passant par un apport de troupes. (99c) "

Il dit également qu’à ce moment-là, il a : " téléphoné quasiment dans le monde entier, mais que personne n’était prêt à renforcer le mandat. (100c) "

Ce même 8 avril à 18 h 19 notre représentant Noterdaeme adresse au ministre Claes le télex suivant : " M. Benon Sevan, secretaire général adjoint, coordinateur sécurité, m’a approché en début d’apres-midi pour me demander si le gouvernement belge avait décidé d’envoyer des troupes pour assurer l’évacuation des Belges au Rwanda. Je lui ai répondu qu’aucune décision n’avait été prise. Il m’a demandé de vous informer du désir de l’ONU de voir son personnel civil international bénéficier de l’aide et des facilités belges si une décision d’évacuation devait être prise à Bruxelles.

2. Il s’agirait de 190 personnes (agents et familles) que les Nations unies essaient de regrouper à Kigali. C’est le souhait de M. Sevan que ces 190 personnes puissent rallier un éventuel convoi d’évacuation de Belges en profitant de la protection armée qui lui serait donnée. " (101c)

Suit un deuxieme télex toujours de M. Noterdaeme à Minafet qui dit : " 1. Mon collègue francais m’a aimablement informé du contenu d’un entretien qu’il a eu avec l’ambassadeur Jean Damascène Bizimana, representant permanent du Rwanda auprès de l’ONU et siégeant actuellement au Conseil de sécurité. L’ambassadeur Bizimana est un proche de feu le président Habyarimana.

2. Pour Bizimana, les Belges sont impliqués dans l’attentat qui a coûté la vie aux présidents du Rwanda et du Burundi. Cette action s’inscrit dans la tradition belge d’ingérence dans les affaires intérieures du Rwanda en faveur des Tutsi. L’ambassadeur a fait état de rumeurs concernant une intervention militaire imminente de la Belgique sous couverture de pseudo raisons humanitaires. Pour Bizimana, il vaut mieux que les Belges n’interviennent pas au Rwanda pour évacuer leurs ressortissants car ils y ont perdu tout crédit. Par contre, les Rwandais adopteront une attitude plus conciliante vis-à-vis des Français, si ces derniers intervenaient au Rwanda pour des raisons humanitaires. Il a rappelé à cet egard que la Garde présidentielle ne permettra pas aux Belges d’utiliser l’aéroport de Kigali.
Dans la perspective d’un éventuel renforcement de la MINUAR, Bizimana s’oppose à ce que les Belges fassent partie de ces éventuels renforts. Il considère aussi que, pour stabiliser la situation, le contingent belge devrait immédiatement être remplacé à Kigali.

3. Mon collègue français a qualifié l’hypothèse de travail de son interlocuteur de non raisonable. Comme membre du Consécur, Bizimana risque évidemment de propager ce genre de commentaires peu amènes, qui contribueront à isoler davantage mon collègue rwandais dont le crédit diplomatique est assez bas à New York.

4. Le Secgen n’a toujours pas adressé de lettre au Conseil de sécurité et il n’est donc pas certain que la question du renforcement de la MINUAR soit traitée aujourd’hui. Un tel renforcement exigera vraisemblablement une résolution qui, à mon avis, pourrait difficilement être adoptée avant le début de la semaine prochaine (pour autant qu’elle recueille un consensus de tous les membres) " (102c).

Enfin, à 22 heures 30 GMT, M. Noterdame adresse à Minafet un troisième télex dont le contenu suit : " 1. Le SecGen-adjoint pour les opérations de maintien de la paix, M. Kofi Annan, a convoqué une petite réunion en début d’après-midi avec des représentants des missions française, américaine et Belge pour évaluer la situation au Rwanda.

M. Kofi Annan a distingué deux " tracks " en matière d’évacuation des ressortissants étrangers du Rwanda.

1.1. La première piste est celle décrite dans la lettre du SecGen au président du Consécur (voir fax). Dans cette lettre, le SecGen estime que l’évacuation du personnel civil de l’ONU et des étrangers pourrait devenir inévitable. La MINUAR, dans sa composition actuelle, ne pourrait pas faire grand chose eu égard à son mandat et à ses règles d’engagement. Si le Conseil devait cependant confier à la MINUAR cette évacuation, cela demanderait son renforcement par deux ou trois bataillons. Cette solution, coûteuse en argent, en hommes et en temps, ne me semble pas fort intéressante.

1.2. Une deuxième piste réside dans une intervention nationale (par un ou plusieurs pays). Pour Annan, cette approche est de loin la plus efficace pour autant qu’elle soit coordonnée avec l’ONU Annan a cependant clairement ajouté qu’une telle intervention humanitaire devrait s’occuper également du rapatriement de tous les étrangers, du personnel civil de l’ONU et des 2 500 soldats de la MINUAR. Annan estime, en effet, que le maintien de la MINUAR s’avèrera impossible en cas d’intervention militaire. Cette dernière risque en effet de miner l’action de la MINUAR ou de provoquer des représailles à son encontre.

2. À l’issue des consultations informelles du Consécur, le représentant de la France a informé le président du Consécur de l’éventualité d’une réunion d’urgence du Consécur ce week-end afin que le Conseil donne sa " bénédiction " à une action militaro-humanitaire franco-belge avec l’assistance des États-Unis. Mon collègue français aurait sondé les membres du Consécur et ceux-ci n’auraient pas d’objection pourvu que le Conseil soit tenu informé, que l’action soit brève et strictement humanitaire. Mon collègue français n’a pas été clair sur le caractère antérieur, concomittant ou postérieur à l’action humanitaire de cette action du Conseil. Lors d’une éventuelle réunion publique du Conseil, je me propose de ne prendre la parole que si d’autres membres du Consécur la prennent. J’apprécierais toutes informations nécessaires afin de me permettre de préparer une éventuelle intervention.

3. Le secrétariat m’informe ce soir qu’un gouvernement intérimaire a été mis sur pied et qu’un cessez-le-feu tient vaille que vaille depuis 8 heures du soir. Ce cessez-le-feu implique que les parties retournent sur leurs positions d’avant l’accident aérien. S’il était respecté, il devrait permettre la réouverture de l’aéroport. Pour le secrétariat, cette situation modifierait radicalement les données du problème. " (103c)

Divers commissaires ayant demandé dans quelle mesure la Belgique a plaidé en faveur d’une modification du mandat, d’une modification des ROE ou, à tout le moins, d’une application de l’article 17 des ROE de manière à permettre à la MINUAR d’intervenir contre les massacres ethniques, le ministre Claes donne une réponse évasive, voire ambigüe (104c). Cela explique la réaction d’étonnement de M. Brouhns aux articles de presse parus le lendemain du témoignage du ministre Claes, qui rapportent les efforts faits par la Belgique pour renforcer le mandat de la MINUAR.

Après que, le 9 avril, les services compétents eurent donné les directives nécessaires relatives à l’évacuation, le cabinet restreint se réunit le 10 avril pour dresser un premier état de la situation en ce qui concerne cette opération. Il décide que priorité doit être donnée à l’évacuation des ressortissants belges (105c).

Le 11 avril, le cabinet restreint se réunit à nouveau pour évaluer la situation et demande au ministre des Affaires étrangères d’insister auprès de l’ONU pour accroître la sécurité des troupes belges des Nations unies. Une rencontre sera également organisée avec Boutros Ghali, vu sa présence en Europe, le 12 avril, le ministre Claes donne, lors d’un entretien téléphonique avec l’ambassadeur Swinnen, l’autorisation d’évacuer le personnel rwandais de l’ambassade et des membres de l’ambassade. En ce qui concerne l’évacuation d’autres rwandais, la situation est complexe :

" Nous nous préoccupons surtout :
du personnel qui a travaillé pour nous ;
de certaines personnalités associées au processus de démocratisation ;
des ecclésiastiques. (106c) "

Finalement, l’opération " Silver Back " débutera le 10 avril et se terminera le 15 avril, lorsque les derniers civils belges auront quitté le Rwanda.


Source : Sénat de Belgique