Dans ce chapitre, la commission fait une distinction entre les démarches diplomatiques qui ont été effectuées et les moyens militaires dont on disposait pour empêcher RTLM d’émettre.

Actions diplomatiques

Il ressort des citations qui précèdent que, dans les télex qu’il adressait au Ministère des Affaires étrangères à Bruxelles, l’ambassadeur Swinnen a attiré plusieurs fois l’attention sur le problème que posait RTLM. C’est ainsi qu’il fait état, dans son télex du 1er février 1994, du fait que cette radio tient des propos subversifs qui constituent de plus en plus un facteur important dans le développement d’un scénario de déstabilisation. (349c) Dans un télex du 3 mars figure le rapport d’un entretien entre l’ambassadeur et le président Habyarimana, au cours duquel les plaintes belges à l’égard de RTLM ont été réitérées. (350c) Le 15 mars, l’ambassadeur envoie un télex dans lequel il déclare que M. Habyarimana a promis à M. Delcroix que RTLM allait modérer ses commentaires. Deux semaines plus tard exactement, l’ambassadeur fait savoir, dans un nouveau télex, qu’il doute de la sincérité de cette promesse du président. (351c)

L’ambassadeur a également tenté d’organiser une série d’actions sur le terrain à Kigali même. C’est ainsi qu’en mars 1994, l’on a organisé un séminaire pour journalistes à l’ambassade de Belgique. La journaliste Colette Braeckman y a pris part parmi d’autres. Voici ce qu’elle déclare : " J’ai participé, à l’ambassade de Belgique, à un séminaire organisé pour les journalistes sur l’objectivité de la presse. Participaient à ce séminaire, des collègues de la presse d’État, de la presse privée, la radio Muhabura, la radio des Mille Collines ainsi que trois journalistes belges. Nous avons discuté pendant trois jours ". (352c) (...) " La section de coopération de l’ambassade de Belgique, qui avait organisé ce séminaire avec la collaboration du révérend père Theunis, avait jugé qu’il fallait inviter la radio Mille Collines étant donné que c’était une radio privée. L’ambassade entretenait pourtant de mauvaises relations avec cette radio, qui rendait mal ses messages et qui donnait systématiquement une mauvaise image de la coopération belge par rapport à la coopération française qu’elle magnifiait. Par la suite, la radio du FPR a également été invitée ; de la sorte, on faisait participer des extrémistes des deux camps. " (353c)

Le père Theunis a lui aussi rencontré M. Ferdinand Nahimana au cours du séminaire et il lui a déclaré que la déontologie de RTLM était inadmissible : " À ce moment, nous préparions le séminaire-débat organisé par l’ambassade de Belgique. C’est dans ce cadre que je suis allé trois fois à RTLM. Mon propos était de rencontrer Monsieur Ruggiu. Comme il n’était pas présent, les trois fois la première fois, comme je le comprends, car c’était à l’improviste, je n’avais pas prévenu de ma venue. Mais les deux autres fois, nous avions fixé des rendez-vous et je m’attendais à voir Monsieur Ruggiu. Or, il se fait que je ne l’ai pas rencontré mais que, par hasard, les deux fois, j’ai rencontré Monsieur Nahimana. Que voulez-vous que je lui dise, sinon lui parler du séminaire-débat organisé par l’ambassade de Belgique ? Et de faire peut être l’un ou l’autre commentaire sur RTLM. Ceux qui me connaissent savent que je n’ai pas peur de dire la vérité et que je trouvais que la qualité de cette radio, journalistiquement, était bonne mais déontologiquement était inadmissible. Je pense l’avoir dit à Monsieur Nahimana car je savais bien qu’il ne figure pas dans l’organigramme de RTLM qu’il y avait un rôle essentiel. " (354c)

L’ambassadeur Swinnen considérait que combattre RTLM était un facteur important de réussite des accords d’Arusha, étant donné que cette radio était opposée aux efforts de paix : " Nous étions conscients de ces liens et nous n’avons ménagé aucun effort pour encourager les hommes politiques à ne pas miner le processus de paix. Ces efforts s’adressaient aussi au FPR. " (355c)

Comme indiqué ci-dessus, mission sera donnée au diplomate Bruno Angelet d’écouter activement RTLM et de communiquer régulièrement ses conclusions à Bruxelles. (356c)

Comme on l’a déjà dit, le ministre Claes confirme qu’il dispose de plusieurs télex d’où il ressort que le ministre Delcroix, l’ambassadeur Swinnen et lui-même ont exposé le problème de RTLM au président et au ministre de l’Information. Selon M. Claes, la présidence a d’ailleurs réagi avec une certaine nervosité aux multiples interventions de la Belgique. (357c)

L’ancienne sénatrice Nelly Maes fournit l’appréciation suivante à propos des démarches diplomatiques qui ont été faites : " L’ambassadeur a confirmé le rôle joué par radio Mille Collines. Les tentatives entreprises en vue d’imposer le silence à cette radio ou de contrecarrer ses activités n’ont pas été suivies d’effets. " (358c)

Actions militaires

Les témoignages qui suivent révèlent que les militaires sur place, et le ministre de la Défense, M. Leo Delcroix, ont tenté, principalement par la voie diplomatique, de mettre fin aux communiqués négatifs de RTLM. Plusieurs témoins ont cependant déclaré que l’ONU disposait du matériel nécessaire pour brouiller activement les émissions de RTLM ou pour supprimer l’émetteur manu militari .

D’après le capitaine Claeys, officier de renseignements à la Force, la MINUAR n’a jamais envisagé de neutraliser RTLM : " Neen, maar kolonel Leroy ere wie ere toekomt heeft er wel geregeld op aangedrongen dat er door de UNO zo veel mogelijk vlugschriften zouden worden verspreid om duidelijk te maken dat wij daar kwamen doen en dat er, naar het voorbeeld van Somalië, een UNO-radiozender zou worden opgericht die op geregelde tijdstippen en op een door de regering ter beschikking gestelde frequentie, berichten zou uitzenden in het Kinyarwanda, het Frans en het Engels over wat de UNO kwam doen.

Ik heb ook geregeld naar de lokale radio geluisterd en naar de televisie gekeken, maar het probleem was dat er weinig uitzendingen in het Frans waren. Het grootste deel van de uitzendingen waren in het Kinyarwanda, dus voor ons niet te begrijpen. Wij konden alleen naar de uitzendingen in het Frans luisteren en die waren nooit zo sterk als deze in het Kinyarwanda, zoals later bleek.

We hebben het met tolken geprobeerd, maar zij waren ook niet altijd even betrouwbaar. In de UNO-staf waren verscheidene Rwandezen tewerkgesteld maar wij vermoedden dat zij tot verschillende partijen behoorden. We waren dus niet altijd zeker van hun eerlijkheid en overtuiging. " (359c)

Le lieutenant Nees (KIBAT I) a tenté, avec des moyens limités, d’écouter les émissions de RTLM pour recueillir des renseignements : " À KIBAT I et KIBAT II, quelques sous-officiers maîtrisaient le kinyarwanda. Ces personnes écoutaient sporadiquement RTLM. J’ai chargé mon informateur principal de prêter surtout attention à RTLM, mais nous n’avions ni suffisamment de personnes, ni suffisamment de moyens pour écouter en permanence. J’ai en tout cas demandé si cela pouvait être réglé. " (360c)

Le colonel Marchal était bien conscient du problème que posait RTLM puisqu’il avait mis en garde le général Dallaire dès le mois de décembre 1993 : " Selon l’interprétation de mes notes par l’auditorat général, il apparaît que j’ai exprimé des craintes dès le mois de décembre ". (361c) ... " J’ai également exprimé officiellement mes préoccupations au général Dallaire concernant les conséquences des émissions de Radio Mille Collines. " (362c)

Le colonel Marchal déclare que KIBAT II avait emmené son propre émetteur radio, mais ajoute que l’on n’a pas essayé de brouiller les émissions de RTLM à l’aide de celui-ci : " KIBAT II est arrivé avec une radio. Dans le but d’entretenir le moral des troupes, nous avons obtenu une fréquence, mais après un jour ou deux d’émission, nous avons enregistré une réclamation du ministre de l’Information. Nous avons donc changé la fréquence, mais cette radio n’avait pas pour but de brouiller RTLM. " (363c)

Le ministre Delcroix a aussi pris quelques initiatives diplomatiques comme l’organisation d’une entrevue personnelle avec M. Habyarimana et l’accomplissement d’une démarche auprès de l’ambassadeur du Rwanda en Belgique : " La Belgique était au courant de l’influence pernicieuse de RTLM et a fait diverses démarches contre cette station. Au cours d’un entretien personnel avec le président Habyarimana, je lui ai demandé d’user de sa propre influence et d’intervenir auprès de RTLM. À ce moment-là, je lui ai également demandé s’il était réellement actionnaire de RTLM. Il m’a répondu qu’il n’était pas lui-même actionnaire, mais que certaines personnes de son parti l’étaient. Il m’a toutefois promis de faire valoir son influence auprès de RTLM. Il est probable que l’ambassadeur n’a pas apprécié ma démarche. Cependant, les relations entre le président et l’ambassadeur n’étaient pas optimales. Selon le président, il penchait trop vers le FPR.

En ce qui concerne RTLM, nous avons également fait une démarche auprès de l’ambassadeur rwandais en Belgique. À la demande du chef de cabinet du ministre Claes, je me suis également associé à une réaction du ministre des Affaires étrangères. " (364c)

Pourtant, les témoignages suivants révèlent que les militaires avaient la possibilité de fournir une autre information à la population au moyen de leurs propres émetteurs, de brouiller avec ces équipements les émissions de RTLM, voire de neutraliser manu militari RTLM.

Le général-major Uytterhoeven a déclaré ce qui suit devant notre commission : " C’était (faire cesser les émissions de RTLM) difficile à réaliser dans le cadre où nous travaillions, c’est-à-dire l’ONU. Nous disposions cependant de nos propres émetteurs qui permettaient de diffuser d’autres informations à destination de la population. " (365c)

Le colonel Marchal compare la situation à celle de la Somalie, où l’on a brouillé des émissions, ce qui est donc techniquement possible : " L’ONU dispose d’ailleurs d’un matériel adéquat. Beaucoup de remarques à ce sujet ont été faites à tous les échelons. Mais le président répondait que l’on ne pouvait pas supprimer la liberté de la presse, etc. d’autant moins qu’il était lui-même critiqué par RTLM. Cette radio a donc continué à émettre. Pour moi, l’ONU était responsable. Les émissions de RTLM étaient contraires au protocole d’accord entre le Rwanda et l’ONU. D’autre part, nous ne disposions pas sur place de tous les moyens utilisables. Nous avons obtenu un temps d’antenne sur Radio Rwanda et je crois que l’utilisation de celui-ci pouvait avoir des effets positifs sur les événements. " (366c)

Était-il possible, du point de vue technique et militaire, de neutraliser, de saboter facilement RTLM ?

L’adjudant Boequelloen, responsable des transmissions de KIBAT II, est particulièrement formel à cet égard : " Radio Mille Collines était une radio FM. Il suffit de repérer sa puissance et de mettre à portée convenable une autre radio qui émet, sur la même puissance, un signal perturbé. On ne doit pas brouiller tout le temps, mais seulement au moment où des émissions spécifiques commencent à être émises. Ils sont alors dans les pires difficultés.

La distance d’émission d’une telle radio est directement proportionnelle à sa puissance d’émission. Si vous souhaitez brouiller, il faut voir de quelle puissance vous disposez ; il faut être plus puissant que l’autre. Si vous êtes beaucoup plus puissant, vous pouvez émettre bien plus loin. Si vous êtes de la même puissance, vous vous mettez entre cet autre et son interlocuteur.

On ne m’a pas transmis la puissance exacte. Je l’estime à 400 ou 500 watt. " (367c) Selon des données dont la commission dispose, KIBAT pouvait utiliser au maximum 100 watt pour brouiller les émissions de RTLM. Cela suffit pour brouiller un émetteur d’une puissance de 400 à 500 watts comme RTLM, à condition, du moins, que cet émetteur soit situé à l’endroit correct.

Le ministre Delcroix déclare qu’il a demandé au lieutenant-général Charlier de brouiller RTLM (368c).

La réplique du lieutenant-général Charlier à cette affirmation est on ne peut plus claire : " Le ministre Delcroix n’a pas suggéré de bombarder ou de détruire physiquement l’émetteur de RTLM. Après le 7 avril, il m’a demandé si nous avions la possibilité de faire taire cette station par des moyens électroniques. Je lui ai répondu que la compagnie avait été supprimée en 1981 et que nous ne disposions donc plus des moyens adéquats. 24 heures après que le FPR avait fait tomber l’antenne de RTLM, les émissions reprenaient. " (369c)

À première vue, cette déclaration du chef d’état-major Charlier semble contraire à la déclaration précitée de l’adjudant Boequelloen. La commission constate toutefois qu’il s’agit de deux principes totalement différents concernant le brouillage actif d’appareils d’émission. Le lieutenant-général Charlier renvoie à la compagnie spécialisée qui a existé jusqu’en 1981 au niveau du corps et qui était responsable du brouillage des radios de combat du Pacte de Varsovie durant la guerre froide. L’adjudant Boequelloen dit qu’un émetteur radio classique peut parfaitement être brouillé par un autre émetteur classique. La commission constate dès lors que ces deux déclarations sont, non pas contraires, mais complémentaires.

Cependant, il ressort des documents du SGR que la MINUAR transmettra le 8 avril 1994 au C Ops, à la demande du lieutenant-général Charlier (JS), les coordonnées de l’endroit où se trouve l’émetteur de RTLM : " Localisation de l’émetteur Mille Collines RTLM Rue du Commerce à Nyarugenge en Coord 0650.8490 ". (370c) Cependant, à ce moment-là, les dix Casques bleus belges ont déjà été assassinés et le génocide a déjà éclaté dans toute sa violence.

Enfin, la commission précise qu’un très grand nombre d’heures d’émission de RTLM ont été enregistrées. Ces enregistrements ont été conservés et sont disponibles à Kigali. Le gouvernement rwandais confirme qu’ils ont été mis à la disposition du Tribunal international d’Arusha.


Source : Sénat de Belgique