A) LE FOISONNEMENT DES REGLES

Le rapport remis par M. Guy Canivet, premier président de la cour de cassation, au garde des sceaux relatif à l’amélioration du contrôle extérieur des établissements pénitentiaires, fait le constat du foisonnement des règles applicables en prisons ; cette prolifération induit pour le personnel pénitentiaire, les surveillants ou les détenus, une méconnaissance du droit et, de façon plus générale, une ineffectivité du droit.

Il importe ici d’évoquer en premier lieu la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dispose, dans son article 9, que " Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour l’arrêter doit être sévèrement punie par la loi ".

L’article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 attribue de même au pouvoir législatif une compétence d’attribution en ce qui concerne " la détermination des crimes et délits, ainsi que les peines qui leur sont applicables, et la procédure pénale. "

Par ailleurs, comme dans d’autres domaines, la France est désormais tenue de se soumettre à des normes internationales : la Déclaration universelle des Nations Unies de 1948, le pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, la Convention européenne de Strasbourg de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants, les règles pénitentiaires européennes révisées en 1987, les Conventions de transfèrements de condamnés de nationalité étrangère, ainsi que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme que tout détenu peut saisir individuellement.

Les règles pénitentiaires européennes, qui ont fait l’objet d’une recommandation R 87-3 adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 12 février 1987, n’ont pas de caractère contraignant ; elles ne sont pas pour autant sans influence dans la mesure où elles peuvent en premier lieu servir de référence à un recours porté devant la Commission européenne des droits de l’homme ; de plus, s’agissant du principe du respect de la dignité humaine en détention, de l’intégration du détenu ou des conditions de vie en détention, ces règles exercent également une véritable pression sur l’administration pénitentiaire française.

Outre ces normes de source internationale, la prison est régie par l’ensemble du corpus législatif. La loi, quelle qu’elle soit, s’applique en prison sauf disposition contraire prévue par la loi ; il s’agit là d’une évidence qu’il semble pourtant nécessaire de rappeler. Il est vrai qu’un grand nombre de lois sont difficilement applicables dans les établissements pénitentiaires et la perception des contraintes liées à l’univers carcéral est souvent méconnue du législateur.

L’administration pénitentiaire a, de son côté, tendance à ne considérer comme applicables que les lois spécifiquement destinées à régir l’institution pénitentiaire ; celles-ci, par rapport aux décrets et circulaires, sont du reste fort peu nombreuses et n’ont pas toujours fait l’objet d’une codification dans le code de procédure pénale.

Des lois de portée plus générale sont totalement ignorées ; l’application de la loi régissant l’interdiction de fumer dans les établissements publics reste totalement inopérante ; plus récemment, la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations semble également connaître des difficultés d’interprétation. Cette loi comporte des implications très concrètes, telles que l’obligation faite à l’administration d’accuser réception ou le droit d’obtenir une procédure contradictoire, avec éventuellement le conseil de son choix en cas de décision individuelle défavorable. Elle oblige également l’administration à prévoir un accès simple au droit par une mise à disposition claire des textes.

Les travaux préparatoires sont pourtant éloquents quant à la volonté du législateur de voir la loi appliquée par toutes les autorités administratives et notamment les établissements pénitentiaires. L’administration pénitentiaire paraît en revanche considérer qu’une telle loi ne trouve à s’appliquer que lorsqu’aucune disposition antérieure ne prévoit des procédures analogues. La loi du 12 avril 2000 viendrait en quelque sorte compléter d’éventuelles lacunes dans la procédure administrative ; en aucun cas, elle ne pourrait se substituer à des procédures existantes.

Cette interprétation est révélatrice de la conception du droit en prison, qui privilégie les règles spécifiques, quel que soit leur niveau dans la hiérarchie des normes, décret, circulaire ou règlement intérieur sur l’application de la règle générale. Or comme on l’a dit, la règle spécifique de valeur législative est rare ; l’ensemble du droit de la prison est régi par des normes " d’une qualité discutable " pour reprendre l’expression du Président Canivet : décrets, circulaires, règlements intérieurs constituent un ensemble normatif dense et confus. La liste des circulaires applicables dans les établissements pénitentiaires transmise à la commission d’enquête constitue, à cet égard, un témoignage impressionnant de la complexité de l’ordonnancement juridique.

Il faut ajouter à cela l’existence dans chaque établissement d’un règlement intérieur ; ayant pour objet d’informer les détenus de leurs obligations et de leurs droits, et d’aider le personnel dans la mise en _uvre des règles applicables, le règlement intérieur est établi par le chef d’établissement en liaison avec le service pénitentiaire d’insertion et de probation pour tous les domaines relevant de la compétence de ce service. Il est communiqué au juge de l’application des peines pour avis puis transmis au directeur régional, avant d’être communiqué à la commission de surveillance.

Situé au bas de la pyramide de la hiérarchie des normes, le poids des us et coutumes apparaît très prégnant, même si les contours de ce corpus normatif sont extrêmement difficiles à cerner. Les traditions s’analyseraient plutôt sociologiquement comme une étude de rapports de force triangulaires entre détenus, surveillants et direction, constitués d’acquis obtenus par l’un ou l’autre de ces groupes sur lesquels il semble très difficile de revenir.

B) UNE HIERARCHIE DES NORMES NON RESPECTEE

Le foisonnement des normes applicables en prison serait acceptable s’il pouvait exister entre elles une véritable hiérarchie. Il s’avère au contraire qu’un nombre très important de contraintes, touchant à des libertés aussi essentielles que le droit à la vie privée ou le droit d’expression, sont régies par des dispositions réglementaires ou par la voie de circulaires. Il en est ainsi par exemple du contrôle des correspondances, de la réglementation de la fouille des détenus, de l’utilisation d’armes à feu ou de la mise en _uvre du droit de la défense dans les sanctions disciplinaires.

Il est pourtant absolument indispensable de recourir à une loi pénitentiaire pour régir des questions aussi essentielles que celles-ci. Deux raisons à cela : on ne peut imaginer qu’il y ait deux qualités de normes selon qu’il s’agit d’un citoyen libre ou d’un citoyen détenu. La garantie des droits est la même, le détenu n’étant privé que de sa liberté d’aller et venir. Il ne faut pas non plus laisser l’administration pénitentiaire régir seule de telles atteintes à la liberté ; un débat public s’impose, et c’est dans le débat que peuvent être discutées des limitations.

Certaines limitations pourraient s’avérer finalement non nécessaires. La question notamment de l’accès au téléphone pour les prévenus et les condamnés en maison d’arrêt mérite d’être posée. Ce n’est pas à l’administration pénitentiaire d’y répondre même s’il est indispensable qu’elle soit associée à la réflexion. Une conception gestionnaire des atteintes aux libertés est dangereuse ; on a trop longtemps laissé la gestion de la détention dans le règne de la circulaire et de la gestion administrative. Il est temps de substituer le débat politique à la technique.

C) DIVERSITE DES REGLES ET DIVERSITE DES REGIMES

Il serait hâtif de déduire de la surabondance des règles qu’il existe une rigidité, un cadre identique de gestion de tous les établissements. L’expérience prouve au contraire que le foisonnement des règles se traduit paradoxalement par une extrême diversité des régimes de gestion des établissements.

Les textes, notamment les circulaires, apparaissent souvent soit trop imprécis, soit trop restrictifs et, dans tous les cas, inadaptés aux spécificités de chaque établissement qui tiennent notamment à l’architecture, à la population pénale ou au poids des traditions. Chaque établissement a donc tendance à contourner les règles ou les interpréter. Il en résulte des régimes de détention extrêmement variables selon les établissements.

Les visites des établissements pénitentiaires ont ainsi fait apparaître que les règles différaient totalement dans des domaines qui touchent de près la vie quotidienne des détenus. Il en est ainsi des durées de parloir qui peuvent varier de une heure à une durée illimitée ; de la pratique des fouilles qui se font avant et après chaque parloir, certains établissements pratiquant la fouille par palpation avant le parloir et d’autres la fouille à corps ; de l’accès au téléphone qui peut se faire sans limitation de durée par le biais de carte téléphonique et sans surveillance ou qui peut au contraire être très réglementé avec des conversations enregistrées ; de l’ouverture du courrier qui peut présenter un caractère systématique ou être simplement ouvert par sondage.

Dans tous ces domaines, toutes les pratiques ont été rencontrées. Il est vrai que la diversité des règles est souvent présentée comme la capacité de l’administration pénitentiaire à s’adapter à des contraintes fortes, spécifiques à chaque établissement et inhérentes à la vie carcérale.

Il faut reconnaître, compte tenu de ce cadre contraignant, que l’édiction d’un règlement intérieur type se traduirait par une rigidité excessive. Cependant, s’agissant de questions aussi fondamentales pour le détenu, il serait préférable d’ouvrir une réflexion sur l’édiction d’un règlement intérieur type, non pas commun à tous les établissements, mais adapté à chaque régime de détention. Une réflexion sur le sujet a été amorcée puis interrompue à l’administration centrale ; elle est appelée de ses v_ux par la Commission nationale consultative des droits de l’homme et reprise dans les propositions de la commission présidée par M. Guy Canivet.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr