" C’est un grand mal sans doute que des condamnés inégalement coupables et de différents âges soient confondus dans la même prison ; mais ce mal ne devient-il pas affreux, lorsqu’on réunit ensemble les coupables condamnés, les prévenus qui peut-être sont innocents ... ? "
Alexis de Tocqueville

" Le détenu est sous l’oeil du gardien, le gardien sous l’oeil du directeur, la prison sous l’oeil du peuple. "
Jeremy Bentham, le Panoptique.

" L’enfer, c’est les autres ! "
Jean-Paul Sartre, Huis-clos

Mesdames, Messieurs,

A l’initiative des présidents de quatre de ses groupes, MM. Jean Arthuis, Josselin de Rohan, Henri de Raincourt et Guy-Pierre Cabanel, et de M. Robert Badinter, le Sénat a constitué le 10 février 2000 une commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France.

Cette commission d’enquête a été créée à la suite de la publication de l’ouvrage du docteur Véronique Vasseur, qui a suscité, en étant largement relayé par les médias, une émotion considérable et légitime dans l’opinion.

Elle tient à rappeler que le Sénat n’a pas attendu ces révélations, tirées du " livre de bord " tenu pendant sept ans par le médecin-chef de la maison d’arrêt de Paris-la Santé, pour attirer l’attention du pays et du gouvernement sur l’inhumanité des conditions de détention dans nos prisons.

L’intérêt du Sénat pour la réalité pénitentiaire ne date pas d’aujourd’hui : il remonte peut-être à l’époque révolutionnaire où le Palais du Luxembourg, déclaré bien national en 1791, devient prison dont on ne sort guère que pour l’échafaud, au souvenir des Pairs de la Restauration que les circonstances transforment en juges redoutables, ceux-ci n’hésitant pas à condamner Ney, pourtant l’un des leurs, voire aux imprécations du sénateur Victor Hugo stigmatisant la réalité pénitentiaire1(*).

Il faut aussi mentionner que des membres éminents du Sénat de la IIIe République -Victor Schoelcher, René Bérenger, devenu sénateur inamovible en 1875- ont joué à l’Assemblée à partir de 1872, un rôle considérable dans les travaux de la commission d’enquête créée à l’initiative du vicomte d’Haussonville chargée d’étudier et d’améliorer le régime des établissements pénitentiaires : on a trop oublié que le sénateur Bérenger a été l’un des pères de la loi de 1875 posant le principe de l’emprisonnement cellulaire dans les prisons départementales -hélas resté lettre morte- et des textes de 1885 instituant la libération conditionnelle et le sursis simple.

Comment ne pas non plus rappeler, pour l’époque récente, que l’un des initiateurs de la présente commission d’enquête a poursuivi et fait aboutir en 1981, en qualité de Garde des sceaux, son long combat contre la peine de mort et a contribué de manière décisive à l’humanisation des conditions de détention ?

Il convient aussi de souligner le rôle essentiel joué par le rapporteur de la commission d’enquête dans l’élaboration de la loi du 19 décembre 1997 prévoyant le placement sous surveillance électronique.

Plus récemment encore, le Sénat a pris l’initiative, dans le cadre de la loi renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, de modifier les critères d’octroi de la libération conditionnelle et de donner un caractère juridictionnel à toutes les décisions de libération conditionnelle.

Enfin, et de manière sans doute plus discrète, les rapporteurs budgétaires successifs des commissions permanentes et les missions d’information du Sénat relèvent depuis plusieurs années la parcimonie des moyens budgétaires octroyés à l’administration pénitentiaire, visitent régulièrement les prisons métropolitaines et ultramarines et dénoncent les conséquences de la surpopulation des maisons d’arrêt sur les conditions de détention, ainsi que l’insuffisance des contrôles exercés par les autorités administratives et judiciaires.

Bref, au-delà de l’actualité d’un court ouvrage de circonstance, qui a justement réveillé l’opinion publique, le Sénat avait quelque légitimité à enquêter sur le monde carcéral en approfondissant une réflexion engagée depuis longtemps.

Conformément à la mission qui lui a été assignée par le Sénat le 10 février 2000, la commission d’enquête a centré ses investigations sur les conditions de détention dans les maisons d’arrêt au regard de la présomption d’innocence, ainsi que sur l’étendue et l’effectivité des contrôles relevant des autorités judiciaires et administratives, laissant à l’Assemblée nationale le soin de mener une enquête parallèle très ambitieuse sur les quelque 187 établissements qui constituent le tissu serré de notre système pénitentiaire2(*).

Le champ de sa mission ayant été orienté tout particulièrement vers les conditions de détention dans les maisons d’arrêt, qui sont le plus souvent indignes de la patrie des droits de l’homme, la commission d’enquête a engagé ses travaux en s’efforçant d’appréhender la réalité d’un service public singulier qui exerce toujours un fort pouvoir sur l’imaginaire de ses visiteurs occasionnels, en se gardant toutefois de tout angélisme.

Elle tient en effet à rappeler que la plupart des détenus rencontrés lors de ses visites étaient emprisonnés à la suite d’actes criminels ou délictueux graves et pour avoir tué, violé, blessé, abusé, volé, fraudé, trafiqué...

Elle constate qu’aucun pays au monde n’a éliminé la prison de son dispositif répressif et que toutes les sociétés ont le droit et le devoir de se protéger des individus dangereux qui violent gravement leurs lois.

Avant de se pencher sur les conditions de vie des détenus, la commission souhaiterait ne pas oublier leurs victimes dont la douleur, ou celle de leurs ayants droit, est trop rapidement passée sous silence et souligner le rôle nécessaire et ingrat des personnels de l’administration pénitentiaire ; ces derniers ont la charge du fonctionnement d’un service public qu’ils assument avec abnégation et courage en étant condamnés à passer la totalité de leur vie professionnelle derrière les barreaux, le plus souvent plus longtemps que les criminels reclus à perpétuité dont ils assurent la surveillance.

En se gardant de tout parti pris, compte tenu du fait que la situation dans les prisons est la résultante d’une absence de politique d’envergure et de réformes chaotiques imposées aux gouvernements successifs par les circonstances -rythmées par les révoltes des détenus et les mouvements de personnels-, la commission a engagé des investigations approfondies dans un climat de consensus républicain qu’elle a prolongé tout au long de ses cinq mois de travaux.

Au terme d’un programme d’auditions aussi diversifié que possible, qui lui a permis d’entendre sous serment les principaux protagonistes, responsables et acteurs du monde pénitentiaire, et après avoir procédé à la visite de vingt-huit établissements -maisons d’arrêt, centres de détention, maisons centrales- la commission d’enquête a retiré quelques observations générales de son voyage au sein du monde pénitentiaire :

 des maisons d’arrêt surpeuplées : alors que les établissements pour peines -centres de détention et maisons centrales- respectent strictement leurs capacités d’accueil et appliquent le principe de l’encellulement individuel, les maisons d’arrêt sont tenues d’accueillir sans limites les prévenus que des juges d’instruction, mus par un réflexe carcéral, leur envoient en trop grand nombre, parfois au mépris des règles strictes de la détention provisoire et de la présomption d’innocence.

Utilisées sans vergogne comme variable d’ajustement du système pénitentiaire, les maisons d’arrêt sont ainsi confrontées à une surpopulation pénale gonflée par les condamnés à plus d’un an d’emprisonnement ou en attente de transfert dans un établissement pour peines ;

 des gens qui n’ont rien à y faire : quelque 35 % de la population carcérale est constituée de prévenus, c’est-à-dire de présumés innocents jusqu’à la date de leur jugement. Parmi ces derniers, 3 % seront innocentés après un non-lieu prononcé par le juge d’instruction, une relaxe du tribunal correctionnel ou un acquittement d’une cour d’assises, étant par ailleurs rappelé que bon nombre de prévenus sont condamnés, du fait sans doute d’une solidarité professionnelle entre magistrats, à une peine qui couvre exactement la durée de leur détention provisoire.

Les maisons d’arrêt accueillent en outre trop d’étrangers dont le seul tort est d’être en situation irrégulière, trop de toxicomanes seulement usagers, trop de malades mentaux qui désorganisent les conditions de détention, trop de mineurs et de jeunes majeurs ne séjournant que quelques mois en préventive, bref toute une population partageant une promiscuité qui fait le lit de la récidive et constitue une véritable école de perfectionnement de la délinquance ;

 une mutation radicale de la population pénale : alors que la population carcérale était et reste constituée de meurtriers, d’assassins, d’empoisonneurs, d’escrocs, d’auteurs d’homicides involontaires, de vols simples et qualifiés... autrefois dominée par l’aristocratie des braqueurs et du grand banditisme autour d’un caïdat structurant, la prison accueille désormais une population de détenus, prévenus et condamnés, constituée pour sa plus grande part de délinquants sexuels, de malades relevant de la psychiatrie et d’auteurs d’infractions à la législation sur les stupéfiants : les " pointeurs ", les malades mentaux et les toxicomanes représentent désormais, comme à l’étranger, les trois composantes essentielles de la population des prisons françaises ;

 vers la prison " cour des miracles " : le système pénitentiaire a considérablement diversifié son recrutement depuis une vingtaine d’années en s’élargissant à de nouvelles populations qui posent de redoutables problèmes de gestion et de coexistence à une administration pénitentiaire prisonnière de ses traditions :

· celle des mineurs, certes peu nombreux, mais dont les " incivilités ", la violence, l’absence de repères déconcertent et déstabilisent les personnels de surveillance les plus expérimentés : les " enfants-loups " des quartiers des mineurs, aussi bien dans les lugubres prisons lyonnaises surpeuplées que dans les petites maisons d’arrêt " familiales " du sud sont devenus la hantise de ceux qui les surveillent et de ceux qui tentent de leur faire acquérir quelques apprentissages de base en se pliant vaille que vaille à l’obligation scolaire ;

· celle des étrangers en situation irrégulière souvent illettrés et sans ressources qui croupissent sans raison dans nos maisons d’arrêt et qui aspirent en grand nombre à retourner dans leur pays d’origine ;

· celle des détenus âgés condamnés à de longues peines assorties de sûretés, notamment pour affaires de moeurs, qui posent désormais à l’administration pénitentiaire des problèmes relevant de la gériatrie ;

· celle des malades touchés par le diabète, le sida, les hépatites, la tuberculose, parfois en phase terminale et justifiant des traitements lourds, des handicapés physiques, des indigents, bref des exclus de notre société que la précarité conduit trop souvent à la délinquance, notre quart-monde échouant dans des prisons dont certaines sont dignes de celles du tiers-monde.

Au total, à la prison républicaine héritée des idéaux positivistes et des philanthropes de la fin du XIXè siècle, s’est substitué un système confus, où apparaissent la prison-asile, la prison-hospice et la prison-hôpital ;

 des droits de l’homme bafoués : du fait de la surpopulation, mais aussi d’une conception exagérément sécuritaire, et d’une religion de l’aveu, les atteintes aux droits de l’homme sont les plus criantes dans les maisons d’arrêt. Mis en condition par la garde à vue, le présumé innocent est en fait présumé coupable : les formalités de l’écrou, de la fouille à corps, de la remise du paquetage, de l’incarcération au quartier des entrants, de l’affectation dans une cellule le plus souvent collective, des extractions avec menottes et entraves constituent autant d’étapes qui le dépouillent un peu plus de sa dignité ;

 des maisons d’arrêt hors la loi : enfreignant la règle de l’encellulement individuel pourtant prévue explicitement par la vieille loi de 1875, y compris pour les mineurs, les maisons d’arrêt incarcèrent paradoxalement les présumés innocents dans des conditions de détention beaucoup plus rigoureuses que celles des condamnés (promiscuité, manque d’activités culturelles et sportives, de formation, de travail, interdiction de téléphoner, durée d’encellulement plus élevée...). Au mépris des textes, elles mélangent indistinctement les prévenus et les condamnés et, pour des raisons de gestion, n’hésitent pas à effectuer dans les quartiers les plus dégradés des regroupements ethniques qui appelleraient dans d’autres pays de justes protestations ;

 le règne de l’arbitraire carcéral : fondée à l’exception de quelques rares références législatives sur les dispositions réglementaires surabondantes du code de procédure pénale et sur une multitude de circulaires et de notes de service, l’application du droit pénitentiaire est largement arbitraire. La prison est régie par autant de règlements intérieurs que d’établissements et leurs dispositions sont appliquées le plus souvent à la discrétion des personnels de direction et de surveillance : selon les cas, on tolérera ou non les rapprochements sexuels dans les parloirs, on sanctionnera plus ou moins l’usage de drogue, on punira ou non le jet de détritus depuis les cellules, on utilisera selon une fréquence variable le quartier disciplinaire comme outil habituel de gestion de la population carcérale ;

 la loi du plus fort : l’administration pénitentiaire n’est souvent pas en mesure d’assurer la sécurité des personnes placées sous main de justice. A l’ancien caïdat d’autrefois ont succédé la constitution de bandes, notamment de jeunes majeurs dans les grandes maisons d’arrêt proches des cités difficiles, le racket, les trafics en tout genre, les agressions, physiques et sexuelles entre détenus : en prison, malheur aux vaincus, aux solitaires, aux faibles personnalités souvent instrumentalisées par les nouveaux caïds, aux " balances " et surtout aux " pointeurs " ! Ces derniers sont condamnés, du fait de l’ostracisme des autres détenus, à un regroupement dans des quartiers et ateliers spécifiques où ils subissent une double voire une triple peine, sous les yeux d’une administration parfois indifférente ;

 l’argent roi en prison : alors que la prison républicaine devrait au moins être tenue d’assurer le gîte, le couvert et l’entretien du linge à sa population, force est de constater que le monde pénitentiaire est dominé par l’inégalité. Le système baroque de la cantine, et la location obligée des téléviseurs, condamnent les indigents aux tâches obscures et sous rémunérées du service général et dans le meilleur des cas au travail répétitif en ateliers, voire en cellules, dans des conditions parfois dignes d’ateliers clandestins ;

 des contrôles inexistants ou inefficaces : alors que les maisons d’arrêt sont soumises en théorie à toute une série de contrôles, dans la réalité les inspections inspectent peu, les commissions de surveillance ne surveillent pas grand chose, les magistrats du parquet répugnent le plus souvent à se rendre en prison et ceux qui y envoient les prévenus n’y mettent que rarement les pieds ; le contrôle extérieur sur le monde clos des prisons apparaît donc singulièrement inefficace, comme en témoignent des dysfonctionnements récents particulièrement graves, couverts trop longtemps par la loi du silence.

Au total, la commission d’enquête a pu constater que les conditions de détention dans les maisons d’arrêt étaient souvent indignes d’un pays qui se targue de donner des leçons à l’extérieur dans le domaine des droits de l’homme et qui a été condamné à plusieurs reprises par les instances européennes justement sourcilleuses en ce domaine.

Ayant effectué des déplacements aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la commission considère que des conditions de détention décentes peuvent s’accommoder d’une nécessaire rigueur carcérale : il n’est que temps de donner à l’administration pénitentiaire les moyens d’un sursaut, celui-ci étant lié à une réflexion plus large sur le sens de la peine et le rôle de la prison.

Enfin, après s’être entretenue avec de nombreux détenus, la commission a pu observer que ceux-ci se plaignaient moins de leurs conditions de détention, pourtant peu enviables, que de l’ignorance de l’état d’avancement de leur dossier et surtout de la lenteur de son instruction : l’administration pénitentiaire, exagérément dépendante de la justice, n’est pas seule en cause dans les dysfonctionnements constatés.

Ce serait l’objet d’une autre commission d’enquête.


Source : Assemblée nationale. http://www.senat.fr