On trouvera en annexe le tableau des affaires traitées depuis la création de la Commission. Toutes ont donné lieu à l’émission d’un avis. Tous ces avis ont été publiés au Journal officiel de la République française.

Ces deux années d’activité constituent une période encore trop courte pour qu’il soit possible de procéder à des jugements définitifs. Néanmoins, l’expérience est suffisante pour qu’il soit permis de présenter quatre observations, relatives :

 au nombre d’affaires traitées par la Commission ;

 aux délais de saisine de la Commission ;

 à la motivation de la requête présentée par les juridictions ;

 à la relation faite par la presse des travaux et des avis de la Commission.

Le nombre d’affaires traitées

Les affaires soumises à la Commission sont en nombre relativement réduit, quoique, depuis quelque temps, le nombre de saisines ait tendance à augmenter progressivement (cf. annexe 1). Le " stock d’affaires " a été rapidement épuisé après que les magistrats en charge de leur instruction aient adressé une requête aux ministres concernés, qui ont eux-mêmes saisi sans retard la CCSDN dont les avis ont été remis dans les délais prescrits, soldant de la sorte l’arriéré.

Il apparaît ainsi qu’au-delà d’une poignée d’affaires très médiatiques (écoutes téléphoniques, affaires à caractère politico-financier) peu d’instructions en cours devant les juridictions françaises se heurtent au secret de la Défense nationale, contrairement à ce que pensaient certains observateurs.

Il reste que le dispositif n’est sans doute pas encore totalement connu, ni des justiciables et de leurs défenseurs, ni des magistrats, tant de l’ordre judiciaire que de l’ordre administratif.

Quelques dysfonctionnements en ont résulté, au total sans réelle gravité, que l’on peut énumérer ci-après :

1. saisine systématique, par la juridiction intéressée, du Premier ministre alors que les informations souhaitées émanaient (et le magistrat le savait) d’un ministère (Intérieur ou Défense). Dans ce cas là, le cabinet du Premier ministre a rapidement réorienté les requêtes vers le bon ministère sans renvoyer le courrier au juge ;

2. requête d’une juridiction, rédigée de façon extrêmement vague, ne se référant à aucune personne, période ou information classifiée précise. Une demande de ce type, relayée par un ministère auprès de la CCSDN a été rejetée par cette dernière, et aucune suite n’a été donnée par le magistrat qui n’a pas cherché à préciser sa demande en vue d’obtenir satisfaction ;

3. contresens sur la portée de la loi.

La Commission a été conduite à confirmer, sur simple consultation, la réponse faite à un magistrat par les services juridiques d’un département ministériel dans une affaire de divulgation d’informations classifiées.

L’État avait engagé des poursuites contre l’un de ses agents qui avait violé le secret de la Défense nationale. Le magistrat saisi de l’affaire souhaitait la communication des informations, objet de la compromission, après qu’elles aient été déclassifiées. Dans un tel cas de figure, la déclassification aurait semblé paradoxale et susceptible de créer un dangereux précédent. Le ministre a considéré que, la divulgation d’une partie du dossier constituant une faute grave et un risque pour les intérêts fondamentaux de la Nation, la déclassification de l’ensemble du dossier ne pouvait être envisagée.

Le respect des délais

La loi stipule que le ministre, saisi d’une demande d’un magistrat, adresse la demande d’avis à la CCSDN sans délai. Dès lors que la loi accorde à la Commission un délai de deux mois pour notifier son avis au ministre, on peut considérer que moins de deux mois devraient s’écouler entre l’instant où le ministre reçoit la requête et la date à laquelle il saisit la CCSDN. Or, ce délai est le plus souvent atteint, voire dépassé, sans que les recherches auxquelles l’autorité administrative a dû procéder pour communiquer à la CCSDN les pièces nécessaires puissent toujours le justifier.

A contrario, la Commission a relevé des saisines partielles ou prématurées résultant soit d’une insuffisance de précision de la demande du magistrat soit d’un empressement excessif de l’autorité administrative qui, saisie par un juge, répercute aussitôt la requête à la CCSDN en indiquant que les recherches des documents, par ses soins, ne sont pas achevées.

La Commission considère qu’elle est saisie (et que le délai de deux mois commence à courir) à dater du jour où elle est en possession de toutes les pièces sur lesquelles elle est amenée à se prononcer. D’une façon générale, les ministères apportent beaucoup d’attention à ce point et la Commission a pu constater qu’elle pouvait enquêter sans la moindre entrave, recevant de la part des services toute la coopération souhaitable. Elle n’a jamais eu le sentiment - et encore moins la preuve - que des dossiers aient été épurés ou dissimulés.

La Commission doit, en effet, pouvoir vérifier auprès de l’autorité administrative la pérennité de la saisine (cahiers d’enregistrement des pièces classifiées " confidentiel défense ", " secret défense ", " très secret défense "). Elle doit aussi pouvoir s’assurer du respect des exigences réglementaires sur ces points. Ce qui a été rappelé à propos des dispositions juridiques (" est classifié un document dont la forme répond exactement aux directives contenues dans la réglementation ou le secret défense ") implique que tout document non conforme à ces prescriptions ne relève normalement pas de la compétence de la CCSDN et que l’autorité administrative ne peut se prévaloir de la classification pour refuser de le communiquer, sans recourir à l’avis de la Commission, à la juridiction qui le demanderait.

Les échanges entre l’autorité administrative et la CCSDN, à l’exception des pièces classifiées elles-mêmes et, le cas échéant du relevé d’observations (cf. supra) ne sauraient en aucune manière être protégés par une quelconque classification. Une telle pratique, heureusement constatée exceptionnellement, est, en effet, totalement à proscrire. La Commission ne doit subir aucune pression de la part des ministères et les échanges de courriers de saisines doivent pouvoir donner lieu de la part de toutes les parties à un contrôle aisé, quant à leur sincérité et leur conformité à la demande reçue des juridictions, d’une part, et quant à leur rigoureuse correspondance avec le résultat des investigations conduites par la CCSDN, d’autre part.

La Commission a noté que ses avis étaient publiés au Journal officiel assez rapidement. Elle a constaté également que les médias étaient souvent informés, fort au préalable, du " sens de l’avis " émis.

La motivation de la requête présentée par les juridictions

La loi exige, en son article 4, que la demande du magistrat soit motivée.

Or, dans de nombreux cas, la CCSDN a regretté que les magistrats ne précisent pas davantage et mieux l’objet de leur demande.

Si l’on peut marquer un vif étonnement lorsque les requêtes comportent les références précises des pièces classifiées avec leur objet, cet étonnement se transforme en incompréhension lorsque ces mêmes informations apparaissent dans la presse alors que les documents en question ne sont pas encore déclassifiés. Il importe au contraire qu’en se fondant sur le réquisitoire qui a été adressé aux magistrats et sur les motifs de l’instruction, les demandes des magistrats soient aussi précises que possible : personnes concernées, périodes visées, infractions ou faits susceptibles de constituer des infractions clairement définies, etc.

C’est l’intérêt de l’instruction conduite par le magistrat. L’expérience montre, en effet, que la Commission a eu tendance à proposer une déclassification plus large lorsque les motifs de la demande présentée par le juge étaient explicites.

Quand l’évidence de la motivation s’impose, la CCSDN accepte de s’en satisfaire. Mais parfois le périmètre de l’instruction paraît sans rapport avec l’étendue de la requête des magistrats. La loi ayant institué l’autorité administrative comme passage obligé, tant au moment de la demande qu’au moment de l’émission de l’avis, entre la juridiction et la Commission, cette dernière est conduite à se tourner vers le ministre pour lui demander des précisions ou lui suggérer de demander au magistrat de préciser sa demande, voire de " motiver " sa requête. La Commission a malheureusement constaté que l’autorité administrative se contente toujours de la demande qu’elle reçoit, même quand la motivation est inexistante ou beaucoup trop vague, et qu’elle ne souhaite pas répercuter vers le juge les demandes complémentaires de la Commission.

La CCSDN déplore donc que l’autorité administrative se borne à un rôle de boîte aux lettres, vis-à-vis d’elle et des juridictions. Elle s’étonne aussi, que dans certains cas, au moins verbalement, l’argument invoqué par les juridictions ait été celui du secret de l’instruction, alors qu’une motivation précise lui aurait permis de bien cerner l’attente du magistrat. On peut au demeurant se demander si, s’adressant à la CCSDN, dont précisément les membres sont tenus au secret des affaires dont ils ont à connaître (cf. article 5 de la loi du 8 juillet 1998), cet argument est d’une réelle portée. Au minimum, l’annexion des réquisitions du parquet à la lettre adressée par le juge au ministre permettrait de mieux éclairer la Commission et, partant, de mieux répondre à l’attente légitime du service public de la justice.

Cette insuffisance de motivation de la part de certains magistrats constitue une gène considérable, voire une impossibilité pour la CCSDN de se prononcer en toute connaissance de cause et de pleinement remplir la mission que la loi (article 4 du 8 juillet 1998) lui assigne, à savoir définir le meilleur compromis entre les deux inconvénients que sont la déclassification d’informations sensibles dont la divulgation n’est jamais neutre, et l’entrave potentielle au bon fonctionnement de la justice, qui est, pour la Commission, une préoccupation constante.

Jusqu’à présent, la Commission s’est interdit d’entamer, de son initiative, un dialogue avec le juge au sujet de la motivation de sa requête. Si le magistrat souhaite prendre l’attache de la Commission pour préciser le périmètre de son instruction et éclairer celle-ci sur les informations qui lui paraissent indispensables à la manifestation de la vérité, il peut bien entendu le faire, car il conduit ses investigations comme il l’entend.

En revanche, la loi n’autorise pas la Commission à établir un contact avec la juridiction en charge de l’affaire ; on pourrait même soutenir que la loi l’interdit, dans la mesure où elle prévoit que la saisine du juge s’adresse à l’autorité administrative, et non pas directement à la Commission. Il est vrai qu’en sens inverse l’article 5 de la loi du 8 juillet 1998 précise que le président de la CCSDN, chargé d’instruire les affaires, conduit à cet effet " toutes investigations utiles ".

Finalement, c’est surtout le sentiment que la médiatisation de certaines affaires et les rapports parfois ambigus entretenus par quelques magistrats avec certains journalistes spécialisés rendaient cette démarche dangereuse qui a conduit le président de la CCSDN à s’abstenir de tels contacts.

La relation par la presse des travaux et avis de la Commission

Outre l’étonnement déjà relevé ci-dessus, face à la publication d’informations normalement couvertes par le secret de l’instruction, voire protégées par les règles du secret défense, la Commission note que certains organes de la presse écrite, et non des moins compétents, entretiennent dans l’esprit du public une confusion sur les pouvoirs réels de la Commission, titrant volontiers que la " Commission refuse de lever le secret défense " quand elle n’émet qu’un simple avis consultatif défavorable à une déclassification. Parfois l’ambiguïté va plus loin, quand il est écrit que la " Commission ne permet pas aux juges d’avancer dans leur enquête... ".

Or, riche de l’expérience acquise par ses différents membres au cours de leurs carrières administratives ou politiques, la Commission tire également avantage de la diversité de leurs origines et de leur totale liberté d’expression comme de leur réelle indépendance, tant à l’égard du pouvoir politique que de l’autorité hiérarchique qui régit normalement la fonction publique.

Grâce à l’indépendance d’esprit commune à tous ses membres, la Commission a très rapidement trouvé ses marques, et, au-delà des sensibilités propres à chacun, qui sont un atout pour un organisme qui non seulement doit faire preuve d’une impartialité totale, mais dont la légitimité doit être a priori indiscutable, il est apparu une convergence de vues et d’analyses qui semble, a posteriori, le garant de la sagesse des choix effectués.

Le fait que les ministres, aussi bien pour des affaires relevant de leur magistère, que pour celles antérieures à leur nomination, aient toujours choisi de suivre les avis de la Commission, confirme sans doute, toute modestie gardée, le sérieux et la modération des travaux de la CCSDN.

La loi énonce clairement que les avis de la Commission résultent d’un compromis entre les inconvénients et les avantages qui peuvent résulter du choix retenu - déclassification ou non déclassification - pour, d’une part, le bon fonctionnement du service public de la justice et, plus encore, l’intérêt du justiciable et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.

Cette mise en balance ne peut jamais être purement arithmétique. Elle implique pour la Commission une certaine marge de liberté, et pour chacun de ses membres la volonté d’indépendance la plus totale.


Source : Rapport 2001 de la CCSDN, http://www.premier-ministre.gouv.fr/