Sous la pression de l’opinion publique et d’ONG les multinationales, tous secteurs confondus, ont multiplié les codes de conduite, les labels sociaux et environnementaux. Ils sont pour la plupart auto-imposés, rédigés par les entreprises elles-mêmes et portent sur des normes sociales, environnementales voire sur le respect des droits de l’Homme. Ces déclarations de principes posent un problème de contrôle. Constituent-ils un réel progrès dans la prise en considération par les multinationales de normes éthiques universelles ou bien ne sont-ils qu’un rideau de fumée destiné à calmer et à rassurer l’opinion publique ? Ainsi pour M Aubin de la Messuzière, directeur d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères : "Les codes de conduite des compagnies anglo-saxonnes ne sont pas dénués d’une certaine hypocrisie. Ils répondent au souci d’image des compagnies américaines face aux ONG et au Congrès généralement vigilants sur le respect de certains principes."

Selon M. Martial Cozette, directeur du Centre français d’information des entreprises : "Certaines entreprises plus responsables que d’autres dans leur pratique, ont pris l’initiative d’établir des codes de conduite. Des distributeurs français ont prévu de s’associer avec leurs propres fournisseurs, les ONG et les autorités locales pour mettre en place des écoles dans des zones où des enfants travaillent. Il y a donc des possibilités offertes aux entreprises pour leur permettre de mieux orienter leurs opérations, comme des dialogues ou des coopérations avec les ONG et les syndicats, mais à condition que celles-ci ne soient pas une couverture ou un alibi pour les entreprises." Il a relevé "que les codes de conduite étaient plus le fait des compagnies anglo-saxonnes".

De même Mlle Anne-Christine Habbard, Secrétaire générale adjointe de la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH) a estimé que : "globalement, les entreprises pétrolières et minières sont les plus dangereuses pour les droits de l’Homme. Cependant, les entreprises canadiennes et américaines sont sensibles à la pression de l’opinion publique et ont donc élaboré des codes de conduite qui semblent plus stricts que ceux des entreprises françaises".

La mission a, quant à elle, constaté que la plupart des grands groupes pétroliers anglo-saxons se sont dotés de codes de conduite. Chacun des dirigeants des compagnies pétrolières que la mission a rencontrés s’est fait un plaisir de les remettre à la délégation et d’en exposer longuement les grandes lignes. Les groupes anglo-saxons sont plus avancés et plus ouverts en ce domaine que les compagnies pétrolières françaises probablement parce que la capacité de mobilisation de la société civile dans le Nord de l’Europe et aux Etats-Unis rend toute atteinte à leur image commercialement pénalisante.

A) DES CODES DE CONDUITE DISPARATES

Quand ils existent, les codes peuvent être de portée très diverse.

Ainsi, selon M. Michel de Fabiani, président directeur général de BP-France : "Le code de conduite BP a été diffusé à tout le personnel, aux contractants et aux partenaires de l’entreprise, discuté avec les équipes locales et certifié dans chaque pays. Il définit une éthique se fondant sur la Déclaration universelle des droits de l’Homme, prohibant la corruption, les fraudes, les fonds et les transactions secrets et encadrant strictement les frais de voyage et la pratique des cadeaux. Les règles d’hygiène, de sécurité et de protection de l’environnement sont un souci particulier."

"BP était favorable au code de conduite en instance d’adoption au Parlement européen sous une réserve : son attachement au contrôle interne. Les engagements de l’entreprise sont contrôlés par des audits au même titre et selon les mêmes procédures que le contrôle financier. Des rapports sont publiés régulièrement."

Il a cru nécessaire de préciser ensuite : "En revanche, il ne serait pas souhaitable de créer des superstructures extérieures de contrôle."

"BP applique la législation nationale des pays et son code de conduite va parfois au-delà de ces lois (principe de non-discrimination, représentation du personnel, formation, hygiène et sécurité). Les mêmes normes sont appliquées aux sous-traitants."

"S’agissant du code de conduite européen, il a rappelé que certaines décisions sont déjà prises au niveau européen ; par exemple, les spécifications des produits pétroliers. En revanche, les taxes sont encore nationales ; heureusement, l’idée d’une convergence fiscale progresse. Un code de conduite européen peut être utile à condition qu’il se borne à fixer quelques règles générales : des principes, un contrôle interne, une diffusion obligatoire."

M. Jean-Luc Randaxhe, président directeur général d’Esso-SAF a détaillé minutieusement "les valeurs-clé du groupe Exxon. Ces valeurs traitent de la transparence vis-à-vis des actionnaires et de la recherche d’une gestion optimale des ressources humaines et financières. Elles guident l’action d’Exxon pour qui "la fin ne justifie pas les moyens". Au-delà de l’aspect moral, Exxon reconnaît officiellement que le respect de ces valeurs est essentiel à la poursuite de ses intérêts....

"Ces règles sont résumées dans le "standard de la façon de conduire les affaires" mis à jour fréquemment, remis à toute personne embauchée dans le groupe. Le groupe dispose d’un corps d’auditeurs internes très actifs qui s’assurent du bon respect de ces règles et rendent compte à l’actionnaire principal, Exxon Company international. Chacune des activités fait l’objet d’un audit au moins une fois tous les trois ans. La durée d’un tel contrôle est de l’ordre de quatre mois et implique en moyenne quatre personnes. L’audit est extrêmement fouillé."

"Une brochure utilisée par Exxon rappelle les grands principes qu’Exxon applique à ses activités opérationnelles. Les incidents opérationnels font l’objet d’un suivi strict et sont rapportés au PDG de la filiale qui, dès qu’ils ont un certain niveau de gravité (arrêt de travail supérieur à une journée, y compris pour un sous-traitant) informe immédiatement Exxon international."

M. Hugues du Rouret, président directeur général du groupe Shell en France, a quant à lui expliqué que : "Dès sa création, Shell, de par sa tradition calviniste, disposait d’un code de conduite ; cependant, à la suite de la polémique sur la plate-forme Brent Spar, Shell a engagé une réflexion pour essayer de comprendre quelles devaient être les règles éthiques à suivre pour satisfaire les exigences de l’opinion publique internationale. Cette réflexion a débouché sur l’adoption de 9 principes généraux sur lesquels repose désormais la conduite des activités de Shell. Chaque responsable de pays s’engage à faire respecter ces principes, qui ont été publiés dans une brochure mise à la disposition du public. Son application fait l’objet d’un suivi régulier à l’intérieur de la société. Tout doute sur une activité entraîne un audit."

Il a souligné que :"C’est au nom de ces principes que 23 membres du personnel de Shell ont été renvoyés en 1998, après avoir été pris en flagrant délit de corruption, passive ou active. Durant la même période, 95 contrats ont été résiliés parce que les fournisseurs ne satisfaisaient pas aux exigences énoncées dans ces principes de conduite."

"Le groupe Shell a publié pour la première fois en 1998, sous le titre "Profits et principes : y a-t-il vraiment un choix ?", un rapport destiné à comparer les résultats du groupe vis-à-vis de ces principes de conduite. Un rapport similaire sera publié chaque année."

"Toutes ces actions imposent à chaque homme et chaque femme de Shell l’application d’un code éthique dont chacun d’eux est le gardien car le groupe a la volonté de s’assurer du respect des droits de l’Homme dans les pays où il opère."

M. Thierry Desmarest, président directeur général de TotalFina a souligné que : "Le Groupe Total respectait des valeurs et des principes de comportement, c’est un Groupe industriel responsable qui contribue au développement des pays où il opère, mais qui s’interdit d’intervenir dans la vie politique. Il respecte les lois qui lui sont applicables et s’impose des exigences particulièrement élevées en matière de droits des personnes, de sécurité et d’environnement."

"Dans la conduite de ses opérations, Total adhère aux exigences les plus élevées en matière de respect des personnes, de sécurité et de protection de l’environnement de la même manière dans tous les pays qu’ils soient industrialisés ou en développement. Sa démarche est définie dans sa "Charte Sécurité-Environnement", que toutes les unités et filiales sont tenues de mettre en œuvre. Total veille à assurer à tous les personnels qu’il emploie des conditions de recrutement, de travail et de protection sanitaire respectant l’équité et les droits fondamentaux des personnes. Il vise à favoriser, à travers le monde, la promotion professionnelle de ses collaborateurs. Il attend de leur part le plus haut niveau d’intégrité personnelle."

"Aucune priorité économique ne s’exerce au détriment de la sécurité dans le travail ou du respect de l’environnement. Chacun, à tout niveau, doit être conscient de sa responsabilité personnelle à l’égard de la sécurité et de l’environnement et doit en permanence être attentif aux risques d’accident ou de pollution liés à son activité. Les critères de sécurité et d’environnement sont examinés en priorité dans les décisions concernant tout projet de développement et tout lancement de nouveau produit."

"Vis-à-vis des pouvoirs publics et des collectivités locales, le Groupe adopte pour sa politique d’environnement une attitude constructive de dialogue. Au delà des objectifs globaux de préservation du milieu naturel, le Groupe s’engage à respecter la sécurité et la qualité de la vie des populations riveraines de ses installations par la défense de normes de sécurité et d’environnement."

M. Philippe Jaffré a affirmé que : "Depuis 1995, Elf dispose d’un code de conduite qui se réfère à la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Il n’a pas été publié jusqu’à présent car Elf ne pratique pas autant l’affichage que les Anglo-Saxons. Néanmoins, ce code sera publié dans le prochain rapport annuel."

Le manque d’enthousiasme évident de M. Jaffré à communiquer avec la mission qu’il prit pour un tribunal, lui fit omettre que pour la première fois en 1998 Elf avait publié son premier rapport environnemental annuel qui montrait les efforts du groupe pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

B) UNE VALEUR JURIDIQUE RELATIVE

La valeur juridique de ces codes est discutée et l’absence de possibilité de contrôle externe de l’application de ces codes en limite singulièrement la portée. Comme le soulignait M. Martial Cozette : "Le contrôle de l’application des codes de conduite est difficile à mettre en œuvre. Doit-il être étatique, supra-étatique ou venir d’organismes dont c’est le métier ? Il faut en outre travailler sur "l’éthique de l’étiquette" pour faire émerger des codes de conduite et des dispositifs de contrôle indépendants de la mise en œuvre de ces codes de conduite. C’est une opération complexe car les codes doivent être parfaitement définis. Il est nécessaire d’unifier les codes entre les entreprises d’un même secteur d’activité."

C) L’ABSENCE DE CONTROLE INDEPENDANT

Dans un document élaboré pour le Tribunal des peuples et remis à la mission, Mme Anne Peeters explique que si le non-respect des principes érigés dans ces codes n’est pas sanctionnable en droit, celui-ci ne considère pas que le caractère juridiquement "sanctionnable" d’un document soit la condition nécessaire et suffisante de son fondement en droit.

Elle précise cependant que "l’intérêt pour les codes de conduite sociaux occulte parfois un élément plus inquiétant : celui du développement d’une sorte "d’éthique privée" des droits des travailleurs, alors qu’il existe d’ores et déjà des instruments qui semblent, face à la mondialisation, avoir perdu en efficacité : à savoir le Bureau international du Travail et les conventions de base de l’OIT en matière sociale. Cette dérive là est notamment le fruit d’un affaiblissement des Etats devant une série d’instances internationales et devant un secteur privé rendu plus puissant par une parfaite articulation de ses intérêts, de sa logique et de sa pratique. Face à une telle évolution, force est de constater que les acteurs de la société civile, tournés vers une éthique sociale et environnementale, ont une place à prendre."

Le 15 janvier 1999, le Parlement européen a voté une résolution sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement. Cette résolution prévoit la mise en place d’un code de conduite européen, sorte de label social applicable aux entreprises européennes. Constatant que sur les cent premières multinationales, 42 sont européennes et seulement 35 sont nord-américaines et que l’Union européenne est le premier donneur d’ordre à l’échelle mondiale, le Rapporteur de la Commission du développement et de la coopération du Parlement Européen, M. Richard Howitt a estimé que l’Union européenne doit jouer un rôle plus actif dans l’élaboration de normes de conduite à l’intention des entreprises. Il préconise l’élaboration sur la base de normes internationales d’un code de conduite européen modèle contribuant à uniformiser les codes de conduite existant, la mise en place d’un observatoire européen fréquemment exigé par les ONG du Sud comme du Nord, disposant d’un système de surveillance avec possibilité de porter plainte sur la base des actuelles conventions, déclarations et normes internationales.

La résolution précitée du 15 janvier 1999 reprend largement ces principes. Elle préconise la création d’un label social européen et surtout la mise en place d’un organe de surveillance et de contrôle indépendant chargé de promouvoir un dialogue sur les normes respectées par les entreprises européennes et l’identification des meilleures pratiques et de connaître les plaintes introduites, concernant le comportement des entreprises, par des représentants de communautés et/ou des travailleurs et le secteur privé du pays d’accueil, par des ONG ou des organisations de consommateurs, par des victimes individuelles ou par toute autre personne ou instance.

Cette démarche est appuyée par les ONG, M. Francis Perrin a d’ailleurs observé au nom d’Amnesty International que "Le contrôle des engagements des compagnies devrait être indépendant des directions des entreprises. La formule retenue par Shell est intéressante, mais on pourrait concevoir que les compagnies fassent appel à des ONG. Les sociétés devraient aussi informer et former leur personnel et user de leur influence en faveur des droits de l’Homme même si leur marge de manœuvre est limitée. Dans cet esprit, elles auraient intérêt à collaborer avec les ONG."

Cette initiative qui se heurte à l’hostilité des grands groupes pétroliers, opposés à tout contrôle externe de l’application de leur code, est fort intéressante. Elle a le mérite de conférer une valeur juridique aux codes de conduite dont se dotent les entreprises multinationales, d’accroître la transparence de leur pratique. Seul un contrôle externe et un observatoire impartial de l’application des normes éthiques dont se dotent les compagnies pétrolières sera réellement efficace. Malgré leurs réticences les compagnies pétrolières y ont un intérêt. L’existence d’un tel contrôle devrait être pour elles un argument de poids face aux dérives d’Etats producteurs peu sensibles au respect de la légalité internationale.

Il reste que les normes éthiques internationales sont longtemps restées sans effet sur les grands groupes multinationaux quel que soit leur secteur d’activité. Seuls la pression, les menaces et surtout les appels au boycott émanant non des Etats mais du secteur non étatique allant du simple citoyen aux grandes ONG les ont fait réagir. Des engagements formels et un contrôle externe de leur respect ont ainsi été obtenus des multinationales opérant dans les secteurs textile, alimentaire et du jouet. Sous la pression de leurs actionnaires et de leurs clients, certaines sociétés multinationales ont adopté le principe d’un audit indépendant de l’application de leur code de conduite dans les pays en voie de développement. Des appels au boycott, voire la simple dénonciation de leur pratique ont fait chuter leurs ventes.

Les règles de l’OIT, notamment pour ce qui concerne le travail des enfants, ont été renforcées. L’établissement d’une "éthique de l’étiquette" doit plus aux travaux des ONG et à la pression des consommateurs qu’à la volonté des Etats. Les grands groupes pétroliers mondiaux suivent ce mouvement en ordre dispersé, contraints par l’émergence de ces nouveaux acteurs sur la scène internationale que sont les ONG comme le souligne la remarque de M. Francis Perrin : "Les instances politiques ont un faible pouvoir de contrôle direct sur les compagnies. Amnesty, qui a un statut d’observateur auprès de plusieurs organisations internationales, s’efforce de faire progresser le droit international. L’appel à l’opinion publique est souvent l’arme la plus efficace."


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr