La Commission a examiné le présent rapport d’information au cours de sa réunion du mercredi 13 octobre 1999.

Mme Marie-Hélène Aubert a fait part à la Commission des excuses de M. Roland Blum, co-rapporteur, qui s’associe aux conclusions de la mission d’information.

Evoquant les origines de la mission, elle a rappelé l’impossibilité juridique de créer une commission d’enquête sur l’action d’Elf Aquitaine et les critiques formulées par MM. Pierre Sané, secrétaire général d’Amnesty International, Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, et Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch, à l’égard des compagnies pétrolières lors de leur audition devant la Commission.

La mission d’information a entendu une cinquantaine de personnalités, les dirigeants des grands groupes pétroliers (Exxon-Mobil, BP-Amoco, Shell, Elf Aquitaine et TotalFina), des experts, des hauts fonctionnaires et des ONG. Elle a effectué trois missions : la première en février 1999 au Cameroun et au Tchad pour comprendre les enjeux du projet d’oléoduc qu’un consortium composé d’Exxon-Mobil, de Shell et de Elf-Aquitaine, s’apprête à réaliser s’il obtient le financement de la Banque mondiale ; la deuxième en mars 1999, pour analyser l’impact de la construction du gazoduc de Yadana et de la présence des compagnies Total et Unocal en Birmanie ; la troisième en juin 1999 aux Etats-Unis pour rencontrer les dirigeants des grandes compagnies américaines (Exxon-Mobil, Texaco, BP-Amoco), les ONG (Human Rights Watch, Transparency international, etc.) et des hauts fonctionnaires du Département d’Etat et de la Banque mondiale.

Matière stratégique pour les pays développés, le pétrole jaillit le plus souvent dans des zones instables politiquement et économiquement sans grande capacité institutionnelle ni Etat de droit. Face à des Etats producteurs peu développés, l’action des grands groupes pétroliers dont le gigantisme s’est accru par le processus de fusion a un impact très important.

La mission s’est demandé en quoi les compagnies pétrolières influaient sur la politique étrangère des Etats et quels étaient les effets de leur activité. Elle a constaté que les compagnies pétrolières respectaient les normes internationales de manière aléatoire car leurs Etats d’origine les y encourageaient peu. Le respect par les compagnies pétrolières des conventions sur les droits de l’Homme, des normes internationales du travail, des conventions antipollution fait l’objet d’un suivi limité par les Etats qui les ont ratifiées. En revanche sous la pression des ONG, les compagnies pétrolières anglo-saxonnes ont fini par réagir en se dotant de codes de conduite faisant référence aux droits de l’Homme et à des normes sociales et environnementales. La valeur juridique de ces codes n’est toutefois pas établie.

Ce n’est qu’après avoir subi un boycott en raison de sa volonté d’immerger une plate-forme pétrolière en Mer du Nord et avoir été violemment mise en cause pour son rôle au Nigeria que Shell s’est dotée d’un code de conduite. Il en va de même de BP-Amoco dont les liens avec les forces de sécurité en Colombie ont été dénoncés. Cette question se pose également pour Total et Unocal en Birmanie. Quand les forces de sécurité ou l’armée, qui protègent les zones d’implantation des compagnies pétrolières, sont violentes et brutales, les groupes pétroliers qui bénéficient de leur protection risquent d’être accusés de complicité.

Dans le monde anglo-saxon, les ONG et la société civile jouent un rôle important, aussi les multinationales pétrolières ont-elles, plus tôt qu’en France, été confrontées à leurs critiques. Face à certaines de ces évolutions, la France accuse en ce domaine un retard lié à l’Histoire et notamment aux origines d’Elf. La nécessité d’assurer l’indépendance énergétique de la France a conduit l’Etat à défendre les intérêts économiques des compagnies pétrolières sans se soucier outre mesure de la situation politique des Etats producteurs et du sort des populations concernées par la présence du pétrole sur leur territoire. Le nombre de hauts fonctionnaires "pantouflant" dans les compagnies pétrolières pose problème à cet égard.

Ainsi, la mission a estimé opaque la façon dont les autorités françaises ont décidé d’accorder la garantie de la Coface à l’investissement de Total en Birmanie. Il en est de même de leur appui à l’entrée d’Elf dans le Consortium exploitant le pétrole au Tchad. Le rôle réel ou supposé d’Elf dans la guerre civile au Congo reste également peu clair. La mission n’a pu déterminer clairement quels avaient été les processus de décision, n’ayant pu obtenir des télégrammes diplomatiques à ce sujet. Rappelant que les compagnies Total et Unocal avaient été accusées de complicité de travail forcé en Birmanie lors de la construction du gazoduc de Yadana, Mme Marie-Hélène Aubert a indiqué que la mission estimait inopportun l’investissement de Total dans un tel pays.

M. Pierre Brana a tout d’abord précisé que la mission d’information n’avait pas autorité pour procéder à des investigations financières. Or, seules celles-ci permettraient de cerner les affaires internationales d’une compagnie. La mission a délibérément choisi de s’intéresser à deux sujets : la construction du gazoduc de Yadana en Birmanie et le projet d’oléoduc entre le Tchad et le Cameroun que la Banque mondiale pourrait financer à hauteur de 3 %.

La mission, pour raison juridique, n’a volontairement pas mené d’investigations sur les affaires Elf bien que les personnalités entendues y aient fait allusion. Elles ont souvent constaté, comme M. Jean-François Bayart, directeur du Centre d’études des relations internationales (CERI), que la privatisation d’Elf Aquitaine avait changé la donne, accroissant le rôle des fonds de pension américains, alors que celui des réseaux africains tendait à diminuer.

Le projet de fusion TotalFina Elf accentuera sans doute cette tendance. La future compagnie restera cependant de culture française à ce titre, elle demeurera un des vecteurs de l’image de la France à l’étranger. Sa taille et sa visibilité seront telles qu’elle sera plus vulnérable aux mouvements d’opinion et des ONG.

Evoquant les rapports paradoxaux entre les compagnies pétrolières et le développement durable, M. Pierre Brana a observé que la mission avait entendu les discours les plus contradictoires sur le rôle du pétrole dans le développement. Essentiel au développement pour certains, comme M. Jean-Claude Milleron, administrateur français à la Banque mondiale et au FMI, il constitue un frein au développement pour d’autres, tel M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération pour la République de l’Assemblée nationale du Tchad, pour qui le pétrole génère "la guerre et le sang en Afrique (Angola, Congo, Kinshasa, Congo-Brazzaville, Nigeria, Soudan). Le pétrole du Gabon, pas plus que celui de l’Angola, du Congo et du Cameroun n’a profité aux populations de ces pays".

La mission a constaté que les guerres civiles en Angola et au Congo-Brazzaville ont été financées par la rente pétrolière. Ni en Angola, ni au Congo-Brazzaville la manne pétrolière n’a été vecteur de développement, bien au contraire les flux financiers générés par le pétrole ont permis l’achat d’armes et l’enrichissement d’une minorité proche du pouvoir. Loin d’avoir progressé, ces pays ont été détruits et sont endettés. Au Nigeria comme en Colombie, le pétrole est facteur d’insécurité, les installations pétrolières sont devenues l’enjeu de bras de fer entre des populations lasses d’être dépossédées et spoliées, les forces de sécurité et les compagnies pétrolières. La situation très tendue dans le delta du Niger est à l’origine de la catastrophe de Wari.

La rente pétrolière rend l’exercice du pouvoir très attractif, son existence n’est pas un facteur d’alternance démocratique, d’autant qu’une pente naturelle pousse les grands groupes pétroliers à souhaiter le maintien des régimes en place. Dans deux Etats africains, le Gabon et le Cameroun, des régimes peu démocratiques et corrompus se sont maintenus au pouvoir en partie grâce à la rente pétrolière. Dans le Golfe Persique, en Mer Caspienne et en Russie des conflits d’intérêts liés à la présence de pétrole ont généré des guerres entre Etats, (guerre du Golfe et instabilité dans la zone Caspienne, dont M. Alexandre Adler a explicité clairement les enjeux lors de son audition).

La mission s’est intéressée au projet d’oléoduc Tchad-Cameroun qui devrait être financé à hauteur de 3 % par la Banque mondiale, et qui a provoqué une controverse entre les ONG internationales et locales et la Banque mondiale en raison de la situation politique au Tchad et au Cameroun. La mission ne pourrait être favorable à la réalisation de ce projet avec un financement de la Banque mondiale que si les règles que celle-ci a édictées quant à la gestion de la rente pétrolière étaient respectées à la lettre par ces deux pays. Si des atteintes aux droits de l’Homme et à l’environnement en liaison avec l’exploitation pétrolière, voire des détournements des revenus pétroliers, se produisaient, la mission juge qu’il appartiendrait alors aux institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale, de réagir en bloquant crédits et aides.

La mission s’est demandé si le développement durable et l’exploitation pétrolière étaient conciliables, en constatant que certains pays producteurs d’hydrocarbures manquaient paradoxalement d’énergie. Le recours à la diversification et aux énergies alternatives et renouvelables pourrait constituer une solution d’avenir pour les pays sous-développés comme pour les pays développés qui doivent anticiper la diminution des réserves pétrolières. Les compagnies pétrolières ont donc intérêt à investir dans les énergies alternatives et renouvelables, car elles permettent de lutter contre l’effet de serre.

Au terme de son étude, la mission souhaite formuler quelques propositions. Elle suggère que soit encouragé le dialogue entre multinationales et associations de défense des droit de l’Homme et de l’environnement et préconise la création d’un observatoire de l’application des normes sociales et environnementales par les entreprises, la création d’un Bureau des droits de l’Homme au ministère des Affaires étrangères qui serait chargé d’informer les entreprises qui le désirent sur ces questions éthiques en assurant la liaison avec les ONG. La mission préconise d’étendre le droit d’agir des associations de défense des droits de l’Homme et de l’environnement pour leur ouvrir plus largement l’accès aux juridictions pénales.

Au niveau européen, la création d’un label social européen et d’un observatoire chargé de sa mise en œuvre, comme le préconise le Parlement européen dans sa résolution du 15 janvier 1999 sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement, devrait être soutenue par la France.

Sur le plan international, la France pourrait œuvrer à la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales, principe qu’elle a d’ailleurs défendu sans être entendue lors de la Conférence de Rome qui a abouti au statut de la Cour Pénale internationale.

La France pourrait exiger des institutions financières internationales et notamment de la Banque mondiale, qu’elles appliquent des critères rigoureux à l’octroi de financements de projets pétroliers. Les revenus qui en résultent doivent être budgétisés et strictement utilisés au bénéfice du développement et de la lutte contre la pauvreté.

Le Président Jack Lang a félicité les Rapporteurs pour le travail considérable entrepris dont le principal mérite était d’inviter à un débat public.

Reconnaissant que le travail avait été fait avec passion, M. Jacques Myard a souligné que, pour qualifier ce rapport, il hésitait entre "l’angélisme enfant de chœur" et le "gauchisme primaire". C’est l’enjeu du pouvoir au niveau mondial qui est au cœur du sujet. Le grand défi des pays industrialisés a toujours été la sécurité des approvisionnements. Comme le monde est inégal, certains dysfonctionnements sont apparus qui peuvent heurter notre éthique s’agissant de la dignité humaine et de la non-ingérence. Mais c’est là toute la réalité du monde. Il a fait référence aux propos des rapporteurs qui dénoncent les va-et-vient des hauts fonctionnaires entre l’appareil d’Etat et la haute industrie. Mais c’est la règle partout ailleurs ; le pétrole est une question centrale pour les économies européenne et américaine, même si aujourd’hui, du fait de ce que l’on sait des réserves, le problème pétrolier est moins central. Il a conclu en soulignant que les pétroliers ne sont pas le bras séculier des Etats mais celui des sociétés occidentales.

M. Hervé de Charette a précisé que l’accord de M. Roland Blum sur le rapport ne devait pas laisser à penser qu’il était consensuel et a fait part de trois points qui le préoccupent. Il a tout d’abord déclaré ne pas souscrire à la vision unilatérale et non objective de la réalité contenue dans ce rapport. Il n’y a pas d’un côté les bons qui seraient les ONG et les populations locales, et de l’autre les mauvais qui seraient les pétroliers et les gouvernements des pays producteurs. Il a ensuite regretté une méconnaissance des grands intérêts stratégiques qui dans le monde conditionnent notre puissance économique et politique et auxquels on ne peut rester indifférent. Enfin, il a déploré que ce rapport débouchât sur une vision globalement négative pour les intérêts français. La question de la présence française en Birmanie et celle de l’oléoduc Tchad-Cameroun en font partie. La France a raison d’être présente en Birmanie même si tout n’y est pas parfait car le poids de nos intérêts est considérable d’autant que la compétition avec les Etats-Unis est sévère et que ceux-ci utilisent la morale au service de leurs intérêts. Même si certaines propositions faites par la mission peuvent recueillir un accord général, il n’en est pas de même pour la tonalité d’ensemble du rapport.

M. François Loncle a reconnu qu’un travail indispensable avait été accompli mais qu’en ne tenant pas suffisamment compte de ce que font les entreprises étrangères, américaines notamment, l’on pouvait pénaliser les sociétés françaises et donc les intérêts de la France. Il a suggéré d’adopter une position médiane. En outre, il a souhaité obtenir des informations sur la façon dont s’était déroulée l’audition de M. Philippe Jaffré.

Le Président Jack Lang a souligné l’importance des intérêts nationaux et a, à ce propos, indiqué que l’Australie négocie sur le pétrole avec des représentants du Timor oriental.

Mme Marie-Hélène Aubert a répondu que le temps imparti à la présentation du rapport n’avait pas permis d’en faire un exposé détaillé. Cependant, il est équilibré et concerne tout autant les compagnies pétrolières françaises qu’étrangères. A cet égard, elle a souligné que l’opérateur principal du projet de construction de l’oléoduc Tchad-Cameroun était Exxon-Mobil, une compagnie américaine.

Elle a critiqué le défaitisme trop absolu qui sous-tendait certaines remarques. La mission a procédé à l’analyse d’un état des lieux pour proposer des solutions susceptibles d’améliorer la situation comme le font ailleurs les parlementaires.

M. Pierre Brana a estimé que la France, comme les autres pays, avait intérêt à diversifier ses sources d’approvisionnement énergétique pour être indépendante en utilisant toutes les énergies (nucléaire, hydrocarbures, hydraulique, solaire, etc.)

S’agissant du "pantouflage", il a convenu que ce phénomène n’était pas propre à la France mais a estimé normal que des parlementaires en soulignent les risques et proposent de le limiter.

Il a lui aussi souligné le fait que la moitié du rapport était consacré aux compagnies pétrolières étrangères.

Quant à l’audition de M. Philippe Jaffré, elle s’est déroulée de manière courtoise, sans plus.

M. Georges Hage a souhaité émettre une critique qu’il a qualifiée de marxiste au sens où les intérêts des grandes entreprises sont identifiés aux intérêts nationaux.

Puis, en application de l’article 145 du Règlement la Commission a décidé la publication du présent rapport d’information.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr