Dans son rapport, qualifié de préliminaire, la commission d’enquête avait déclaré qu’elle reprendra ses investigations " lorsque la peur aura disparu et les langues [se seront] déliées ". Ces conditions ne sont pas réunies. Les troubles continuent, parfois s’étendent, et rien ne laisse prévoir l’apaisement dans un délai raisonnable d’une situation politique encore bloquée.

Les témoins qui avaient déclaré leur intention de déposer ne se sont plus manifestés et la publication du rapport n’a pas aidé à détendre l’atmosphère. Les quelques personnes entendues [depuis le premier rapport, NDLR] n’ont pas apporté d’éléments déterminants. Les silences, les sous-entendus, les demi-mots et les demi-phrases entendus çà et là ne sont pas de nature à permettre une conclusion incontestable.

Le rapport préliminaire n’a soulevé aucune contestation des faits révélés ni des conclusions de la commission, même s’il a laissé quelque amertume chez les uns et les autres. Cela donne toute sa force au contenu du rapport que les membres de la commission estiment avoir rédigé en leur âme et conscience.

La commission considère qu’elle a grandement aidé à la révélation des " faits graves et sans appels " qui ont permis l’identification des responsables, tel que précisé dans le communiqué de la présidence de la République du 23 septembre 2001. C’est l’interprétation qui a été retenue par la Commission. Il n’y dès lors rien de fondamental à ajouter.

La commission estime néanmoins devoir attirer l’attention sur un certain nombre de points.

1-Les textes sur l’état d’urgence sont d’une illisibilité incertaine

Le décret présidentiel n° 92/44 du 9 février 1992 portant instauration de l’état d’urgence maintient ses prérogatives à l’autorité civile. C’est le ministre de l’intérieur et le wali qui sont habilités à prendre des " mesures de préservation ou de rétablissement de l’ordre public " (article 4). Le ministre de l’Intérieur peut seulement confier par délégation à l’autorité militaire la direction des opérations de rétablissement de l’ordre " à l’échelle de localités ou de circonscriptions territoriales déterminées " (article 9).

L’arrêté interministériel du 10 février 1992 (Défense nationale/Intérieur) maintient les pouvoirs du ministre de l’Intérieur comme " responsable du maintien de l’ordre à l’échelon national ", qui " assure la direction générale de la mise en œuvre des mesures de préservation et de maintien de l’ordre public... " (article 1er). Il est assisté d’un état-major composé de représentants des forces participant au maintien de l’ordre (article 2). Les commandants des régions militaires et le commandant des forces terrestres pour la wilaya d’Alger, " sont autorités militaires délégataires chargées de la direction des opérations de rétablissement de l’ordre public... conformément à l’article 9 du décret 92/44 du 9 février 1992 " (article 3). Le wali exerce les prérogatives en matière d’ordre public " prévues par les dispositions de l’article 4 du décret n°92/44 susvisé... " Il " actionne " les services de police et de gendarmerie nationale implantés sur le territoire de la wilaya relevant de son autorité (article 6).

Or, l’article 4 du décret du 9 février 1992 vise aussi bien les mesures de préservation que les mesures de rétablissement de l’ordre public, qui relèvent de la compétence du ministre de l’Intérieur, pour tout ou partie du territoire national, et du wali pour sa circonscription. On ne trouve pas dans l’arrêté du 10 février 1992 les compétences du ministre pour le rétablissement de l’ordre. Cet arrêté introduit une distinction entre, d’une part, la préservation et la sauvegarde de l’ordre public et, d’autre part, le rétablissement de ce même ordre public, les premiers relevant de l’autorité civile, le second de l’autorité militaire. Distinction extrêmement difficile à observer sur le terrain.

Par ailleurs, il introduit une double compétence, de l’autorité civile pour la préservation et la sauvegarde de l’ordre public, et de l’autorité militaire pour le rétablissement de cet ordre public, soit sur délégation du ministre de l’Intérieur (première lecture) soit en vertu de l’article 3 de l’arrêté du 10 février 1992 (deuxième lecture). Il semble que c’est la deuxième lecture qui a prévalu, autrement cet arrêté n’aurait pas beaucoup de sens. Mais celui-ci est contraire au décret, ce qui est une violation de la règle de la hiérarchie des normes. Immédiatement se pose la question de savoir quelle est l’autorité qui apprécie et décide s’il s’agit d’une situation de préservation ou sauvegarde de l’ordre public ou de rétablissement de l’ordre public.

2- L’arrêté interministériel (Défense nationale/Intérieur), non publié, du 25 juillet 1993, vient ajouter à la difficulté

 Il donne nettement délégation aux commandants des régions militaires. Ceux-ci semblent tenir désormais leurs pouvoirs, non d’une délégation du ministre de l’Intérieur comme cela est prévu par l’article 9 du décret du 9 février 1992, mais de l’article 1e de l’arrêté du 25 juillet. Cet arrêté est contraire au décret.

 Il lie les opérations de rétablissement de l’ordre confiées à l’autorité militaire à la lutte contre la subversion et le terrorisme.
L’article 1er de cet arrêté déclare en fait :" En vertu de l’article 9 du décret présidentiel n°92/44 du 9 février 1992 susvisé, délégation est donnée aux commandants des régions militaires dans les limites de leurs circonscriptions territoriales respectives, à l’effet de diriger les opérations de rétablissement de l’ordre liées à la lutte contre la subversion et le terrorisme ".

Ce lien est réitéré dans l’article 2 de l’arrêté. L’article 3 ajoute que la délégation entraîne au profit de l’autorité militaire " une prérogative de contrôle opérationnel visant à favoriser les conditions de coordination, de mise en œuvre et d’emploi des forces concourant à la lutte contre la subversion et le terrorisme ".

Plusieurs observations doivent être faites ici :

 Le texte ne dit pas qui donne l’ordre. Dans un texte d’une telle importance, cette précision eût été utile. Dans sa rédaction, le texte peut donner lieu à plusieurs lectures.

 L’article 3 de l’arrêté ne vise que " les conditions de coordination, de mise en œuvre et d’emploi des forces... ". Le verbe " ordonner " (ou " actionner " comme il est dit pour le wali à l’article 6 de l’arrêté du 10 février 1992) étant absent, cette prérogative devrait revenir à l’autorité civile, l’autorité militaire n’étant chargée que d’une " prérogative de contrôle opérationnel visant à favoriser les conditions de coordination, de mise en œuvre et d’emploi des forces... "

 Une lecture extensive, invoquant la théorie dite du " bloc de compétences " étendrait le pouvoir de l’autorité militaire à l’appréciation et à l’opportunité des mettre en œuvre les forces de sécurité.

 Les différents services de sécurité se trouvent placés sous le contrôle de l’autorité militaire (article 4).

 Les pouvoirs de contrôle et de direction générale du ministre de l’Intérieur, rappelés à l’article 1er de l’arrêté du 10 février 1992, sont absents de l’arrêté du 25 juillet 1993. Il lui est seulement rendu compte de " l’évolution de la situation et des conditions de déroulement "... soit à posteriori.

 Le wali garde ses prérogatives en matière d’" opérations de maintien de l’ordre et de la sécurité publique non liées à la lutte antisubversive " (article 9). Ici le wali perd aussi ses prérogatives en matière de rétablissement de l’ordre. Mais le texte ne dit pas qui apprécie le lien ou l’absence de lien entre les opérations et la lutte antiterroriste, conditions posée pour la compétence de l’autorité militaire.

 La chronologie des textes permet de constater un glissement subtil de l’état d’urgence vers ce qui s’apparente plutôt à l’étal de siège. Les pouvoirs donnés par l’arrêté de 1993 aux commandants des régions militaires sont des pouvoirs propres, ce qui est caractéristique de l’état de siège.

 Ce dispositif complexe est fondé sur une distinction entre, d’une part, les opérations de maintien ou de préservation de l’ordre public, d’autre part, les opérations de rétablissement de l’ordre public puis de rétablissement de l’ordre public liées à la lutte contre la subversion et le terrorisme, celles-ci étant de la compétence des commandants des régions militaires, alors que celles-là participent des attributions du ministre de l’Intérieur ou des walis.

Sur le terrain cette distribution de fait de trois situations différentes est difficile, voire impossible. L’enchevêtrement des compétences rend impossible la détermination des responsabilités. Du moins dans les textes. Dans les faits, cette distinction impossible a pu conduire à subordonner à la même autorité les trois situations. C’est le sentiment de la commission en l’état des textes parvenus à sa connaissance et des propos qu’elle a pu interpréter.

 La liberté que certains agents de l’Etat, à tous les échelons, continuent à prendre avec la loi montre, comme l’a dénoncé la commission nationale de réforme de la justice, que le respect de la loi n’est pas encore entré ans la culture des responsables.

 Les pouvoirs de décision (et de décision rapide), de contrôle et de sanction ne sont pas, où sont insuffisamment, exercés. Ils sont la condition impérative de l’existence d’un Etat. L’application effective de la loi constitue la condition d’un Etat de droit.

 L’émergence spontanée et rapide des archs doit attirer l’attention sur la nécessité d’une représentation réelle des populations.

 Les recommandations importantes de la Commission nationale de réforme de la justice (CNRJ) ne sont pas encore prises en compte. Les plus importantes, et parmi les plus urgentes, figurent en première page du volume 3 du rapport. Par ailleurs, il faut rappeler avec insistance la nécessité d’une présence effective de l’Etat par des évaluations périodiques, un contrôle permanent et, le cas échéant, la sanction.

Pour la commission nationale d’enquête
Pr M. Issad


Source : Algeria Interface http://www.algeria-interface.com