C’est le 23 mai 2000 que le candidat Bush a prononcé son discours de campagne sur la défense antimissile. La date n’est pas anodine : elle fait écho à ce 23 mars 1983 qui vit le Président Reagan lancer l’Initiative de Défense stratégique. Ce Président est d’ailleurs nommément cité - seul dans ce cas avec le Président Kennedy - dans le premier discours sur l’Etat de l’Union prononcé par le Président Bush. Cette double référence, même si elle est faite sur un sujet autre que les questions stratégiques, n’en est pas moins révélatrice. C’est sous la Présidence Kennedy que les Etats-Unis se lancent dans la course à la défense antimissile, c’est sous Reagan que ces projets connaissent leur apogée. Et l’on relèvera le fait que les Présidents Bush et Kennedy partagent la caractéristique d’avoir été élus sur une analyse stratégique qui ne correspond pas à la réalité : les menaces supposées qui pèsent sur les Etats-Unis remplissent aujourd’hui la même fonction mobilisatrice que le missile gap des années cinquante. Dans un cas comme dans l’autre, l’idéologie prime sur la réalité.

Les programmes de défense antimissile qui se sont succédé aux Etats-Unis traduisent ainsi la volonté persistante de ce pays d’échapper à une vulnérabilité aux missiles intercontinentaux qu’il connaît depuis 1957. D’où le bouillonnement stratégique actuel aux Etats-Unis, la fusée nord-coréenne de 1998 étant en quelque sorte le Spoutnik de la fin du siècle.

Car cette réalité stratégique heurte profondément l’un des mythes fondateurs de la mentalité et de l’histoire américaines : le mythe de l’invulnérabilité. Il est impossible de comprendre les positions américaines sur la défense antimissile sans les replacer dans cette perspective. Si la défense antimissile fascine les Etats-Unis depuis cinquante ans, c’est avant tout parce qu’elle répond au fantasme de la sécurité absolue du peuple américain. Une telle notion est étrangère aux Européens, pour lesquels seule existe la sécurité relative : tant la géographie de l’Europe que son histoire ont habitué les populations du continent à être exposées aux risques extérieurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que le lancement d’un missile libyen sur l’île de Lampedusa en 1986 n’a pas suscité de course frénétique à la défense antimissile ni de psychose collective en Europe.

C’est bien à ce mythe de l’invulnérabilité du territoire que fait appel le Secrétaire d’Etat Donald Rumsfeld lorsqu’il déclare, le 11 février 2001, que " tout président assumant ses responsabilités de commandant en chef devrait dire qu’une politique conçue pour laisser les Américains totalement vulnérables n’a pas de sens " ou encore, le 3 février, que " le peuple américain ne doit pas être laissé sans défense. Ce n’est pas tant une question technique qu’une question de responsabilité constitutionnelle du Président. En fait, à de nombreux égards, comme l’a dit Kissinger, c’est un problème moral ".

A l’évidence, la défense antimissile s’inscrit donc, non dans une analyse stratégique, mais dans une théologie politique. En témoignent d’ailleurs les incessantes modifications des systèmes proposés, aucun, hormis Safeguard, n’ayant été mené à son terme alors que la menace était présentée comme imminente. La succession des variantes techniques proposées est d’ailleurs à relier à un deuxième mythe constitutif de la mentalité américaine : celui de la frontier, c’est-à-dire à l’idée qu’il existe toujours de nouveaux espaces à conquérir. Il s’agit en l’occurrence d’une frontière technologique que symbolise le système du " hit-to-kill " ou encore le système de renseignement et de surveillance spatial associé à tout projet de défense antimissile.

On notera à cet égard que, même si les analyses mettent généralement en avant le caractère " réaliste " du projet de NMD par contraste avec l’IDS sous prétexte que le système repose, non sur des interceptions à partir de l’espace, mais sur des éléments basés au sol, la clé majeure du bon fonctionnement du système se situe pourtant bel et bien dans l’espace. Seules des capacités spatiales extrêmement sophistiquées sont à même de détecter les départs de missiles assaillants, d’en décrire la trajectoire, de distinguer les leurres, etc. Une connexion parfaite entre les éléments basés au sol et les composants spatiaux est donc essentielle. Nul besoin d’ajouter que, dans l’hypothèse où une approche multicouches était choisie, cette analyse n’en est que plus vraie. Mais, même dans le cas d’une configuration " a minima ", il faut une nouvelle fois souligner la continuité parfaite des projets américains depuis l’IDS qui font de l’espace la nouvelle frontière à conquérir. A cet égard, la filiation réclamée avec Kennedy est tout à fait révélatrice.

La défense antimissile s’inscrit par conséquent dans la conviction profonde que n’existe pas de limite au progrès technique. Dans la mentalité américaine, cette certitude revêt une dimension morale : les Etats-Unis réussiront à conquérir ces nouveaux espaces technologiques car ils _uvrent pour le bien, contre le mal. La rhétorique manichéenne associée au projet Reagan était sans ambiguïté. De même, dans le cas de la NMD, le terme de rogue states est symptomatique de cette conviction que les Etats-Unis doivent punir ces voyous, ces " hors-la-loi " du système international de l’après-guerre froide. Le choix de l’appellation de rogue states de la part de l’administration démocrate visait d’ailleurs bien à envoyer un signe à l’électorat américain, en lui montrant que les Républicains n’avaient pas le monopole du discours sur les valeurs fondatrices de la nation américaine. Nous nous situons là encore dans une théologie politique, l’appellation de rogue states étant en réalité un véritable anathème lancé à tous les Etats qui s’opposent aux intérêts américains. En s’inscrivant dans une dichotomie bon-méchant, la NMD renoue par conséquent avec l’un des traits les plus prégnants de la mentalité américaine, alors que l’ennemi soviétique avait disparu et que tous les expert soulignaient la disparition d’une menace clairement identifiée. " L’empire du mal " n’est plus un Etat désigné, l’URSS, mais une catégorie d’Etats relativement fluctuante, aujourd’hui la Corée du Nord, l’Irak ou l’Iran et, demain, peut-être d’autres.

Certes, l’administration Clinton, à la fin du mandat présidentiel, a tenté de bannir ce terme auquel le département d’Etat avait substitué celui de " state of concern " (Etat préoccupant) en 2000. Cette volte-face s’inscrivait en réalité dans une tentative de gommer tous les aspects très " américains " du programme aux yeux des alliés, alors que se multipliaient les critiques. C’est d’ailleurs bien sur ce point que le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, mit l’accent quand il souligna que le terme de rogue state était très difficilement traduisible en français : voyous, renégats hors-la-loi, autant de traductions qui soulignaient qu’il s’agissait d’un terme idéologique. Il semble toutefois que les nouveaux cercles dirigeants républicains ne s’embarrassent pas de ces considérations sémantiques et en restent à la terminologie d’origine. Ceci souligne bien la dimension idéologique des programmes de défense antimissile, l’étiquette de rogue state dispensant en réalité de toute analyse stratégique sérieuse.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr