Le débat actuel sur la défense antimissile intervient dans un contexte totalement différent de celui de l’IDS. A l’époque, les Etats-Unis étaient dans une relation bilatérale avec chacun de leurs alliés ; aujourd’hui, ils ont en face d’eux une Europe plus intégrée, et notamment des pays européens activement engagés dans la mise en place d’une vraie politique commune de sécurité et de défense (PESD). L’heure est donc propice à une discussion équilibrée, entre des alliés qui, en dépit de priorités stratégiques divergentes, continuent de partager des intérêts éminents sur la préservation de la stabilité internationale.

Des priorités stratégiques et budgétaires divergentes : le faux parallèle entre NMD et PESD

Tandis que les Etats-Unis placent la défense antimissile au premier rang de leurs préoccupations, ses alliés membres de l’Union européenne sont engagés dans la constitution d’une capacité autonome de gestion militaire des crises visant à permettre à l’Union européenne de se doter, dès 2003, d’un réservoir de 60 000 soldats susceptibles de se déployer sur des théâtres extérieurs. Ces deux démarches relèvent de processus distincts et attestent de priorités budgétaires et stratégiques divergentes.

En premier lieu, contrairement à la défense antimissile, la constitution de capacités militaires européennes est un fait nouveau dans la construction européenne. Elle s’inscrit dans le processus historique de l’approfondissement de l’intégration européenne et non dans un schéma de quête obsessive qui a plus à faire au mythe qu’à l’histoire.

En deuxième lieu, le projet européen vise à répondre à un besoin concret de sécurité : l’Europe ne peut se construire avec, à ses frontières, en son sein peut-être demain, des conflits déstabilisateurs. Le risque n’est pas virtuel : l’histoire européenne est là pour rappeler qu’un conflit local peut dégénérer en un embrasement général. En bref, l’intégration européenne, y compris dans le domaine militaire, est une réponse politique à un objectif stratégique précis et il ne s’agit en rien pour les pays européens de mettre en place des capacités militaires destinées seulement à " accompagner ", en Bosnie ou ailleurs, " les petits au jardin d’enfants " ou à mener des opérations de type humanitaire. Elle diffère en cela radicalement des projets américains de défense antimissile : la NMD naguère, la MD aujourd’hui illustrent la difficulté des Etats-Unis à définir des objectifs politiques et stratégiques précis. Loin d’être le résultat d’une stratégie finalisée, elle représente une tentative de réponse technique à des problèmes politiques et stratégiques et la conséquence de circonstances politiques internes, dans un climat de supériorité technologique et d’excédent budgétaire massif.

A cet égard, il faut récuser l’idée que les Européens mèneraient, en matière de défense et de sécurité, la politique de leurs moyens, en bref qu’ils récuseraient la défense antimissile parce qu’ils n’en ont pas les moyens financiers. Sans doute existe-t-il une forte différence entre le niveau des budgets d’équipement européens et américains. Mais, même si les pays d’Europe disposaient de ressources budgétaires de même niveau, leur choix ne se porterait certainement pas sur la défense antimissile : plus que la disparité des moyens, c’est la divergence d’appréciation entre Etats-Unis et Européens quant à l’allocation optimale des crédits de défense qui explique la prudence des pays européens sur ce projet. Elle est à relier à une analyse différente des priorités stratégiques et des risques que les moyens militaires en Europe doivent aujourd’hui traiter. Et de fait, depuis plusieurs années, l’actualité rappelle chaque jour aux Européens et aux Américains que le risque, et à terme la menace pour la stabilité de l’Europe, se situe dans les Balkans, et non en Corée du Nord. Les tensions actuelles dans la vallée de Presevo ou en Macédoine sont là pour rappeler cette évidence.

Au-delà de l’affichage de priorités différentes, faut-il craindre une division plus profonde, car psychologique, entre l’Europe et les Etats-Unis, avec, d’un côté, une Europe engagée dans les opérations de maintien ou d’imposition de la paix, et, de l’autre, une Amérique tournée vers la défense high tech ? En réalité, il serait fallacieux de décrire ces deux démarches comme parallèles. D’abord, parce que ce serait ouvrir la voie à une sorte de " donnant-donnant " stratégique dans lequel chacun s’engagerait à laisser faire l’autre sans intervenir. Or, une telle politique ne serait dans l’intérêt ni des Etats-Unis ni de l’Europe, tout deux engagés dans la sécurité collective sur le continent européen. Ensuite parce que les deux voies ne manqueront pas de se croiser, ne serait-ce qu’en raison du rôle particulier du Royaume-Uni dans ces deux dossiers. Européens et Américains sont donc, de toute façon, contraints au dialogue.

La recherche de la stabilité internationale comme socle d’un dialogue constructif entre l’Europe et les Etats-Unis

Existe-t-il un risque que ce dialogue entre les alliés reste un dialogue de sourds ? Une dynamique en faveur d’un rapprochement des vues américaines et européennes peut-elle s’enclencher ?

Il est aujourd’hui nécessaire de ne pas accréditer l’idée d’un fossé qui se creuse entre l’Europe et son allié américain, qui risque à terme de miner la cohésion de l’Alliance et donc sa capacité à gérer des crises et des conflits. L’OTAN reste le fondement de la sécurité collective en Europe. Le rappel de cette évidence ne signifie pas pour autant que les pays européens doivent laisser les projets américains remettre en cause la PESD et que, sous prétexte de préserver l’unité de l’alliance, la nécessaire constitution de capacités militaires européennes serait sacrifiée.

Pour entamer un vrai débat, il importe au préalable d’identifier clairement les sujets qui posent problème. La divergence de fond entre les Etats-Unis et l’Europe réside dans le fait qu’Européens et Américains n’ont pas la même conception de la sécurité. La géographie et l’histoire européenne ont façonné une accoutumance au risque : c’est pourquoi tout système qui garantit la stabilité, c’est-à-dire qui gère au mieux ce paramètre du risque extérieur, est considéré comme éminemment important pour les Européens. Dans cette optique, mettre fin à l’équilibre stratégique façonné par la guerre froide au profit d’un nouveau système qui ne fonctionnera pas avant dix ans au moins reviendrait à lâcher la proie pour l’ombre. Certes, cette stabilité stratégique est relative dans une Europe qui voit s’embraser à tour de rôle toutes les composantes de l’ex-Yougoslavie depuis dix ans. Nul besoin toutefois de souligner qu’un projet virtuel de défense antimissile ne changerait rien à cet état de fait, au contraire. En l’occurrence la solution passe par un accroissement toujours plus important de l’intégration européenne, seule perspective susceptible de transformer un pays belligérant il y a dix ans en candidat à l’adhésion à l’Union européenne et de donner aux membres de l’Union les moyens d’intervenir militairement. D’où la priorité accordée à la PESD ; d’où également le sentiment d’une inadéquation entre la défense antimissile et les problèmes de sécurité qui se posent réellement à l’Europe.

Ce qui se dessine en réalité aujourd’hui est un rééquilibrage salutaire de la relation atlantique. Il ne doit pas faire peur mais être considéré comme une occasion sans précédent de débattre en toute clarté de sujets essentiels pour la sécurité et la stabilité internationales. La stratégie de coalition et d’alliance a profité autant aux Américains qu’aux Européens depuis cinquante ans : l’intérêt national américain ne commande en rien un abandon de cette politique couronnée de succès. Le Président Bush ne déclarait-il d’ailleurs pas, à Norfolk, le 13 février dernier que " dans le domaine diplomatique, en matière technologique, de défense antimissile, dans la conduite et surtout dans la prévention des guerres, nous devons travailler comme un seul. La sécurité transatlantique et la stabilité sont un intérêt américain vital et notre unité est essentielle à la paix dans le monde. Rien ne doit jamais nous diviser " ?

Il importe donc que les Européens soulignent fortement leur volonté de préserver la stabilité internationale. Or, lorsque les Etats-Unis remettent en cause les traités de désarmement multilatéraux et se prononcent en faveur de réductions unilatérales, ils quittent la logique de stabilité pour entrer dans une logique de flexibilité. Le 6 mars 2001, lors d’une rencontre ministérielle entre l’Union européenne et le Secrétaire d’État américain Colin Powell, Javier Solana, Haut représentant pour la politique européenne de sécurité commune, rappelait que les Européens étaient " très attachés à quelques-uns des traités importants qui ont été signés au fil des années. Ce monde est pour eux un monde plus sûr ". Le fond du débat entre Européens et Américains est là : tandis que les premiers restent dans une logique de stabilité, les seconds veulent lui substituer une logique de flexibilité. Or, par nature, la flexibilité postule l’instabilité car elle fait de l’adaptation permanente une priorité.

L’attachement des Européens à la stabilité stratégique ne relève pas d’une vision passéiste du monde : ils sont attachés au principe de la stabilité, pas nécessairement à la forme qu’elle a prise pendant la guerre froide. Mais, en admettant même que la stabilité stratégique héritée de la guerre froide soit obsolète et qu’il faille redéfinir cette notion de manière plus globale comme signifiant qu’aucun Etat ne doit développer de système d’arme lui conférant une supériorité sur les autres, la défense antimissile des territoires nationaux est encore dotée, dans cette perspective, d’un fort pouvoir déstabilisateur. L’attachement des Européens à la stabilité internationale se fonde en réalité sur un principe fondamental des relations internationales : tout élément qui confère une supériorité absolue à un pays est déstabilisant car il conduit les autres pays à transformer cette supériorité absolue en supériorité relative. La mise en place d’une défense antimissile aux Etats-Unis signifierait par conséquent l’augmentation de la prolifération balistique, dans l’objectif de saturer les défenses américaines, la recherche de la maîtrise du mirvage, l’amélioration des aides à la pénétration, le développement des contre-mesures, l’accroissement des moyens alternatifs - biologiques et chimiques notamment dont les vecteurs sont variés.

Il faut souligner avec force que l’unilatéralisme n’est pas compatible avec la stabilité : promouvoir la flexibilité de la posture stratégique américaine, par des moyens unilatéraux, signifie en effet une absence de lisibilité et de prévisibilité totales de la politique américaine. En définitive, ce que pointent les Européens au travers des projets de défense antimissile, c’est un défaut ou une difficulté de lisibilité de la politique américaine qui heurte de front le principe de conjonction de vues que suppose l’alliance. Comment savoir quelle sera l’attitude des Etats-Unis dans telle crise ? Si l’Europe participe à la défense antimissile, devra-t-elle aligner son attitude sur celle des Etats-Unis ? Pourra-t-elle conserver une indépendance de vues dont elle cherche à tirer les conséquences militaires avec la constitution de capacités militaires autonomes ? Indéniablement c’est le déclin de la confiance des Européens dans la cohérence et la fiabilité de la politique étrangère américaine qui est en jeu. Or, tout comme les Etats-Unis veulent des alliés fidèles, les Européens souhaitent continuer d’avoir dans les Etats-Unis un allié fiable, et non un pays dont l’engagement serait déterminé, non plus par une politique globale, lisible, mais au cas par cas, en vertu de considérations fluctuantes.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr