Q - La France, dans l’affaire irakienne, a défendu des principes - respect du droit, de l’ONU etc. - mais la guerre a eu lieu, et les Nations unies paraissent devoir jouer un rôle marginal dans la paix... Quelles leçons en tirer ?
R - Nous l’avons dit depuis le début : une grande puissance peut gagner seule la guerre, mais construire la paix suppose la mobilisation de tous. Il faut prendre la mesure des défis auxquels nous sommes confrontés et qui ne sauraient se limiter à la crise irakienne. Le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, les crises régionales. C’est pour cela que, face à de telles urgences, nous avons voulu épuiser toutes les possibilités d’une solution pacifique à la crise irakienne.
Dans la durée, ce n’est qu’en s’appuyant sur des principes, fondés sur la responsabilité et la volonté collectives, que nous pouvons espérer bâtir un ordre international stable et juste. Depuis la fin des blocs, le rôle de l’ONU est plus que jamais irremplaçable.
Certains pensent que l’Amérique, compte tenu de sa puissance, est capable d’agir plus efficacement qu’une communauté internationale jugée indécise voire impuissante. Notre conviction, c’est que les Nations unies incarnent une conscience universelle au-dessus des Etats. Entre l’impuissance et l’action unilatérale et préventive, il y a le chemin de la responsabilité collective et de la difficile construction d’une démocratie mondiale.
Q - Ce qui nous ramène à l’après-guerre en Irak, tel qu’on le conçoit à Washington...
R - On voit bien que s’expriment aujourd’hui deux sentiments opposés : l’espoir que fait naître la chute du régime de Saddam Hussein mais aussi la grande inquiétude qui résulte comme toujours de la guerre, de son cortège de souffrances, de drames et d’injustices. Il y a bien eu trois visions de la guerre : celle des Américains, centrée sur leur engagement militaire ; celle des Européens et enfin, celle du monde arabo-musulman où la violence des images a alimenté les frustrations. N’en sous-estimons pas l’impact : la guerre et la paix se construisent d’abord dans les esprits et dans les cœurs. Ne négligeons pas le cheminement souterrain des consciences : on ne bâtira pas le nouvel ordre mondial sans y associer les peuples. L’effort de construction de la paix doit aujourd’hui nous rassembler tous : une ère nouvelle est en train de s’ouvrir, notamment depuis le 11 septembre, qui appelle à une vigilance partagée.
Q - Le projet de résolution américano-hispano-britannique sur l’Irak est-il une bonne base pour construire la paix ?
R - Ce texte constitue une base de départ. A partir de là, il faut se donner toutes les chances de réussir en Irak, pour rétablir la sécurité et assurer la reconstruction politique et économique. Il reste encore beaucoup de chemin à faire.
Les forces anglo-américaines revendiquent le statut de forces d’occupation. Ce statut, prévu par les conventions de La Haye et de Genève, confère des droits et des devoirs : les forces concernées doivent faire fonctionner le pays occupé sans en remettre en cause l’ordre juridique interne. Dans le cas présent, elles sollicitent ce statut tout en souhaitant, compte tenu de l’ampleur de la tâche, obtenir un mandat international avec des pouvoirs exceptionnels.
Face à cette demande, il convient de faire preuve de disponibilité et de volonté : le Conseil de sécurité doit accompagner l’action de la coalition sans pour autant abdiquer ses propres responsabilités. Il doit pour cela s’appuyer sur des principes. Le premier, c’est celui de l’information et de la transparence : des rapports réguliers pourraient être transmis au Conseil de sécurité, tous les trois mois par exemple, afin de mieux connaître et apprécier la situation sur le terrain. Ne conviendrait-il pas, par ailleurs, de créer une commission chargée de faire la lumière sur le pillage du musée de Bagdad ?
Q - Autrement dit, il faut que le chef de l’Autorité d’occupation, en l’espèce l’américain Paul Bremer, ait régulièrement à rendre compte à l’ONU ?
R - Oui, en effet. Mais, dès lors que le projet envisage de nommer sur place un représentant de l’ONU, il faut s’entendre sur sa mission et son rôle exact. Le projet actuel nous semble à la fois trop imprécis et trop timide sur ce point.
Le deuxième principe, c’est la soumission aux règles de droit. Au-delà de l’immunité générale accordée aux forces de la coalition, il y a dans le projet actuel l’idée de faire échapper l’autorité d’occupation à toute responsabilité juridique liée à l’exploitation pétrolière. Ceci pourrait poser problème et justifie un examen attentif.
Troisième principe enfin : ce dispositif doit s’inscrire dans un calendrier rigoureux, raisonnable, avec une possibilité de prolongation soumise à un vote du Conseil de sécurité. Ce dernier ne peut pas se déposséder de ses responsabilités ni de ses prérogatives. Une formule de reconduction automatique, comme prévue au bout d’un an dans le projet, n’est sans doute pas la plus adaptée.
Q - Ces trois principes forment le cadre de la discussion à venir ?
R - Ces principes doivent s’appliquer dans tous les domaines.
Ainsi, les sanctions ne se justifient plus au lendemain de la guerre. Nous avons donc proposé de les suspendre. Pour les lever définitivement, comme le suggère le projet, il faut prendre en compte les conditions posées dans les résolutions antérieures des Nations unies. Cela suppose une sortie progressive du dispositif "Pétrole contre nourriture" et la conclusion des opérations de contrôle du désarmement ; sur ce point il faudra une certification internationale au terme d’une coopération à préciser entre les inspecteurs et les forces sur le terrain.
Q - Deuxième champ prioritaire ?
R - C’est la définition rigoureuse des conditions d’exploitation des ressources pétrolières. Dans un pays qui a les deuxièmes réserves mondiales de pétrole, on ne peut laisser place aux suspicions. Il faut des règles précises acceptées par tous, un mécanisme transparent qui permette de s’assurer que le peuple irakien ne sera pas dépossédé de ses richesses. Les Américains ont fait un pas en ce sens. Il faut donc établir des règles de répartition des recettes pétrolières et veiller à ce que la gestion soit placée sous un contrôle international incontesté.
Reste la question la plus importante, celle du processus politique. Il faut mettre en place une administration irakienne légitime, même si elle est, dans un premier temps, provisoire. Or, qui peut conférer la légitimité internationale sinon les Nations unies ? Les principes et les conditions politiques doivent être clairement fixés par le projet de résolution pour que le processus soit irréprochable. Il faut un calendrier précis, de la transparence et aucun arbitraire dans le choix des hommes.
Au terme d’une phase initiale de sécurisation, les Nations unies devront progressivement assumer la responsabilité de la transition politique sous l’égide du représentant du secrétaire général, comme ce fut le cas en Afghanistan, au Kosovo ou encore en Bosnie.
Q - Les chances d’un vote positif ?
R - Nous avons engagé une concertation avec tous nos partenaires, américains et européens bien sûr mais aussi russes, chinois et tous les membres du Conseil de sécurité. Il y a une préoccupation commune, une conscience des difficultés, des points sur lesquels nous devrons essayer de progresser et d’avancer. Nous abordons cette étape dans un esprit ouvert et constructif. Nous ferons des propositions susceptibles de nous permettre d’aboutir rapidement.
Q - Votre sentiment n’est pas que les Américains abordent cette conversation dans l’esprit du "à prendre ou à laisser" ?
R - Chacun est bien conscient de l’importance des enjeux et de ses responsabilités. Il s’agit de construire la paix et c’est l’intérêt de tous, à commencer par ceux qui sont engagés sur le terrain, de tracer une perspective bénéficiant d’un large soutien international y compris dans la région.
A travers l’Irak, ce qui est en cause c’est le mode de gestion des crises par la communauté internationale. Nous pensons que nous sommes plus forts dès lors que nous nous situons dans le respect des principes, des règles et que nous agissons avec une volonté commune. De même, nous pensons qu’un monde multipolaire fondé sur la coopération et non sur la rivalité est mieux à même, qu’un monde unipolaire, de mobiliser l’ensemble des énergies et des capacités de chacun.
Q - Vous parliez d’une volonté commune. Vous la voyez également du côté américain pour le Proche-Orient ?
R - Nous nous réjouissons des récentes initiatives américaines pour relancer le processus de paix au Proche-Orient. Nous avons aujourd’hui une chance à saisir, avec le nouveau Premier ministre palestinien et la publication de la Feuille de route. Pour avancer au Moyen-Orient il faut se mobiliser dans l’ensemble de la région. Cela implique que chacun fasse sa part du chemin : du côté israélien, en renonçant à sa politique de colonisation, en se retirant progressivement des zones autonomes et en permettant la reprise d’une vie normale dans les territoires ; du côté palestinien, en refusant la violence et en poursuivant sur la voie des réformes. Dès lors que la Feuille de route a été adoptée et publiée, il faut s’en tenir au calendrier. L’Europe et les Etats-Unis comme les autres membres du Quartet (Etats-Unis, Union européenne, Russie, Nations unies), ont une responsabilité particulière pour encourager le processus et en assurer le suivi. Et n’oublions pas que la paix doit être globale. Dans cette perspective, il faut traiter les volets syriens et libanais en adoptant une feuille de route spécifique.
Je me réjouis du voyage que fait Colin Powell dans cette région. Je m’y suis moi-même rendu à deux reprises et retournerai avant la fin du mois en Israël et dans les territoires. Nous devons sortir du cycle de violence et d’incompréhension, faire taire la querelle des préalables...
Q - Vous pensez à Yasser Arafat, que les Israéliens veulent mettre hors jeu ? Quand vous irez voir les Palestiniens, verrez-vous tout le monde ?
R - Absolument. Il ne s’agit pas de la personnalité de tel ou tel. L’heure est à l’unité. Ne divisons pas les Palestiniens. Il y a un Premier ministre, nous nous en réjouissons. Il y a aussi un président élu. Nous n’avons pas de raison de couper les contacts, compte tenu de ce que représente Yasser Arafat aujourd’hui pour le peuple palestinien.
Mais au-delà de la dynamique politique, ne négligeons pas la dimension économique. Le président Bush, dans son récent discours, a proposé une initiative commerciale avec les pays de la région. C’est exactement le sens de l’action menée par les Européens depuis près de dix ans, puisque nous avons mis en place en 1995 un partenariat ambitieux entre l’Union européenne et les douze pays de la Méditerranée fondé notamment sur un effort financier considérable (13 milliards d’euros pour 2000-2006) et sur la perspective d’une zone de libre-échange pour 2010. Mobilisons nous pour le développement économique de la région, quand on voit que les investissements n’y représentent que 0,5 % du total des flux mondiaux.
Q - Vous dites que ce n’est dans l’intérêt de personne d’essayer de régler les comptes sur l’Irak. Le secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, lui, dit que la France devra payer pour s’être opposée aux Etats-Unis...
R - On a beaucoup sollicité les propos de Colin Powell, qui est un homme de dialogue et de convictions avec lequel je suis en contact permanent.
Je vois bien les polémiques que certains voudraient voir s’engager. Tout ceci me paraît sans fondement. Refusons le double piège de la francophobie et de l’anti-américanisme. J’ai été, pour ma part, souvent sollicité sur les liens que l’administration et certaines entreprises américaines auraient pu avoir dans le passé avec le régime de Saddam Hussein y compris pour le soutien au programme d’armes de destruction massive. Je n’ai jamais accepté de rentrer dans ces polémiques. On ne peut pas se laisser gouverner par des humeurs et encore moins par des rumeurs.
Q - Dans ce contexte, quelle importance accordez-vous à la relation franco-américaine ?
R - Il y a des liens très profonds entre la France et les Etats-Unis. Je n’oublie pas que le bureau sur lequel je travaille est celui de Vergennes - ministre des Affaires étrangères de Louis XVI - qui a signé l’envoi des troupes françaises pour soutenir l’indépendance américaine. Personne n’oublie l’engagement américain lors des deux guerres mondiales.
Aujourd’hui, nous devons bâtir un vrai partenariat autour des deux rives de l’Atlantique, entre l’Amérique et l’Europe, fondé sur la responsabilité, le respect et l’égalité. Les Etats-Unis ont intérêt à une Europe forte. On l’a vu avec la mise en place de l’euro, qui a profité aussi à l’économie américaine. Nous sommes convaincus que c’est le cas aussi en matière de défense. Cela implique que l’Europe prenne toute sa part dans cet effort. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’initiative prise par les Quatre au sommet de Bruxelles - fin avril.
Le 11 septembre a créé aux Etats-Unis un traumatisme dont on ne soulignera jamais assez l’ampleur, et chez les peuples d’Europe, une vive solidarité. Si nous voulons progresser vers un monde plus stable et plus juste, il faut le faire ensemble.
Il n’y a pas de sens à la rivalité. Le devoir des responsables, c’est de travailler à des solutions communes, de chercher des terrains d’entente pour construire et avancer.
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