La démocratisation et la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient

Il me semble que s’agissant de la démocratie et de la politique des
Etats-Unis au Moyen-Orient, il y a quatre éléments particulièrement
importants à considérer. Premièrement, la question de l’ouverture des
régimes politiques dans la région doit revêtir une plus haute priorité
dans l’ordre du jour des Etats-Unis que par le passé. Deuxièmement, le
soutien à la démocratisation doit s’inscrire dans une stratégie plus
vaste visant avec la même énergie à régler le conflit
israélo-palestinien ; à établir la stabilité, la prospérité et la
démocratie en Irak ; et à moderniser les économies de la région.
Troisièmement, vous le savez mieux que moi, la démocratisation est un
processus progressif, mais réel et systématique. Il ne s’agit pas
simplement d’organiser des élections. Il faut se lancer dans le
processus pénible, difficile, évolutif et parfois risqué
d’établissement d’institutions solides, de l’Etat de droit et de
sociétés civiles florissantes. Quatrièmement, le changement
démocratique doit émaner des sociétés de la région. Il ne peut
perdurer s’il résulte de beaux discours ou d’ordonnances de
l’extérieur. Cependant, les Etats-Unis et les autres pays
démocratiques de la communauté internationale peuvent faire beaucoup
pour soutenir les réformes nationales. Permettez-moi d’expliquer
brièvement ces éléments.

Accorder la priorité au changement démocratique

Je suis diplomate depuis 21 ans (...) Je me suis beaucoup penché sur
les questions du Moyen-Orient. Je crois qu’il est juste de dire que
durant toutes ces années, nous n’avons pas fait assez attention à
l’importance que revêtait à long terme l’ouverture de certains régimes
politiques très stagnants, en particulier dans le monde arabe.

Il ne s’agit pas seulement de valeurs américaines, ni même de faire
respecter les droits de l’homme, aussi cruciaux que soient ces deux
objectifs. Il y va également de l’intérêt des Etats-Unis. La stabilité
n’est pas un phénomène statique, et les systèmes politiques qui ne
trouvent pas les moyens de répondre, progressivement, aux aspirations
de leur peuple à la participation politique se fragilisent (...) et le
Moyen-Orient n’est pas plus immunisé contre cette réalité que
n’importe quelle autre région du monde. Je sais que certains d’entre
vous invoquent une sorte d’exception arabe ou musulmane, mais je ne
suis tout simplement pas d’accord. Certes, il est vrai que les
sociétés arabes ont leur part de problèmes et de dilemmes à résoudre,
et des particularités et des difficultés qui leur sont propres, mais
cela ne signifie pas qu’elles sont incapables de changement
démocratique. Penser le contraire relève d’une analyse fallacieuse et
constitue une base dangereuse pour la politique.

Certains régimes arabes éprouveront plus de difficultés que d’autres à
changer. Certains n’iront peut-être pas assez loin, ni assez vite.
D’autres ne feront pas beaucoup d’efforts. Ces régimes risqueront de
rejoindre les rangs des Etats déstructurés du monde. Sur le plan de la
politique étrangère, nous devons également reconnaître que la montée
des régimes démocratiques dans le monde arabe ou islamique ne
signifiera pas nécessairement qu’il sera plus facile d’obtenir ce que
nous voulons dans certains domaines - voyez la réaction décevante de
la Turquie à nos demandes durant la crise irakienne. Mais je crois
(...) qu’il est absolument dans notre intérêt, à long terme, de
soutenir la démocratisation. (...)

Inscrire notre démarche dans une stratégie globale

Nous devons absolument inscrire notre soutien à l’ouverture politique
dans une stratégie sérieuse, cohérente et globale au Moyen-Orient. Le
changement démocratique n’est qu’un des éléments d’un ordre du jour
plus ambitieux pour la région qui, outre la reconstruction de l’Irak,
comporte la réalisation du voeu du président Bush, à savoir la
coexistence de deux Etats pacifiques au Proche-Orient, et la
modernisation des économies arabes. Nous ne pouvons pas nous permettre
de considérer tout cela comme un menu à la carte où nous serions
libres de choisir un dossier et d’ignorer les autres. Comme l’a
souligné le président Bush dans le discours important qu’il a prononcé
en Caroline du Sud le 9 mai, les Etats-Unis sont résolus à prendre la
tête des démarches visant à atteindre ces objectifs, en coopération
avec les Etats et les peuples de la région.

La démocratisation est un élément essentiel de nos efforts visant à
aider les Irakiens à bâtir un avenir plus radieux. Il serait insensé
de sous-estimer les complexités de la société irakienne ; il faut
s’attendre à des déboires et à des déceptions, mais l’établissement
d’un gouvernement représentatif est un objectif que nous et nos
partenaires de la coalition sommes résolus à voir les Irakiens
atteindre le plus rapidement possible.

La démocratisation est également partie intégrante de la façon dont le
président conçoit la paix entre Israël et les Palestiniens, ainsi que
la feuille de route, qu’il est résolu à mettre en oeuvre.
L’établissement de solides institutions politiques en prévision de
l’accès au statut d’Etat n’est pas une faveur que nous, ni aucun autre
Etat, exigeons. C’est uniquement dans l’intérêt des Palestiniens, et
ils sont en train de prouver qu’ils en sont capables. Ils ont déjà
nommé un Premier ministre réformateur et un nouveau cabinet, et ont
montré, au travers des vifs débats qui ont animé leur parlement,
qu’ils souhaitent vivement le changement.

Cependant, sans une modernisation économique considérable qui est
urgente, il est difficile d’imaginer comment les sociétés de la région
vont trouver le moyen d’entreprendre des réformes démocratiques
stables et évolutives. (...) A l’heure actuelle, les perspectives
économiques de nombreux régimes arabes sont loin d’être florissantes.
Le revenu par habitant est stagnant ou en baisse ; 45 % de la
population du monde arabe est maintenant âgée de moins de 14 ans, et
au cours des 25 prochaines années, la population dans son ensemble
doublera ; le taux de chômage tourne autour de 20 %. Ce n’est pas
précisément un environnement propice au changement politique. C’est
pourquoi le président Bush, dans son discours du 9 mai, et le
secrétaire d’Etat Colin Powell, dans son discours de l’année dernière
sur l’initiative de partenariat, ont accordé une telle importance à
des mesures novatrices telles que la négociation d’une zone de
libre-échange au Moyen-Orient.

Un changement progressif mais réel

Permettez-moi d’aborder rapidement le troisième élément. Lorsque nous
parlons de la nécessité d’opérer une démocratisation progressive au
Moyen-Orient, il ne faut pas se tromper sur l’interprétation du mot
"progressif" et penser qu’il suffit de faire quelques changements
superficiels.

Ce serait une erreur. Dans la plupart des pays arabes, la
démocratisation sera nécessairement graduelle du fait de la multitude
des défis qu’ils doivent relever, de l’accumulation des pressions
politiques et, tout bonnement, de la difficulté d’établir des sociétés
et des gouvernements démocratiques, où que ce soit dans le monde.
Lorsque je parle de changement progressif, il ne doit pas moins en
être réel.

Il n’y a pas de voie unique vers la démocratie, ni de méthode
universelle. Cependant, l’expérience vécue dans mon pays et dans des
dizaines d’autres pays du monde qui se sont lancés dans l’aventure de
la démocratie ces 20 dernières années met en évidence trois domaines
clés qui doivent faire partie du processus. Premièrement, les Etats
arabes devront étendre l’espace réservé aux institutions de la société
civile - les médias indépendants, les associations, les organisations
féminines et autres - et leur permettre de s’organiser et de mener à
bien leurs travaux. Je sais bien que de tels groupes ne rendent pas
toujours la vie des responsables publics plus facile, mais ils sont un
ingrédient crucial de la démocratie.

Deuxièmement, les Etats arabes doivent améliorer leurs pratiques
essentielles de gestion des affaires publiques. Cela signifie qu’il
faut lutter contre la corruption et le favoritisme. Cela signifie en
outre qu’il faut mieux réagir aux exigences quotidiennes des citoyens
par rapport à leur gouvernement. Une tâche primordiale consiste à
s’acheminer vers la règle de droit par le truchement de l’instauration
d’appareils judiciaires indépendants et efficaces, et de forces de
police et de prisons plus respectueuses du droit et plus humaines.

Troisièmement, les dirigeants arabes doivent s’atteler à la tâche
difficile de rendre les élections plus représentatives et plus justes,
et donner plus de pouvoirs aux institutions dont les membres sont
choisis par des élections libres (...) Comme nous le savons, des
élections ne suffisent pas à établir la démocratie. Il y a toujours
des risques de manipulation, soit par les partis qui cherchent à les
utiliser une seule fois pour accéder au pouvoir, soit par des
dirigeants en place. (Nous en avons eu un exemple flagrant lorsque
l’inimitable ancien ministre irakien de l’information a confirmé d’un
ton suffisant que Saddam Hussein avait obtenu 100 % des voix.)
Cependant, sans élections libres et justes, aucun pays ne peut
prétendre être une démocratie.

Ce sont là des entreprises ambitieuses avec lesquelles tous les pays
du monde ont eu des difficultés lors de leur difficile ascension vers
un meilleur avenir politique. Mais appliquer des normes inférieures
aux Etats arabes serait une insulte à la formidable capacité
d’apprentissage et de développement dont les peuples arabes ont donné
la preuve tout au long de l’histoire.

Des changements durables venus de l’intérieur, avec notre appui

Une autre évidence que nous autres Américains ferions bien de garder à
l’esprit est que le changement démocratique durable et la
modernisation économique doivent émaner des sociétés arabes. On ne
peut pas les imposer de l’extérieur. Ce qui est encourageant dans la
région aujourd’hui, c’est l’étendue de la remise en question qui est
en cours et les mesures tangibles que certains pays ont prises vers la
réforme politique. (...) La dure réalité est qu’alors que nous
avançons dans le XXIe siècle, les pays qui s’adaptent, qui s’ouvrent
sur l’extérieur et qui prennent l’initiative dans les domaines
économique et politique prospéreront ; les autres prendront de plus en
plus de retard.

Plusieurs indices, dans l’ensemble de la région, indiquent que
certains dirigeants et certains groupes de la société civile ont pris
conscience de cette dure réalité. L’année dernière, des femmes ont
voté et sont entrées en lice lors des élections organisées au Bahreïn.
La Jordanie organisera des élections législatives le mois prochain.
Les Qatariens ont approuvé une nouvelle constitution, et une femme a
été nommée ministre de l’éducation. La société civile est en plein
développement au Maroc, et les prisonniers politiques ont été libérés
et dédommagés. En Arabie saoudite, le prince Abdallah a proposé des
réformes intérieures malgré les énormes obstacles qu’il doit
surmonter, comme le rappellent les tragiques attaques terroristes
perpétrées à Riyad la semaine dernière. Le prince a également proposé
une "Charte arabe" pour le renforcement de la participation à la vie
politique et la relance de l’économie. Enfin, en Egypte, la terrible
expérience vécue par le M. Saad Eddin Ibrahim a débouché sur un
impressionnant exercice d’indépendance judiciaire de la Haute Cour de
l’Egypte et à une belle victoire pour la société civile égyptienne.

Nous pouvons faire beaucoup pour encourager et accélérer ce processus.
Le point de départ est la volonté, pas toujours décelable dans le
passé, de dire franchement la vérité à nos amis ainsi qu’à nos
adversaires. Il y a également toute une gamme de programmes que nous
avons organisés en vertu du discours qu’a prononcé le président le 9
mai et de l’Initiative de partenariat avec le Moyen-Orient annoncée
par le secrétaire d’Etat Powell en décembre dernier. Cela va de la
création de centres régionaux d’éducation pour les femmes arabes à la
visite que doit effectuer au Bahreïn, en cours d’année, Mme Sandra Day
O’Connor, juge à la Cour suprême des Etats-Unis, pour lancer un
mouvement de réforme judiciaire régional.

L’essence de l’initiative du président Bush et du secrétaire Powell
est la coopération, ce qui signifie que le gouvernement des Etats-Unis
doit écouter les idées, les conseils, les critiques et les
propositions émanant de la région - ce qui semble parfois à de
nombreux responsables de notre gouvernement comme un acte contre
nature. Je vous exhorte pourtant tous à adopter cette attitude, afin
de faire de cette initiative une véritable voie à double sens. C’est
également la raison pour laquelle le secrétaire d’Etat Powell et le
représentant des Etats-Unis pour le commerce extérieur, M. Zoellick,
se rendront le mois prochain au Forum économique mondial qui se
tiendra en Jordanie (...)

Le Moyen-Orient est à une croisée des chemins. Je ne suis pas naïf, et
je ne me fais pas d’illusions sur l’énormité des défis et des
difficultés qui nous attendent. Mais des penseurs et des dirigeants
courageux de la région (...) ont commencé à identifier la voie qui
mènera vers l’espoir et un monde de possibilités. Le président Bush
est résolu à faire tout ce qu’il peut pour les aider.

Si nous pouvons exercer la puissance américaine de façon résolue, mais
avec humilité ; si nous parvenons à soutenir la démocratisation dans
le cadre d’une stratégie générale de modernisation économique, de paix
entre Israël et les Palestiniens et de prospérité en Irak ; si nous
arrivons à comprendre les liens entre ces questions et les enjeux pour
les Etats-Unis dans les années à venir, alors une période de crise
pourra devenir un tournant à la sortie duquel l’espoir commencera à
remplacer le désespoir dans lequel prospèrent les extrémistes
violents.

Traduction officielle du département d’État