Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux de participer ici au Sénat à cette journée du livre d’histoire. Heureux de participer avec vous à cette réflexion sur l’Islam et l’Occident, où l’Europe et la France ont une responsabilité particulière.

Bien avant les attentats du 11 septembre, la crainte d’un affrontement entre les civilisations avait envahi le champ de la pensée. Evidemment, bien des choses séparent les deux mondes, avec d’un côté un ensemble de populations et de pays partageant une religion souvent considérée comme indissociable du politique, ayant inégalement accédé aux richesses des pays industrialisés. Et de l’autre une aire géographique dont l’unité réside dans une série d’héritages communs, de la Grèce antique aux Lumières en passant par le christianisme : un pôle se composant aujourd’hui de démocraties attachées à une certaine idée de la laïcité.

L’histoire a pu donner le sentiment d’un antagonisme entre ces deux mondes, avec des confrontations nombreuses, des invasions arabes aux croisades, de l’expansion ottomane aux colonisations européennes. Le XXème siècle fut souvent tributaire de tensions et de conflits entre pays musulmans et nations occidentales, des guerres d’indépendance à la crise de Suez ou à la révolution iranienne. La présence, dans un triangle qui va de la Palestine à l’Iran et à l’Arabie, des lieux saints les plus sacrés de l’islam sunnite et chiite, du judaïsme et du christianisme, ne fait, aujourd’hui encore, qu’exacerber les passions.

Depuis quelques années, de nouvelles peurs se font jour. Tous les peuples sont affectés par la montée des tensions et l’angoisse d’un avenir qui paraît leur échapper. Mondes musulman et occidental sont inquiets : sont-ils condamnés demain à s’opposer ou pourront-ils vivre ensemble ? Notre responsabilité à tous est immense, en cette période charnière où, d’un côté comme de l’autre, grandissent les tentations de la fuite en avant. Dans notre monde " désorienté ", qui a perdu son Orient, il nous faut retrouver le chemin de l’autre.

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Face à ces peurs, nous avons un devoir de vérité. Comme le soulignait Merleau-Ponty, " notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons. " L’Islam est la religion de plus d’un milliard d’hommes, qui vivent leur confession dans la paix. Comment Islam et Occident, loin de s’opposer, peuvent-ils répondre ensemble aux véritables interrogations que pose notre monde ?

Evitons d’abord les fausses évidences. En premier lieu, les perspectives géopolitiques inexactes : ni l’Occident ni l’Islam ne recouvrent des réalités homogènes. Le monde occidental est divers. La démocratie s’y est parfois imposée tardivement : pensons à l’Espagne, au Portugal et à la Grèce, qui ne se sont affranchies du joug de la dictature qu’au milieu des années 1970. Pensons également aux pays d’Europe centrale, aujourd’hui membres de l’Union européenne, hier encore opprimés par le système soviétique.

Le monde musulman est lui aussi marqué par la diversité. Diversité des continents, du Maghreb à l’Afrique sub-saharienne, du Moyen-Orient à l’Europe orientale ou à l’Asie. Ne l’oublions pas : l’Islam asiatique est aujourd’hui majoritaire dans le monde, et l’Indonésie constitue le premier pays musulman par le nombre de ses habitants. Diversité des peuples, des histoires, des langues et des cultures. Mais aussi diversité des courants religieux : l’Islam constitue un arbre à deux branches principales - le sunnisme et le chiisme - avec une quantité de rameaux, des rites hanafite, malékite, chaféïte ou hanbalite jusqu’aux nombreuses nuances du chiisme.

Riches de cette diversité, les mondes de l’Islam et de l’Occident s’entremêlent. Les cinq millions de musulmans de France nous le montrent : la dimension islamique fait partie intégrante de l’Europe. Soucieux d’assumer pleinement leur appartenance nationale et de participer activement à l’avenir de leur pays, les musulmans européens, authentiques passeurs de culture, représentent une chance que nos sociétés doivent saisir pour se projeter dans l’avenir. Songeons aussi aux liens tissés au cours de l’histoire par les peuples européens, et par notre pays en particulier avec le Liban, la Syrie, l’Egypte et, bien sûr, le Maghreb ou l’Afrique sub-saharienne.

Oui, l’Europe a vocation à relier entre elles les civilisations, par son expérience, ses inspirations multiples, sa géographie. Oui, l’islam a toute sa place dans l’Europe, d’ores et déjà et davantage encore à l’avenir, pensons à la Turquie ou encore à la Bosnie, qui a su, dans la pire des épreuves, maintenir vivant son double héritage, européen et musulman.

Evitons également les fausses perspectives historiques. L’Islam a engendré tout un éventail de courants intellectuels et culturels, des plus conservateurs aux plus progressistes, des plus dogmatiques aux plus ouverts. D’intenses périodes d’échange et de partage ponctuent l’histoire de nos relations. Notre culture en porte la trace de Saladin, héros d’œuvres littéraires du Moyen-Age au Bajazet de Racine ; et si Candide se retire auprès d’un derviche turc, le Sultan de l’Enlèvement au Sérail de Mozart offre l’archétype du souverain magnanime.

Evitons enfin les fausses perspectives politiques. Les crises et les conflits récents ne sont pas des guerres de religion. Quant au terrorisme d’Al Qaeda, il implique des groupes fondamentalistes islamistes, dont l’idéologie n’est qu’une forme dévoyée de l’Islam.

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Il est temps aujourd’hui de dénouer les fils de l’histoire. Dès le VIIIè siècle, alors que domine l’Orient arabe, une civilisation fondée sur le christianisme et la romanité commence à émerger en Europe de l’Ouest. La fin du XVè siècle marque un renversement majeur : cette civilisation occidentale prend le relais du monde oriental. Avec la découverte de l’Amérique et l’expansion espagnole et portugaise, l’Occident s’étend par-delà l’océan Atlantique, agrandit la sphère de son influence, tout en s’ouvrant à une nouvelle conscience de l’autre et de l’ailleurs.

Le mouvement amorcé s’amplifie avec les conquêtes et les découvertes successives. L’idéologie et les valeurs occidentales se répandent partout dans le monde, voyageant avec les missionnaires et les fonctionnaires, les marins et les poètes partis à la recherche de l’aventure et de la connaissance. Diffusée aux quatre points de la rose des vents, la pensée occidentale forme un nouveau cadre de référence, souvent hégémonique.

Ce modèle implose avec les deux guerres mondiales. L’histoire s’écrit ensuite au rythme de l’affrontement entre l’Est et l’Ouest. La compétition politique, sociale et économique semble reléguer à l’arrière-plan toutes les questions culturelles et religieuses. Mais cette période s’achève à son tour : assistant avec un sentiment de triomphe à la chute du mur de Berlin, l’Occident prend peu à peu conscience du profond bouleversement qui s’opère. L’Allemagne se réunifie, d’anciens ensembles se fissurent sous la pression des identités culturelles et religieuses, de l’ex-URSS à la Yougoslavie. Les dimensions spirituelles et culturelles marquent à la fin du siècle dernier leur grand retour face aux frontières étatiques et aux idéologies des blocs.

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Pour restaurer la confiance entre les peuples, il faut aujourd’hui traverser le labyrinthe des blessures et des rancœurs accumulées par l’histoire. Un écueil majeur doit être évité : celui de l’ignorance, qui conduit les hommes à prétendre dégager en quelques mots l’essence d’une religion. Concernant l’Islam, écartons les idées reçues qui nourrissent l’imaginaire : il ne ferait pas de distinction entre le temporel et le spirituel ; il serait incompatible avec toute pensée critique. Evitons de nous livrer au jeu des citations tirées des livres sacrés de chaque religion : à partir de phrases belliqueuses puisées dans la Torah, les Evangiles, le Coran, on occulte le message de paix que transmet toute religion. Aujourd’hui, il y a plus à craindre d’un choc des ignorances que d’un choc des cultures.

L’ignorance trouve parfois refuge chez les croyants eux-mêmes. Le littéralisme, qui prône une lecture fixée à jamais des textes sacrés, contient en germe tous les déchirements et toutes les guerres. Le risque existe en effet de réduire le croyant à une attitude figée face aux sources de sa spiritualité : la lettre du texte peut parfois en obscurcir l’esprit.

La recherche de perfectionnement intérieur, qui remonte le cours de l’existence humaine vers sa source, ne doit pas être dévoyée vers un sentiment de supériorité et de méfiance. Que penser de ceux qui lisent un texte sacré comme on lirait un plan ? De ceux qui incitent à la haine et à la mort, par-delà tous les enseignements, tous les héritages, tous les devoirs les plus élémentaires de l’homme ?

L’Islam, entend-on parfois, se prêterait davantage que d’autres religions à une lecture dogmatique des textes. C’est oublier que la tradition de l’ijtihad, effort personnel d’interprétation dans le domaine de la loi, est aussi ancienne que le Coran. C’est oublier également que les dérives littéralistes ont touché et touchent encore toutes les pratiques religieuses, y compris le christianisme : n’oublions pas que la Réforme est en partie née d’un combat pour le droit d’interprétation des textes.

Pour le mystique Ibn Arabî, chaque croyance est un miroir d’un Dieu invisible et unique. Selon ce grand théologien du Moyen ge, si Dieu est unique, en revanche le " Dieu des croyances " est aussi divers que le monde des hommes : toutes les religions du livre méritent dès lors le même respect. Cette lecture du Coran ouvre sur un principe de tolérance et d’ouverture nourrissant la quête d’un mystère qu’il nous appartient de vivre ensemble. Mystère de Dieu et ignorance des hommes, que l’Emir Abd-El-Kader a magnifiquement évoqués en écrivant : " Si tu penses et crois ce que croient les diverses communautés - musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéistes et autres - sache que Dieu est cela et qu’il est autre que cela. "

Le principe de séparation du religieux et du politique figure au cœur des réflexions de l’Egyptien Ali Abderraziq au début du XXè siècle. Aujourd’hui, cette nécessité de faire progresser les interprétations religieuses, sans en dévoyer les fondements, et de les adapter à un monde en permanente évolution, est reprise par de nombreux penseurs, de Mohammed Talbi à Burhan Ghalioun ou à Yadh Ben Achour. L’existence de ce débat au cœur du monde musulman témoigne d’une qualité de dialogue très éloignée de la caricature trop souvent faite de l’Islam.

Mondes musulman et occidental, perméables l’un à l’autre depuis toujours, n’ont jamais été séparés par aucune barrière infranchissable. Neuf ans seulement après la prise de Constantinople, en 1462, le sultan ottoman Mehmet II, en route pour Lesbos, et passant à proximité du site de Troie, s’écriait : " C’est à moi que Dieu réservait de venger cette cité et ses habitants ". Réflexion qui témoigne de l’importance du mythe homérique dans le monde oriental et montre que l’Islam participe depuis toujours au grand dialogue entre les cultures.

Si nous voulons renouveler ce dialogue, nous devons être capables de nous interroger sur nous-mêmes et de nous mettre à la place de l’autre. Rappelons-nous avec Montesquieu et ses Lettres Persanes que nous sommes aveugles sur notre propre société tant que nous ne nous enrichissons pas d’un autre regard.

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Face aux tensions du monde, les peuples sont aujourd’hui confrontés avec une violence particulière à la question de leur identité. Le monde musulman doit faire face à de nombreux défis.

D’abord, celui du développement économique et social. Seuls 0,5% des investissements internationaux sont dirigés aujourd’hui vers le monde arabe. L’urbanisation rapide, l’absence de classes moyennes fortes, les inégalités, notamment devant l’éducation, nourrissent le rejet d’un système économique qui paraît profiter pour l’essentiel à d’autres régions du monde.

Ensuite, il y a les problèmes d’ordre politique : les hésitations de la marche vers la démocratie, les sentiments de mauvaise gouvernance et les difficultés de la lutte contre la corruption nourrissent les frustrations. Nous connaissons les dysfonctionnements qui affectent certains pays du monde musulman comme d’autres régions du monde. Ces dérives doivent nous encourager chaque jour à exiger sans concession les changements nécessaires, aussi bien dans le cadre bilatéral que multilatéral.

Enfin, il faut prendre en compte le sentiment d’une domination culturelle exercée par le monde occidental à travers l’essor de la mondialisation. L’Occident ne donne-t-il pas souvent l’impression de vouloir imposer partout un mode de vie unique, mettant les cultures et les identités en péril ?

Ce risque est sans doute inhérent à toute relation entre deux mondes. Dans son récit des événements de l’an 1213 de l’Hégire, l’historien égyptien Al-Gabarti écrivait : " Ainsi, cette année atteignit son terme. De tous les événements sans précédent qu’elle avait comptés, le plus sinistre fut la cessation des pèlerinages de l’Egypte ". Or, cette année, c’était 1798, celle où Bonaparte entrait en Egypte ! Racontée par Arnold Toynbee, cette étonnante lecture de l’histoire montre que le cœur d’une civilisation ne saurait se réduire à la technique, mais doit donner toute sa place à la vie culturelle et spirituelle. Al-Gabarti relate par ailleurs la présence des Français en Egypte, mais sensible aux mouvements profonds de l’histoire, il se montre inquiet avant tout de l’interruption d’un pèlerinage qui relie le croyant à l’Islam et à ses semblables.

C’est autour de cet enjeu de l’identité que s’affirme la résistance du monde musulman : veillons à ne pas créer une véritable ligne de fracture, à ne pas donner le sentiment que modernité et religion s’opposeraient. En campant sur une supériorité technologique, l’Occident risquerait à la fois de susciter de nouvelles formes d’opposition et d’obscurcir le vrai visage de la modernité, qui s’exprime à travers l’éducation, le progrès, la tolérance et l’ouverture. Chateaubriand écrivait déjà : " Il est temps que l’homme européen s’efface pour qu’on découvre une autre planète ". Dans un monde où l’identité fournit la clé des rapports entre les peuples, veillons, sans que la modernité ne s’efface, à ce qu’elle n’apparaisse pas comme rivale des traditions et des religions.

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Nous devons être d’autant plus vigilants que face au risque de crispation des sociétés, le fondamentalisme se veut un remède séduisant. Il n’est pas propre à l’islam, et constitue la forme extrême d’un repli identitaire, sa cristallisation exacerbée. Aujourd’hui, ni l’islam ni le christianisme ne sont des religions violentes : partout le fanatique peut trouver dans la religion prétexte à la dérive de l’intolérance.

A la source des mouvements terroristes, certains développements récents doivent être mis en valeur. La libération de l’Afghanistan par les combattants musulmans face à l’URSS d’hier a ouvert la voie aux revendications intégristes qui ont su ensuite exploiter, après la première guerre du Golfe, la présence militaire occidentale en Arabie Saoudite et se transformer en opposition au régime saoudien et à ses appuis occidentaux. Les premières traductions violentes en furent rapides, avec les attentats anti-américains de 1995 et 1996 à Riyad et Al-Khobar.

Ces mouvements terroristes sont évidemment, d’où qu’ils viennent, inexcusables. Il ne saurait y avoir de bons et de mauvais terroristes. Ils font planer sur le monde occidental, mais aussi sur le monde musulman, la menace de la pire barbarie. Prenons garde, cependant. Tout ce qui attise le sentiment d’humiliation facilite la propagande fondamentaliste. Avec l’image souvent répandue d’un islam des banlieues, ne cédons pas à l’épouvantail des " classes dangereuses " du XIXè siècle. Nous ne ferions qu’attiser, à travers le rejet de l’autre, le réveil d’identités blessées au sein de nos propres sociétés. Est-ce un hasard si les principaux acteurs d’Al Qaeda ont tous été élevés dans un milieu occidental ? La Suède pour Ben Laden, le Royaume-Uni pour Omar Sheikh, le ravisseur de Daniel Pearl. Veillons à ce qu’une rencontre ratée entre deux mondes n’enfante pas d’autres individus déterminés à la violence la plus radicale.

Aujourd’hui, face aux difficultés sociales qui se manifestent au sein du monde musulman, les intégristes se font fort de proposer un mode alternatif : l’éducation religieuse stricte des madrasas au lieu des écoles laïques, des prêts de confiance au lieu des banques, la charité religieuse au lieu de l’Etat providence. Cette propagande se nourrit également de deux facteurs géopolitiques :

 Les conflits régionaux, d’abord, qui créent des zones de désordre et de non-droit favorables au recrutement et à l’entraînement des terroristes, à l’image de l’Afghanistan d’hier. Ces crises gangrènent le monde. Le conflit israélo-palestinien déchire des peuples qui ont tous deux vocations à vivre dans la dignité et la sécurité. Israéliens et Palestiniens, juifs, musulmans et chrétiens doivent trouver la voie de la réconciliation. Face à la nouvelle surenchère de violence qui gagne cette région, la communauté internationale doit être plus unie et déterminée que jamais. Il faut arrêter l’engrenage qui risque de broyer l’espoir né de l’adoption de " la feuille de route " par toutes les parties. Nous ne saurions nous résigner mais nous savons aussi que ce conflit ne pourra être résolu que dans le respect du droit et de la justice : seul un engagement de la communauté internationale aux côtés des parties pourra conférer la légitimité indispensable à toute solution durable.

 Les confrontations ouvertes avec le monde occidental constituent l’autre grand risque. Dans la crise irakienne, les positions prises par la France, l’Allemagne et la Russie ont bien montré que le conflit ne pouvait se réduire à un affrontement entre deux blocs - islam et occident. Aujourd’hui, nous devons suivre avec une attention particulière la situation de l’Iraq, dont la population aspire à retrouver son entière souveraineté. Et le devoir de la communauté internationale est bien de favoriser l’émergence d’un Iraq libre, indépendant et démocratique, capable de contribuer à stabiliser la région.

Toute tentative de règlement des crises par les seules approches sécuritaire ou militaire ne peut manquer d’entraîner des résistances asymétriques, amplifiées par l’accélération des changements du monde et la multiplication des tensions. Aujourd’hui, c’est donc un autre chemin qu’il nous faut tracer ensemble. Nous ne pouvons laisser le désordre gagner encore du terrain dans un monde chaque jour plus instable.

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Comment sortir de cette impasse ? Comment stabiliser le monde aujourd’hui livré au doute et à la peur ? Aujourd’hui, nous sommes placés devant des réalités abruptes et qui s’imposent à chacun.

D’abord, constatons qu’il n’y a pas de solution magique, pas plus qu’il n’y a de fatalité qui nous réduirait soit à l’action unilatérale soit à l’impuissance. Toute action, pour être efficace, suppose l’unité de la communauté internationale ; celle-là même qui nous a poussés à voter à l’unanimité la résolution 1441 pour faire face au risque de prolifération en Iraq ; celle-là même qui nous a conduits à voter à l’unanimité la résolution 1483 pour engager la reconstruction de ce pays. Aujourd’hui, la communauté internationale est prête à se mobiliser, davantage peut-être qu’elle ne l’a jamais été. Il y a là un atout dont il faut savoir tirer parti.

Ensuite, toute action doit maîtriser la complexité du monde, avec un triple objectif : la liberté, bien sûr, que seule la démocratie peut incarner. Le développement, également : il n’y aura pas de paix durable sans une prospérité plus équitablement répartie. Reste le respect des identités, qui doit reposer sur l’échange et le dialogue entre les cultures. A omettre l’un de ces trois objectifs, l’Occident ne ferait que creuser la méfiance ou le doute du monde musulman et des autres composantes de la communauté internationale. Il conforterait les thèses de ceux qui, partout, tentent d’imposer la violence aveugle.

Enfin, prenons la mesure de l’urgence et faisons le choix du mouvement contre le statu quo, en rénovant le système international pour placer les principes de respect et de dialogue au cœur des relations internationales. Ce choix suppose l’affirmation d’un ordre multilatéral.

Nous sommes prêts à nous engager dans la voie d’une réforme en profondeur des Nations Unies, qui doivent mieux canaliser les volontés. Inventons des outils qui nous permettent d’agir : pourquoi par exemple ne pas mettre en place un corps de désarmement et un corps des droits de l’homme ? Un système international rénové passe probablement par un conseil de sécurité plus représentatif, des principes d’actions plus volontaristes, des moyens d’intervention plus nombreux. Le choix du multilatéral doit être en effet celui de la responsabilité et de l’efficacité.

Au sein d’une nouvelle architecture internationale, les ensembles régionaux ont aujourd’hui une responsabilité essentielle pour lutter contre les tensions identitaires. L’Europe en fournit un exemple original, et ouvre un espoir nouveau. D’abord, parce qu’elle peut conférer une stabilité accrue tout autour du Mare Nostrum. C’est l’objectif du dialogue euroméditerranéen, qui prend en compte les trois aspects essentiels d’un partenariat réaliste : politique, économique et culturel. Ensuite, parce que les débats actuels sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne fournissent le cadre d’une réflexion jamais encore menée auparavant : quelle est la réalité de l’Islam ? Quelle doit être le rapport de l’Europe au religieux, et en particulier au monde musulman ? Il y a urgence, aujourd’hui, à donner des réponses novatrices et tournées vers l’avenir. Voilà aujourd’hui un grand défi qui s’adresse à chacun d’entre nous.

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Mesdames, Messieurs,

Pouvons-nous parler de l’Islam et de l’Occident sans donner au judaïsme toute la place qui lui revient ? J’emprunterai donc une réflexion à Martin Buber, l’un des plus grands philosophes juifs de la modernité. Il souligne à quel point ceux qui vivent côte à côte doivent apprendre à vivre ensemble, faute de quoi ils finissent inexorablement par s’opposer, et plonger dans le monde de la guerre. Il nous revient de lutter contre ce vertige, et de nouer patiemment tous les fils d’un dialogue animé par le respect et la curiosité de l’autre.

Nous avons tous nos références, nos cités idéales et nos âges d’or. Nos révolutions et nos peurs, nos conquêtes éperdues et nos espoirs enfouis. Le temps est venu aujourd’hui, dans un monde héritier de formes anciennes et nouveau par les proximités qu’il instaure, d’enrichir nos consciences du regard de l’autre.

Au cœur de ce débat, la France et l’Europe ont une vocation particulière. Par leur géographie, tournée vers toutes les régions et tous les peuples. Par leur culture, fécondée par des siècles d’échanges et de découvertes. Par leur histoire, riche de gloires et d’apprentissages parfois tragiques, des guerres de religion aux conflits du XXè siècle. Mais aussi par leur formidable volonté, issue des Lumières, de partager avec les autres leurs grands idéaux.

Oui, la France a fait un choix, auquel elle entend rester fidèle. Face aux divisions et aux incertitudes, elle refuse résolument la confrontation entre les civilisations et veut saisir la chance d’un monde qui ne cède pas plus au piège de la puissance qu’à celui de l’immobilisme. Et l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, c’est bien celle d’un Occident à plusieurs voix, celle de la diversité, du débat, de la démocratie. A nous de faire vivre ensemble cette exigence ancrée au cœur de notre histoire, pour construire un monde plus sûr et plus juste.

Je vous remercie.