Mme Nelly OLIN, Présidente. - Monsieur le Professeur, la commission est heureuse de vous accueillir et vous remercie.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblés parlementaires dispose que les auditions auxquelles procèdent les commissions d’enquête sont publiques et que les commissions organisent cette publicité par les moyens de leur choix.

La commission d’enquête du Sénat sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites a ainsi organisé la publicité de ses auditions sous réserve des demandes expresses de huis clos émanant des personnes auditionnées :

publication d’un compte rendu intégral en annexe du rapport écrit,

ouverture des auditions à la presse,

enregistrement audiovisuel des auditions par la chaîne de télévision du Sénat.

Je vous rappelle également, monsieur le Professeur, que l’ordonnance de 1958 précise que toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est entendue sous serment et qu’en cas de faux témoignage, elle est passible des peines prévues par l’article 363 du code pénal.

Monsieur le Professeur, en conséquence, je vais vous demander de bien vouloir prêter serment, de dire toute la vérité et rien que la vérité, de lever la main droite et de dire "je le jure".

M. NORDMANN. - Je le jure.

Mme la Présidente. - Merci, monsieur le Professeur. Cette commission est heureuse de votre présence et nous allons vous demander de répondre à un certain nombre de questions.

Monsieur le Professeur, je vais d’abord vous donner la parole pour que vous fassiez votre exposé, après quoi je donnerai volontiers la parole à M. le Rapporteur pour qu’il puisse vous poser des questions, ainsi que nos collègues sénateurs, membres de cette commission d’enquête.

M. NORDMANN. - Je vous remercie, madame la Présidente, de ces précisions.

Mesdames et messieurs les Sénateurs, au début de cet exposé liminaire, j’aimerais lire quelques phrases qui ont été écrites en 1992, il y a onze ans.

"Depuis plusieurs décennies, nos sociétés sont confrontées au grave et dramatique problème des drogues illicites et de la toxicomanie dont notre jeunesse est la principale victime.

Les pouvoirs publics, le monde scientifique et les médias ont mené dans ce domaine des actions qui font qu’aujourd’hui, plus personne n’ignore les effets dévastateurs de l’héroïne ou de la cocaïne.

Il n’en reste pas moins vrai que d’autres substances, en particulier le cannabis, font encore l’objet de débats et de controverses quant à leurs effets sur l’homme.

S’agissant du cannabis, des opinions divergentes s’affrontent. Certains soutiennent qu’il s’agit simplement d’une drogue inoffensive. Ils se montrent favorables à sa légalisation ou, du moins, à sa dépénalisation.

D’autres, au contraire, entendent affirmer sa dangerosité et souhaitent que son usage demeure illicite en refusant de la distinguer des autres drogues.

Il était donc important pour la crédibilité des messages de prévention, que nous avons tous le devoir de délivrer, de demander à la communauté scientifique de se prononcer sur la physiopathologie du cannabis et sur ses effets perturbateurs".

Ce texte est signé du président de la République, Jacques Chirac. Il a été prononcé lors du colloque scientifique international sur les drogues illicites organisé conjointement par l’Académie nationale de médecine, que j’ai l’honneur de représenter aujourd’hui, et la mairie de Paris.

Vous ne serez donc pas surpris que je limite mon intervention d’aujourd’hui aux problèmes du cannabis, qui fait toujours l’objet de controverses. Je me propose de résumer très brièvement l’évolution des dix dernières années dans trois domaines : celui de la consommation (que s’est-il passé depuis ce texte ?), celui des données médicales et scientifiques récentes, et celui de la prévention, qui est crucial.

Voyons d’abord l’évolution de la consommation.

Cette évolution a été considérable, tant en ce qui concerne les consommateurs que les produits utilisés. En ce qui concerne les consommateurs, nous avons assisté à une évolution qui peut être schématisée au minimum en un triplement de la consommation en une dizaine d’années.

A l’heure actuelle, à 19 ans, l’usage du cannabis est devenu majoritaire en France : 60 % des garçons ou jeunes hommes de 19 ans en ont utilisé au moins à titre d’expérimentateur ou à titre occasionnel.

Est-ce alarmant ? Beaucoup pensent que le fait de fumer de façon expérimentale ou occasionnelle n’entraîne généralement pas de trouble. Cela reste vrai à l’exception de certains sujets particulièrement sensibles qu’il est impossible de dépister au préalable.

Ce qui est plus grave que ce chiffre global de 60 % de consommateurs, c’est le chiffre des consommateurs réguliers ou intensifs, qui représente le tiers des consommateurs de 19 ans. Le nombre de consommateurs intensifs, c’est-à-dire ceux qui fument vingt fois par mois ou plus, est actuellement de 15 % des jeunes garçons de 19 ans. Quand on considère une classe de cet âge, cela représente des dizaines de milliers de jeunes qui sont consommateurs intensifs. Ce sont eux qui sont particulièrement en danger.

Il faut considérer aussi que ce chiffre est le double de la moyenne européenne. Une fois de plus, malheureusement, notre pays est dans le peloton de tête de toutes les consommations à risques, qu’il s’agisse de cannabis, de tabac, d’alcool, de suicides, etc.

Il est également fondamental de noter l’évolution vers une précocité de plus en plus marquée du début de la consommation. Si le pic de prévalence se situe vers la classe de 3e ou de seconde, nous avons actuellement des expérimentateurs au stade de la pré-adolescence ou du début de l’adolescence, c’est-à-dire à un moment où, par définition, le sujet est particulièrement fragile.

Voilà en ce qui concerne les chiffres globaux d’évolution de la consommation.

Qu’en est-il des produits consommés ? Là aussi, on note une évolution. Autrefois, les produits mis sur le marché illicite, l’herbe ou le cannabis, ne dépassaient jamais 8 % de teneur en principe actif : le delta 9 tétrahydrocannabinol (THC). Or, depuis un certain temps, sont apparus sur le marché des produits beaucoup plus riches provenant non plus du Maroc, comme autrefois, mais essentiellement des Pays-Bas, dont la fabrication résulte d’une sélection de plants et de conditions de culture diffusées largement sur Internet.

Ces nouvelles variétés restent heureusement largement minoritaires actuellement, mais 1/5e des produits saisis en France en 1999 avaient une teneur en principe actif supérieure à ce chiffre de 8 % que l’on observait autrefois. Il s’agit donc d’une évolution non seulement des consommateurs, mais aussi des produits consommés.

Qu’en est-il maintenant des effets du cannabis sur la santé ? C’est le deuxième volet que je veux aborder, domaine dans lequel je suis particulièrement concerné.

Le cannabis a, bien sûr, des effets immédiats, des effets sympathiques a priori pour le sujet, sans quoi il n’en consommerait pas, des effets de désinhibition, des effets relaxants et euphorisants, favorisant les contacts. Il donne une sensation de bien-être et constitue, en quelque sorte, un facteur de plaisir. Parallèlement — et cela échappe en général au consommateur — il provoque des troubles de la coordination perceptivo-motrice du traitement de l’information, dont il résulte un allongement du temps de réaction avec des troubles de l’attention et de la mémoire à court terme.

Il n’est donc pas étonnant que, lorsqu’un sujet a consommé du cannabis, il a une altération de l’accomplissement des tâches complexes, parmi lesquelles figure en particulier la conduite automobile. C’est pourquoi, à juste titre, on a mis et on met actuellement l’accent sur les conséquences de la consommation de cannabis, peu après la consommation, sur la conduite automobile ou sur certaines tâches de responsabilité dans le milieu de travail.

Je ne ferai que citer, chez des sujets particulièrement sensibles -c’est heureusement rare—, des hallucinations, des épisodes délirants aigus ou des crises de panique.

Voilà les effets à court terme très rapidement survolés.

Qu’en est-il à long terme ? Lorsque le cannabis est fumé de façon répétitive ou intensive, il modifie la qualité de la vie. Il démotive, il déconnecte et il peut désocialiser. Les premiers signes d’une consommation régulière ou intensive chez un jeune adolescent sont un désintéressement vis-à-vis de l’entourage, en particulier vis-à-vis de ses parents, et une diminution des performances scolaires ou professionnelles un peu plus tard dans l’adolescence.

Il faut donc, dès cet instant, avoir l’attention attirée. En effet, si on laisse le jeune poursuivre sa consommation intensive, il risque d’être totalement désocialisé et de ne plus avoir du tout la possibilité de s’insérer dans la vie.

Il faut insister aussi sur le fait qu’à long terme, des effets différents peuvent survenir. Le cannabis a une action cancérogène encore plus marquée que le tabac, sachant que, bien sûr, la consommation est plus faible que celle du tabac ; il a également une action discutée sur la reproduction, aussi bien chez l’homme que chez la femme ; il a été décrit comme favorisant la survenue d’infarctus du myocarde ; il semble enfin diminuer l’immunité.

Les progrès neurobiologiques des dix dernières années qui permettent d’asseoir les bases scientifiques de cette action sont considérables. Ils ont permis de mettre en évidence, dans le système nerveux central, des récepteurs spécifiques des cannabinoïdes, c’est-à-dire des dérivés du cannabis. Ils sont de deux types, mais le plus fréquent dans le système nerveux est le récepteur CB1 qui, lorsqu’il est stimulé, donne des altérations neurobiologiques, sur lesquelles je m’étendrai si vous le souhaitez, qui sont pratiquement identiques à celles des autres drogues appelées autrefois "dures", telles que les opioïdes.

Il existe des interconnexions entre les récepteurs aux cannabinoïdes et les récepteurs au opioïdes et aux autres drogues, notamment la cocaïne. Il faut donc absolument rejeter la notion de drogues dures et de drogues douces. Le cannabis n’est pas une drogue douce car son mécanisme d’action est le même que celui des drogues plus classiques, même s’il est, heureusement, moins marqué. Il donne en particulier moins de symptômes de dépendance physique, c’est-à-dire de crises de sevrage lorsqu’on arrête la consommation, pour des raisons liées à la cinétique du cannabis dans l’organisme. En effet, quand on en a consommé pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines, il persiste dans l’organisme et le sevrage n’est donc pas brutal.

Il est exact de que le cannabis ne donne pas de morts par overdoses, parce que les récepteurs dont j’ai parlé ne sont pas situés dans le bulbe, c’est-à-dire près des centres vitaux, mais il n’empêche qu’il y a une tolérance et même une dépendance essentiellement psychiques ainsi qu’une dépendance physique modérée qui a été prouvée chez l’animal et chez l’homme.

Ce sont donc des progrès considérables qui ont permis de positionner le cannabis parmi les substances psychoactives ne différant pas fondamentalement des autres substances psychoactives, qu’il s’agisse des autres drogues illicites ou de l’alcool.

Quelle a été l’évolution de la prévention depuis une dizaine d’années ? L’Académie nationale de médecine s’est consacrée à ce problème et a exprimé des voeux et des communiqués en 1995, en 1998 ("Position de l’Académie nationale de médecine sur le cannabis") et en 2001 ("Motifs récents d’inquiétude à propos du cannabis"). En outre, comme nous avons eu l’impression que, malgré ces documents scientifiques, il était nécessaire de consacrer l’une des rares séances thématiques de l’Académie de médecine à ce sujet, j’ai eu l’honneur d’organiser, le 19 février dernier, une séance intitulée "Drogues illicites d’aujourd’hui et santé".

Nous avons ainsi élaboré un certain nombre de recommandations qui ont été reprises le 22 octobre 2002, soit il y a à peine trois mois, à la fois par l’Académie nationale de médecine, celle de pharmacie, l’Ordre national des médecins et l’Ordre national des pharmaciens.

Les principales recommandations figurent dans un communiqué dont j’ai tenu à apporter un exemplaire à chacun d’entre vous, puisqu’il m’avait été demandé de fournir un petit texte. Si vous le voulez bien, j’en dirai un mot après m’être posé la question suivante : le discours que je viens de tenir semblant avoir une certaine logique, comment se fait-il que cette consommation s’accroisse tellement et que le cannabis soit tellement banalisé auprès des jeunes, puisque c’est essentiellement la drogue des jeunes ?

Il nous semble —et je m’exprime ici à titre personnel— que l’une des causes majeures est le fait qu’ont été diffusés par les médias, et même parfois par les instances officielles, des messages qui étaient soit partiaux, soit incomplets. Parmi ces types de message, il en est quelques-uns que je voudrais citer.

Le premier, c’est que le cannabis n’a jamais tué personne. Je viens de vous expliquer que c’est exact, qu’il n’y a pas de morts par overdose, mais qu’il y a eu des accidents causés par une conduite automobile sous l’emprise du cannabis ou lors d’épisodes psychotiques aigus. Par conséquent, l’affirmation est fausse, mais ce fait est heureusement rare.

Cela dit, à côté de la mort, qui est évidemment ce qu’il y a de plus grave, il faut tenir compte de l’influence du cannabis sur la qualité de vie des jeunes au point de vue social et du coût que cela représente pour nos concitoyens.

Le deuxième message est une affirmation qui a été largement diffusée par les médias : "Le cannabis n’est pas neurotoxique". Cette affirmation vient d’un rapport de notre collègue Bernard Roques sur la dangerosité des drogues. Ce rapport, qui a été publié en 1998, est excellent dans ses différents chapitres : à propos du cannabis, il indique tous les troubles du comportement qu’induit cette substance chez le consommateur. Un autre chapitre de ce même rapport indique que la neurotoxicité peut être définie comme des troubles anatomiques visibles et définitifs ou comme des troubles du comportement. Il insiste même sur le fait que les troubles du comportement sont les premiers signes de neurotoxicité.

Or, paradoxalement, pour une raison que je ne peux m’expliquer, dans la conclusion de ce rapport, il existe un tableau qui mentionne les différentes drogues et dans lequel, à propos du cannabis, il est indiqué : "neurotoxicité : 0". Ce chiffre a été largement repris par les médias et a certainement contribué à la diffusion et à la banalisation de cette substance.

Enfin, ce qui me paraît avoir causé le plus de difficultés pour la prévention, c’est le fait que ce rapport donne un classement de la dangerosité des drogues. Il est indéniable que l’alcool ou le tabac, qui tuent respectivement 40 000 et 60 000 personnes par an, entraînent une mortalité plus élevée que le cannabis, mais la comparaison de ces différentes substances psychoactives, dans mon esprit, n’aurait de sens que si le jeune était soumis à un choix : "ou bien je fume du tabac, ou je bois de l’alcool, ou je fume du cannabis", ce qui n’est pas du tout la réalité puisqu’on observe de plus en plus fréquemment des attitudes de polyconsommation. Or non seulement le cannabis ne se substitue pas à l’alcool ou au tabac, mais il favorise l’appétence envers l’alcool et perturbe le sevrage envers le tabac.

Ce n’est donc pas une drogue qu’il faut comparer au point de vue dangerosité puisqu’elle ne prend pas la place des autres. En réalité, les jeunes sont souvent des polyconsommateurs. C’est par ces mots que je terminerai ma brève intervention.

Mme la Présidente. - Merci, monsieur le Professeur, pour ce rapport très intéressant que chacun a écouté avec grande attention. Je donne très volontiers la parole à M. le Rapporteur.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur. - Merci, monsieur le Professeur. Ma première question concerne le premier chapitre de votre intervention, celui qui porte sur la consommation. Peut-on établir une typologie des consommateurs en fonction de leur âge, de leur milieu, de leur profession ou de leur lieu d’habitation ?

Pouvez-vous aussi nous donner votre sentiment sur la ou les causes principales de la toxicomanie, c’est-à-dire l’importance du facteur produit ou l’importance du facteur motivation ?

Enfin, vous nous avez dit qu’en France, nous avions le double de jeunes consommateurs de "hasch" par rapport aux autres pays européens, ce que j’ignorais totalement et ce qui me pose une question fondamentale. Comment cela s’explique-t-il alors que nous avons pourtant une politique de prévention et, en même temps, une politique de répression qui est sans doute l’une des plus importantes d’Europe ?

M. NORDMANN. - Je vais répondre à ces différentes questions. La première concerne la typologie. Il n’y a pas du tout de typologie définie. Les études ont montré que la consommation de cannabis ne touche pas, contrairement à ce qu’on pouvait penser, un milieu sélectif, qu’il s’agisse de milieux défavorisés ou, au contraire, de milieux favorisés. On trouve cette consommation dans des collèges des banlieues parisiennes ou des 8e ou 16e arrondissements. Par conséquent, il s’agit d’un phénomène de diffusion qui ne touche pas spécifiquement certaines personnes en difficulté, comme on aurait pu le penser.

Pourquoi les jeunes consomment-ils ? Il y a —on le sait depuis longtemps— un mal-être des adolescents. C’est essentiellement vers la fin de la pré-adolescence et le début de l’adolescence qu’ils se trouvent un peu en réaction contre leur famille, soit que leur famille les ait trop "couvés", soit qu’au contraire, elle les ait délaissés. Les jeunes sont ensuite contactés par d’autres camarades du même âge, qui ont fumé eux-mêmes et qui sont sollicités par des dealers. C’est alors que le jeune a la tentation de faire comme les autres pour ne pas se distinguer du groupe.

Certains, avertis, soit s’abstiennent, ce qui est certainement la meilleure solution, soit font une consommation occasionnelle et y renoncent, surtout s’ils ont un support familial et éducatif, ce qui n’est malheureusement pas le cas, en général, au niveau de l’Education nationale, pour laquelle l’éducation à la santé reste un problème à élargir très fortement. Tout dépend également du contexte familial. Parfois, les parents sont eux-mêmes des consommateurs et donnent l’exemple aux enfants, ce qui est à mon avis un facteur majeur.

Il ne faut pas oublier que le trafic de cannabis représente des milliards d’euros à l’échelon national et mondial et donc que les dealers poussent à la consommation. Il faut que les jeunes en soient clairement avertis.

En ce qui concerne le troisième point, comment se fait-il que nous soyons dans le peloton de tête ? J’ai cité ce chiffre par rapport à la moyenne européenne. Dans le cas du cannabis, le Royaume-Uni, la République tchèque et un autres pays sont à peu près au même niveau, mais je me permets de ne pas partager votre optimisme sur la politique de prévention. Nous sommes au contraire le pays où la prévention a été et est toujours largement méconnue ou insuffisamment dotée de moyens.

La France a un excellent système de santé en ce qui concerne les soins, dans la plupart des cas, mais la prévention est infiniment maltraitée. C’est le parent pauvre de la santé publique. Je ne pourrai pas vous donner de mémoire les chiffres de la dépense annuelle par concitoyen pour la prévention tant elle est particulièrement faible en France. Je répète donc que la France est le pays où les conduites à risques, chez les jeunes, sont toujours dans le peloton de tête et qu’il y a donc une surmortalité prématurée chez les jeunes que l’on pourrait éviter si la prévention était faite de façon beaucoup plus marquée.

M. PLASAIT. - Merci de cette réponse. Je voulais vous interroger sur la prévention et la question des moyens et vous venez d’y répondre, mais je vous poserai une question complémentaire à ce sujet. Je souhaiterais recueillir votre avis sur l’évaluation de la politique qui a été menée ces dernières années, notamment en matière de réduction des risques.

Elle a sans doute eu des effets tout à fait positifs de réduction effective des risques, mais, en même temps, n’a-t-elle pas eu l’effet pervers de s’accommoder peut-être un peu trop facilement du phénomène et, par conséquent, de ne pas avoir toute l’action qu’il aurait fallu ?

M. NORDMANN. - Je m’exprimerai également à titre personnel sur ce point. Je pense que, lorsqu’on est en présence d’un toxicomane avéré, il est du devoir du médecin d’essayer de réduire les conséquences et le décours de cette pathologie. C’est en ce sens qu’on ne peut pas gommer la politique de réduction des risques pour le sujet qui est sous l’emprise des drogues de façon répétée.

Cependant, je pense que l’on peut mener une politique de traitement des sujets qui sont dépendants ou qui ont des problèmes de drogue en insistant parallèlement sur le deuxième volet de cette politique, qui est la prévention. L’un n’est pas exclusif de l’autre, et il me semble un peu arbitraire de dire que cette politique de réduction des risques empêche la prévention. Les jeunes ne sont pas sensibles à ce qui se passe plus tard mais au message qu’on leur délivre à l’âge qu’ils ont et il faudrait que ce message, si possible, soit délivré par des jeunes et non pas par des personnes de mon âge.

M. PLASAIT. - Dans les données médicales et scientifiques que vous avez énoncées tout à l’heure, j’aimerais vous voir préciser ce que sont, d’une façon concrète, les altérations de la perception et du comportement que l’on peut relever chez le fumeur de cannabis. En particulier, ces effets, que je souhaiterais vous voir décrire de façon plus précise, sont-ils immédiats ? Peuvent-ils intervenir dès la première prise ? Autrement dit, peut-on fumer un premier joint totalement impunément, sans aucun danger pour soi mais aussi sans danger pour les autres ?

M. NORDMANN. - Je répondrai en insistant —car je ne l’ai peut-être pas fait assez dans mon court exposé liminaire—sur la variabilité individuelle. Les sujets ne sont pas identiques. Le garçons ou les filles du même âge ont des réactions tout à fait différentes et, malheureusement, à l’heure actuelle, il n’existe pas de tests permettant de prévoir la réactivité à une substance donnée, même la première fois.

Cela dit, dans la très grande majorité des cas, le fait de fumer un joint de façon expérimentale, comme je crois l’avoir dit, n’est heureusement pas suivi de conséquences extrêmement fâcheuses, à condition que la personne qui vient de l’expérimenter ne conduise pas immédiatement un véhicule ou n’ait pas à faire immédiatement un travail de précision.

Dans la plupart des cas, un joint unique ou une expérimentation n’entraîne pas de catastrophe, bien qu’il y ait quelques exceptions. Il est arrivé (quelques cas ont été décrits dans la littérature, mais c’est une infime proportion) qu’un sujet ayant fumé un seul joint ait un épisode délirant ou suicidaire. On a ainsi rapporté, dans le cadre des faits divers, qu’un jeune était tombé du toit parce qu’il venait de fumer. Il est possible qu’il ait eu un épisode hallucinatoire ou délirant, mais c’est tout à fait exceptionnel.

Voilà pour ce qui concerne l’effet immédiat.

Quant aux effets à plus long terme, je crois les avoir décrits très sommairement. Ce sont des effets sur l’attention, lamémoire, la rapidité des réflexes et, parfois, des troubles de la vision nocturne, bref un ensemble de faits qui s’accompagnent d’une vasodilatation avec l’oeil un peu rouge, ce qui est un signe assez fréquent.

Il est arrivé que l’on décrive des cas d’ivresse cannabique chez des sujets prédisposés ou de troubles du comportement très importants, mais cela reste encore, heureusement, exceptionnel. Ce qui est beaucoup plus fréquent, comme je l’ai dit, ce sont les troubles liés à la consommation répétée ou intensive.

Il nous semble donc qu’il ne s’agirait pas, au point de vue prévention, de culpabiliser un jeune qui, par la pression de ses camarades ou un autre motif, fume pour la première fois à titre expérimental. Il s’agit de déceler ces troubles du comportement très tôt et d’avoir, en tant que parents, éducateurs ou médecins une détection très précoce. En effet, malheureusement, la plupart des parents n’osent pas aborder les problèmes et, comme je l’ai déjà dit, l’éducation à la santé est un point faible de l’Education nationale. Quant aux médecins, ils ne sont pas souvent formés à cette détection.

Si vous le permettez, je pourrai vous lire à ce propos les quelques recommandations qu’avaient fournies l’Académie de médecine pour lutter contre cet ensemble d’éléments.

Mme la Présidente. - Je ne voudrais pas être discourtoise, monsieur le Professeur, mais si vous le voulez bien, vous pourriez nous laisser ce document pour que tous nos collègues puissent en prendre connaissance, parce que, vu l’importance du sujet, M. le Rapporteur a encore un certain nombre de questions à vous poser, de même que mes collègues. Vous avez compris en tout cas l’intérêt que tout le monde porte à ce sujet de cause nationale.

M. NORDMANN. - Je vous remercie, madame la Présidente. Je me suis permis d’apporter, pour chacun d’entre vous, un exemplaire des recommandations de l’Académie.

Mme la Présidente. - Je vous remercie. N’y voyez de ma part aucune discourtoisie. Il faut simplement que tout le monde puisse s’exprimer.

M. PLASAIT. - Une dernière question avant de laisser intervenir mes collègues : peut-on parler d’un effet thérapeutique du cannabis ?

M. NORDMANN. - C’est une question cruciale. Il est certain que le cannabis a un certain nombre d’effets que l’on peut appeler thérapeutiques, c’est-à-dire que le fait de fumer calme certaines douleurs, a une certaine action positive pour empêcher le glaucome et soulage certains sidaïques de leurs multiples affections. Il est donc certain qu’il a une action thérapeutique.

Cependant, mon collègue le professeur Lechat, l’ancien président de notre Académie, a analysé ces effets lors de la réunion du 19 février dernier et la conclusion est la suivante : aucune étude sérieuse n’a été menée sur ce problème. Il n’y a pas d’opposition de la part du corps médical. Nous avons bien admis depuis longtemps la morphine comme médicament essentiel alors que l’opium n’est pas autorisé. De la même façon, il faut mener des études contre placebo sérieuses, car toutes les études qui ont été faites jusqu’à présent n’ont pas montré de supériorité des dérivés du cannabis ou du cannabis lui-même par rapport aux médicaments.

Il faut simplement que les producteurs, quand ils le souhaiteront, suivent le processus d’autorisation de mise sur le marché (AMM) des médicaments, comme tout médicament.

Il n’y a donc pas d’opposition de principe mais simplement le fait que, pour l’instant, un seul médicament a été commercialisé dans le monde il y a quelque temps et qu’il a été supprimé par la suite parce qu’il n’y avait pas de preuve de rapport coût/bénéfice supérieur.

Mme la Présidente. - Mes chers collègues, je vais vous donner la parole en vous demandant de poser brièvement vos questions, après quoi M. le Professeur y répondra globalement.

M. BARBIER. - Merci de votre présentation, monsieur le Professeur. Je vous poserai une question simple : l’interdit est-il un facteur de consommation aggravant ou non ?

Par ailleurs, vous ne nous avez pas parlé des problèmes de l’accoutumance. Cette accoutumance se traduit-elle, dans ce pourcentage qui a pu être étudié par votre Académie, par le passage vers des drogues plus importantes, notamment vers la cocaïne ?

Enfin, sur le plan anatomo-pathologique, a-t-on des notions sur les altérations qu’on a pu constater au niveau du cerveau et, sur le plan de la physio-pathologie, des études ont-elles été faites sur la réversibilité dans la consommation de cannabis ? Vous nous avez situé le pic de consommation vers 19 ans. Les études qui ont été faites montrent-elles que cette consommation disparaît et dans quelle mesure ? Enfin, s’il y a simplement substitution, quel en est le pourcentage ?

Voilà les questions que j’avais à vous poser.

M. CHABROUX. - Monsieur le professeur, j’ai suivi avec intérêt votre exposé. Je voudrais simplement y voir un peu plus clair en ce qui me concerne. Vous avez séparé assez nettement le cannabis, le tabac et l’alcool, sauf à la fin de votre exposé, lorsque vous avez dit qu’il y avait souvent polyconsommation.

Je m’interroge tout de même. Je vous ai entendu dire que 15 % des jeunes de 19 ans sont des fumeurs intensifs de cannabis et qu’un jeune français de 18 ans sur deux fume régulièrement. On nous dit aussi que, de 12 à 18 ans, un jeune sur trois fume régulièrement. N’y a-t-il pas un lien ? Les chiffres permettent de s’interroger. Cela ne commence-t-il pas par le tabac ? Faut il séparer cet élément, comme vous l’avez fait au début de votre exposé ? Le premier problème n’est-il pas celui du tabac et le fléau qu’il représente avec les 60 000 morts par an que vous avez évoqués ? Le commencement de la sagesse ou le début de la prévention n’est-il pas de lutter contre le tabac ?

Je m’interroge beaucoup sur ce point et je me méfie de cette distinction qui fait que l’on commence à un certain moment par le cannabis sans s’occuper du tabac. Le problème est immense et extraordinairement compliqué, bien sûr, mais la prévention ne doit-elle pas porter sur ces âges de 12 ou 13 ans jusqu’à 16 ans en commençant par le tabac ? Voilà la question que je me pose et sur laquelle j’aimerais connaître votre point de vue.

M. MAHEAS. - J’ai bien aimé la question de M. Chabroux : faut-il autoriser le cannabis et condamner le tabac ?... Je le dis sous forme de boutade. Etant donné les intérêts économiques en jeu, on peut s’interroger sur ce point.

Cela dit, monsieur le Professeur, j’ai plusieurs questions à vous poser.

Premièrement, vous nous avez parlé des jeunes, et plus particulièrement des jeunes hommes. Quid des jeunes filles ?

Deuxièmement, quelle méthode scientifique a-t-elle été utilisée pour déceler les troubles dont vous nous avez parlé ? Y a-t-il un observatoire ou un regroupement des informations des toxicologues ? L’Académie nationale de médecine a-t-elle fait quelque chose dans ce sens ?

Enfin, existe-t-il une méthode fiable pour reconnaître chez un individu l’influence négative de consommation du cannabis ?

M. BETEILLE. - Monsieur le professeur, vous avez décrit les effets sur la santé du cannabis en distinguant le court et le long terme, mais il reste une chose que je n’ai pas bien saisie. Lorsqu’un sujet qui a une consommation habituelle importante l’arrête, conserve-t-il des séquelles et, si c’est le cas, peut-on faire une rapide comparaison avec d’autres substances ?

Mme DEMESSINE. - Beaucoup de questions ont déjà été posées et vont vous permettre de creuser le sujet, monsieur le Professeur. Cependant, je m’interroge toujours sur la fiabilité des chiffres que nous avançons en termes de pourcentages. Quels procédés utilise-t-on pour obtenir des chiffres aussi précis sur les populations ? Sur les occasionnels, on peut encore penser que le chiffre est exact, même si je m’interroge beaucoup, mais sur la déclinaison des intensifs, je me demande comment on peut arriver à avoir des chiffres précis.

Mme la Présidente. - Merci, madame Demessine. Plus personne ne souhaitant intervenir, je vous donne volontiers la parole, monsieur le Professeur, en vous demandant d’être aussi succinct que possible et de nous pardonner d’être aussi contraints.

M. NORDMANN. - En ce qui concerne le rôle de l’interdit sur la consommation, personne n’a prouvé que la suppression de l’interdit diminuerait la consommation. L’exemple du tabac, qui est tellement diffusé, montre qu’une substance autorisée n’est pas forcément moins consommée parce qu’elle est autorisée. Vous savez tous que la législation de certains pays voisins a été modifiée et c’est pourquoi l’une des recommandations de l’Académie est d’attendre, avant de modifier les textes en vigueur, les résultats des expériences qui sont faites dans les pays voisins, mais, a priori, la facilitation de l’accès a toujours été suivie d’une augmentation de la consommation ou, au minimum, d’une stabilisation, mais jamais d’une diminution.

En ce qui concerne l’accoutumance et le passage aux drogues plus dures, il est certain que les sujets qui consomment de façon répétée ont une tolérance accrue et donc une accoutumance, pour avoir le même effet, ce qui aboutit, lors d’une consommation intensive, à une dépendance psychique, comme je l’ai dit, et même à quelques signes de dépendance physique. Il y a donc vraiment un signe de gradation d’un état occasionnel à une accoutumance.

Vous m’avez demandé s’il y avait une réversibilité en cas d’arrêt de la consommation. C’est apparemment le cas, puisqu’il a jusqu’à présent été admis que, du fait que le cannabis agit plus sur le comportement que sur les structures anatomo-pathologiques, on peut considérer que si le fumeur, même intensif, arrête, il va récupérer son état normal antérieur.

Cependant, une étude australienne ou néo-zélandaise publiée il y a quelques mois montre pour la première fois des séquelles plus durables, mais on ne peut guère se fier à une seule étude.

La deuxième question portait sur le lien entre le cannabis et le tabac, et je vous remercie particulièrement de cette question parce qu’elle est brûlante. Les études semblent montrer que la première substance psychoactive que prennent les jeunes n’est ni le cannabis, ni le tabac, mais l’alcool, surtout le verre lors de la première communion ou au moment des fêtes familiales, qui est le début de la consommation d’une substance psychoactive. Viennent ensuite, dans l’ordre, le tabac et, en troisième lieu, le cannabis, qui est associé au tabac ou à l’alcool ou bien aux deux à la fois.

Je souhaite insister sur un fait que je n’ai malheureusement pas eu le temps de citer : dans l’esprit de l’Académie et le mien, il n’est pas question de réduire la lutte contre les méfaits de l’alcool et du tabac en se reportant sur la lutte contre le cannabis, comme le prétendent certains médias. Notre but est de renforcer la lutte contre l’alcool et le tabac, des problèmes majeurs qui, à eux seuls, tuent 100 000 Français par an et plusieurs millions de personnes dans le monde. C’est naturellement la lutte qu’il faut entreprendre, mais cela ne nous dispense pas d’une lutte parallèle contre le cannabis, lequel, comme je l’ai dit, ne remplace pas les deux autres substances psychoactives mais vient s’y ajouter.

Enfin, le cannabis favorise l’appétence envers l’alcool, si bien que les jeunes qui consomment du cannabis ont encore plus envie de boire, et il complique le sevrage.

Est-il logique d’autoriser le cannabis et d’interdire le tabac ? C’est une question politique et chacun peut en penser ce qu’il veut... (Rires.). Ce n’est pas à moi de répondre à une question aussi importante qui nécessiterait un long développement.

Comment les données sont-elles acquises au point de vue épidémiologique ? Il existe tout d’abord plusieurs organismes de recueil de données. Par ailleurs, la conscription ayant été remplacée désormais par la journée "citoyen", comme vous le savez, grâce à l’action de l’Académie nationale de médecine, il existe maintenant un questionnaire anonyme qui est donné à tous les jeunes lors de cette journée. Cela nous a permis pour la première fois d’avoir des réponses sur l’ensemble de la population aussi bien chez les garçons que chez les filles.

La journée "citoyen" est donc l’un des moyens, mais d’autres enquêtes provenant de plusieurs organismes (faute de temps, je ne vais pas les détailler) permettent d’avoir des données.

Quelle est la fiabilité des chiffres ? C’est une question d’épidémiologie. Il est certain que les enquêtes n’ont pas changé radicalement dans leurs méthodes et que, lorsqu’on compare les mêmes techniques, essentiellement des interrogatoires, à dix ans d’intervalle, on a des réponses tout à fait différentes. Faut-il admettre que les jeunes répondent plus facilement ? C’est possible et il y a sûrement des biais, mais tout le monde admet qu’il y a une évolution négative, c’est-à-dire un accroissement et une banalisation de la consommation du cannabis chez les jeunes.

Mme la Présidente. - Je vais laisser la parole à M. le Rapporteur pour qu’il pose ses dernières questions.

M. MAHEAS. - Il restait la question des jeunes filles et des jeunes hommes.

M. PLASAIT. - Effectivement, la question de M. Mahéas est intéressante. Quelle est la différence entre les jeunes hommes et les jeunes filles dans l’étude qui a été faite. Vous parlez bien de l’étude ESCAPAD ?

M. NORDMANN. - Oui. A 17 ans — je n’ai pas le chiffre pour les personnes de 19 ans —, les fumeurs occasionnels sont de 24 % chez les garçons et de 21 % chez les filles, soit des chiffres analogues. En revanche, chez les fumeurs intensifs, la différence est beaucoup plus élevée, puisqu’ils représentent 8 % des garçons et un peu moins de 3 % des filles. Il y a donc une différence entre les deux sexes, mais elle est relativement moins marquée que pour certaines autres drogues. Il n’empêche que les garçons sont toujours en tête dans ce domaine néfaste.

M. PLASAIT. - Monsieur le Professeur, vous avez tout à l’heure évoqué le rapport Roques qui se termine par un tableau des dangerosités et j’ai été surpris de constater que, quelquefois, on en tirait la conclusion (nous interrogerons le professeur Roques lui-même) qu’il y avait, dans l’échelle de dangerosité, équivalence entre le cannabis, l’alcool et le tabac, voire que le cannabis pourrait être considéré comme moins dangereux que l’alcool et le tabac. Quelle est votre appréciation sur la question ?

M. NORDMANN. - Mon appréciation est simple. Il est certain qu’au point de vue dangerosité, le cannabis paraît moins dangereux que l’alcool et le tabac, dans la mesure où l’on parle de mortalité et où on néglige totalement la qualité de vie. Le fumeur de tabac a une qualité de vie normale que n’a pas le fumeur régulier ou intensif de cannabis.

En revanche, il ne me paraît pas logique de comparer des choses lorsqu’il n’y a pas de choix. Je répète que, si le jeune avait le libre choix entre consommer soit l’un, soit l’autre, soit le troisième produit psychoactif, je lui dirais : "fume du cannabis si tu ne peux absolument pas t’abstenir de quoi que ce soit, car cela vaut mieux que l’alcool et le tabac", mais ce n’est pas le cas. En réalité, les gens commencent par l’alcool, ils y ajoutent le tabac et ils y ajoutent encore le cannabis que l’on tend à banaliser. Le résultat est une majoration des troubles de santé et de comportement.

C’est donc le concept même de dangerosité qui me paraît extrêmement dangereux, si vous me passez ce pléonasme, vis-à-vis de la population, car il ne s’agit pas de la substitution d’une drogue par l’autre mais de l’addition d’une autre drogue à deux drogues déjà existantes.

M. PLASAIT. - J’ai une dernière question qui demanderait sans doute un très long développement mais à laquelle je vous demande de faire une réponse courte. Quels sont, selon vous, les quelques points clés d’une bonne politique de lutte contre les toxicomanies, en vous appuyant notamment sur les exemples étrangers réussis ?

M. NORDMANN. - Premièrement, il faut essentiellement informer très jeune. Dès la maternelle, il faut que l’éducation à la santé commence et qu’elle soit suivie dans le primaire afin de modifier, si possible, le comportement des jeunes vis-à-vis des problèmes de santé, qu’ils ressentent la santé comme un bien qu’ils doivent gérer eux-mêmes.

Deuxièmement, il faut que les familles y participent et ne fuient pas devant leurs responsabilités. Les jeunes, contrairement à ce qu’on a prétendu un certain temps, ont besoin d’interdit et il faut donc que les parents ne consomment pas de substances psychoactives vis-à-vis de leurs enfants, qu’ils donnent l’exemple et que si, comme je l’ai déjà dit, ils s’aperçoivent que leur enfant a consommé, ils n’en fassent pas un rejet ou une culpabilisation mais qu’ils soient au courant des structures d’accueil, qu’il faut absolument développer, de ces jeunes en difficulté, sans attendre de les laisser s’insérer dans une consommation régulière et intensive.

Par ailleurs, il faut que les maîtres soient formés (il faut faire à ce propos un gros effort au niveau des IUFM pour que ces notions leur soient familières, car eux-mêmes sont souvent totalement ignares de ces problèmes ou mal informés), et il faut développer les structures d’accueil qui n’existent guère actuellement et qui permettent à un jeune d’être soumis à des conseils et non pas à une répression immédiate. Il faut rétablir un climat de confiance avec des limites précises, car tant que le jeune n’en a pas, il cédera à la tentation du groupe et à la force des dealers, qui vivent des malheurs de la jeunesse.

Mme la Présidente. - Monsieur le professeur, au nom des membres de la commission, je tiens à vous remercier. Sachez que nous avons été particulièrement attentifs et très intéressés par tout ce que vous avez dit et que ce sera de nature à nous éclairer.

Merci infiniment de vous être prêté à cette audition. Je vais faire prendre les documents que vous avez eu la gentillesse de nous apporter.

M. NORDMANN. - C’est moi qui vous remercie, madame la Présidente, de m’avoir donné cette occasion d’exprimer des points de vue qui me sont chers.


Source : Sénat français