La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Hautefeuille.

Mme Nelly OLIN, Présidente - Vous allez commencer par nous faire un exposé, après quoi le rapporteur va procéder à un certain nombre de questions, ainsi que nos collègues sénateurs ici présents, membres de la commission.

Dr Michel HAUTEFEUILLE - Comme je pense que beaucoup de gens ont déjà été entendus par cette commission et que vous avez déjà beaucoup d’informations, je me propose de faire une présentation très rapide du Centre médical Marmottan, une institution qui a fait date dans le paysage de la lutte contre la toxicomanie, et d’aborder deux ou trois idées qui relèvent de la discussion ou de l’état des lieux.

Comme vous me l’avez rappelé avant que commence l’audition, madame la Présidente, nous nous connaissons depuis longtemps puisque nous avons fait partie d’une aventure commune dans le Val d’Oise au moment de la création d’une structure : le centre "Imagine". Cela a été une aventure passionnante, parce qu’il n’y avait rien dans cedépartement et que nous avons créé un outil d’accès aux soins, de prise en charge et de prévention sur le département du Val-d’Oise. C’est un service qui avait été créé en 1984 et dont j’ai été médecin-chef pendant une quinzaine d’années.

Depuis quelques années, je suis au Centre médical Marmottan, plus particulièrement chargé de la partie recherche et formation. Ce Centre médical a été créé il y a une trentaine d’années par le professeur Claude Olivenstein et il est actuellement dirigé par le docteur Marc Valleur, praticien hospitalier, qui est à Marmottan depuis 1975.

Le Centre médical Marmottan est probablement la structure ou l’une des structures emblématiques de ce que les pouvoirs publics ont décidé de créer en France pour répondre à ce problème de plus en plus envahissant qu’est celui de la toxicomanie.

Ce centre a été créé en référence, bien évidemment, au versant thérapeutique de la loi du 31 décembre 1970 qui garantit notamment le volontariat, la gratuité et l’anonymat par rapport aux soins. C’est sur cette base que le professeur Olivenstein a créé le Centre médical Marmottan, qui proposait, et propose toujours, ce qu’on appelle un accueil inconditionnel.

Cela veut dire que toute personne qui se présente au Centre médical Marmottan sera reçue le jour même par quelqu’un de l’équipe, même si elle n’a pas pris rendez-vous, et que, dans un deuxième temps, soit le jour même, soit quelques jours après, elle pourra être orientée vers un médecin, un psychologue ou une assistante sociale en fonction du cas particulier qu’elle présente. Nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir.

La première chose qu’il est important de signaler, c’est que ce centre a été créé spécialement pour s’adapter au mode de fonctionnement quelque peu particulier des toxicomanes qui fait que, parfois, la prise en charge classique est un peu compliquée ou vouée à l’échec. Ils ont en effet certains modes de fonctionnement dont il faut tenir compte quand on désire offrir des réponses aux demandes qui nous sont faites.

La deuxième chose qui a été créée et développée par le professeur Olivenstein, c’est la définition d’une clinique spécifique des toxicomanes. Avant les années 70, il faut reconnaître que nous étions fort démunis d’un point de vue clinique parce que nous n’avions aucun cadre nosographique auquel nous pouvions nous rattacher, en sachant que le cadre nosographique classique qui est celui de la psychiatrie s’applique difficilement aux toxicomanes qui peuvent émarger sur tous les registres de la pathologie mentale. Un toxicomane n’a pas une structure de personnalité particulière au sens "DMS4" du terme, qui est la bible en matière de psychiatrie, c’est-à-dire au sens nosographique du terme.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’on ne retrouve pas des éléments communs dans la personnalité des toxicomanes, mais que ce qu’ils présentent échappe au cadre clinique habituel. Il a donc fallu dégager une clinique spécifique des toxicomanes et, à partir de cette clinique, des modes de réponse particuliers.

Pour faire une présentation rapide du Centre médical Marmottan, on peut dire que nous avons trois niveaux de réponse qui sont incarnés chacun par une unité fonctionnelle.

La première unité fonctionnelle, probablement la plus importante, puisque c’est celle qui représente l’activité principale et qu’historiquement, c’est l’unité qui a été créée en premier au sein de Marmottan, c’est ce qu’on appelle l’accueil, qui est une consultation externe d’hôpital qui fonctionne tous les jours, de 11 h 00 à 19 h 00, sans rendez-vous (on y reçoit aussi les gens avec un rendez-vous, mais on peut le faire sans rendez-vous) et sans conditions particulières à l’exception de la nécessité de respecter la loi institutionnelle qui est une loi de bon sens, c’est-à-dire que le Centre médical Marmottan est un lieu où la violence physique sur soi-même ou sur les autres est interdite, un lieu où, évidemment, toute consommation, tout trafic ou tout échange d’adresses ou de plans est également interdit et un lieu où on demande que les gens respectent à la fois le personnel et les locaux.

A partir du moment où ils respectent ces éléments, on peut travailler avec eux et faire une prise en charge.

Cette consultation externe a une activité tout à fait importante. C’est probablement la file active, comme on le dit dans notre jargon, la plus importante de France, puisqu’en 2002, nous avons effectué près de 55 000 consultations avec une file active de 3 187 personnes qui ont été reçues, parmi lesquelles 1 500 toxicomanes ont été suivis régulièrement dans le cadre d’une prise en charge définie et régulière.

C’est la première unité fonctionnelle. Il s’agit donc d’une consultation externe qui est ouverte, où travaillent des médecins, généralistes ou psychiatres, des psychologues, des assistantes sociales, des secrétaires et des accueillants qui ont un rôle particulier et sur lequel nous pourrons revenir si vous le souhaitez.

La deuxième unité fonctionnelle est un petit service d’hospitalisation. Nous avons en effet une capacité de douze lits avec une tolérance jusqu’à seize (nous sommes parfois un peu submergés) qui permet d’hospitaliser les gens dont nous pensons qu’ils n’ont pas, à l’extérieur, les conditions favorables au commencement ou à la continuation d’une démarche de soins. C’est un élément important parce que, bien souvent, cela signifie que les gens seront hospitalisés pour des raisons plutôt sociales, même s’il y a des exceptions, que médicales. Généralement, on hospitalise quelqu’un parce qu’on estime que son environnement est particulièrement toxique, dangereux ou inadaptéà la démarche de soins qu’il souhaite entreprendre.

Toujours pour parler chiffres, cette unité a représenté, en 2002, 500 hospitalisations sur l’année et environ 4 000 nuitées d’hospitalisation. Les demandes qui sont faites par rapport à l’hospitalisation restent essentiellement des demandes de sevrage, soit ce qu’on appelle des sevrages totaux ou globaux, qui concernent les personnes qui consomment un certain nombre de produits et qui veulent tout arrêter, soit ce que nous appelons des sevrages sélectifs, que nous développons de plus en plus, avec des patients qui ont, par exemple, un traitement de substitution avec lequel ils sont assez équilibrés et qu’il ne convient pas de remettre en cause mais qui, en plus, sont utilisateurs d’autres produits comme l’alcool, les médicaments, la cocaïne, le crack, etc.

Nous hospitalisons donc ces patients en leur laissant le traitement de substitution parce que je répète qu’il est adapté et correspond au niveau de leur cursus et de leur évolution personnelle, et nous faisons un sevrage de tous les autres produits. C’est ce qu’on appelle le sevrage sélectif et c’est une chose qui se développe de façon assez importante. Là aussi, Marmottan a été l’une des premières structures à proposer ce type de sevrage.

Cela dit, l’hospitalisation peut aussi servir à autre chose, notamment à initialiser des traitements, soit de substitution, soit d’autres types, notamment à visée psychiatrique. Je pense aux traitements antidépresseurs ou à certains traitements antipsychotiques pour lesquels on s’aperçoit que le démarrage en soins ambulatoires est difficile, voire impossible, et donc que le cadre hospitalier convient mieux.

La troisième unité fonctionnelle est l’unité de médecine générale, sur laquelle je serai assez rapide parce que vous avez déjà auditionné le docteur Jean-Pierre Lhomme qui, en dehors de ses activités à Médecins du Monde, travaille aussi dans cette consultation de médecine générale.

Cette consultation de médecine générale a été créée en 1991 pour répondre à la difficulté qu’avaient les toxicomanes d’être suivis dans le cadre de l’hôpital général habituel, notamment par rapport à des pathologies spécifiques telles que le sida ou les hépatites.

C’est une consultation qui a une activité importante puisque la file active, c’est-à-dire le nombre de patients différents qui sont venus en 2002, est de 600 et que le nombre de consultations et d’actes infirmiers est de près de 3 500. Je précise que c’est une consultation qui est ouverte à mi-temps.

Cette consultation de médecine a donc comme première fonction de répondre aux problèmes somatiques des toxicomanes, mais elle a aussi une deuxième fonction : celle de la réduction des risques, qui consiste à mettre du matériel à la disposition des gens qui continuent d’être des usagers de produits toxiques pour éviter de se contaminer eux-mêmes ou de contaminer leur entourage.

Je tiens à préciser que cette activité de réduction des risques n’a lieu à Marmottan que dans le cadre de la consultation de médecine générale, puisque, dans le cadre de la consultation externe ou de l’accueil, il paraîtrait antinomique d’avoir une activité de réduction des risques avec des gens qui sont dans une démarche d’arrêt. Nous y reviendrons si vous le souhaitez.

Ce sont les trois unités fonctionnelles du Centre médical Marmottan.

Pour revenir au travail de consultation en ambulatoire, qui est le travail principal, j’aurais souhaité aborder trois points qui me semblent assez particuliers.

En premier lieu, force est de constater que, depuis ces dernières années, on assiste à un ralentissement de l’utilisation à des fins toxicomaniaques de produits opiacés illicites, c’est-à-dire que le nombre d’héroïnomanes, du moins pour ce que nous pouvons en voir à Marmottan, baisse de façon assez régulière depuis plusieurs années.

Mme la Présidente - Avez-vous une explication à cela ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - L’explication tient à la mise sur le marché des produits de substitution. Par rapport aux demandes de sevrage qui nous sont faites depuis maintenant trois à quatre ans, celle qui concernent des produits comme le Subutex ou la méthadone sont plus importantes en chiffres que celles qui concernent l’héroïne.

C’est une modification importante parce qu’elle entraîne des conséquences, notamment la diminution de l’utilisation de la seringue et des toxicomanies intraveineuses, ce qui est très important en termes de santé publique, en particulier par rapport aux problèmes d’hépatite et de sida.

Le deuxième point que je souhaite mettre en exergue est l’apparition de nouvelles formes de toxicomanie. Les toxicomanies auxquelles nous sommes confrontés sortent de l’image d’Epinal de l’héroïnomane ou du cocaïnomane telle qu’on peut l’avoir en tête et on est de plus en plus confronté à des gens qui présentent des critères d’insertion sociale, familiale et professionnelle tout à fait classiques, c’est-à-dire qui ont un travail et une famille, mais qui, en plus de cela, malgré cela ou parallèlement à cela, ont une conduite toxicomaniaque.

Dans le même ordre d’idée, il était classique de dire que le cursus habituel d’un toxicomane était quelqu’un qui rencontrait le produit vers 16-18 ans, qui devenait toxicomane entre 18 et 24 ans, qui commençait une démarche de soins aux alentours de 25 ans et qui arrêtait à la trentaine. C’était le parcours classique habituel.

On voit maintenant apparaître des toxicomanes qui inaugurent leur toxicomanie aux alentours de la trentaine, voire plus tard. Pratiquement tous les mois, nous battons notre record d’âge des gens qui viennent consulter. Cela veut dire que la toxicomanie n’est plus le simple fait d’une population qui était marginale, révoltée ou inadaptée mais devient une espèce de mode de décompensation à certains moments difficiles de la vie. En tant que cliniciens, nous savons parfaitement que la trentaine est un cap un peu difficile à passer que, jusqu’ici, les gens décomposaient plutôt sur le mode de la dépression, voire de la psychose, alors que, désormais, la toxicomanie devient un mode de décompensation de ces problèmes.

La troisième chose que je voulais mettre en exergue et qui est — j’en ai conscience — tout à fait périphérique par rapport à l’objet de votre commission, concerne ce que nous appelons le développement des nouvelles addictions. Cela veut dire qu’à Marmottan, viennent des personnes qui sont dépendantes d’autres choses que des drogues. Je citerai à cet égard les trois cas auxquels nous sommes les plus confrontés.

Le premier, c’est ce qu’on appelle les joueurs pathologiques, c’est-à-dire des personnes qui ont une attitude tout à fait pathologique par rapport au jeu, qui sont en danger, à la fois psychologiquement, socialement et familialement par rapport à cela, qui ont fait eux-mêmes leur diagnostic de dépendance, c’est-à-dire qui vivent le jeu, à tort ou à raison (je pense que c’est en fait à raison), comme une véritable drogue et qui viennent à Marmottan parce qu’ils savent que nous avons un certain savoir-faire par rapport à la dépendance.

Le deuxième cas, ce sont ce que j’appelle les "dopés du quotidien", des personnes qui ont recours à des produits licites ou illicites pour faire face à leur activité professionnelle.

Le Centre Marmottan n’est pas loin de la Défense, qui est un grand quartier d’affaires, et nous avons beaucoup de cadres ou de personnes qui ont des responsabilités à différents niveaux de la hiérarchie, dans le monde des affaires, qui viennent nous voir parce qu’ils utilisent des produits pour améliorer leurs performances, pour faire face au stress quotidien ou pour répondre aux demandes qui leur sont faites dans le cadre de leur milieu professionnel.

Le troisième cas, qui est périphérique à vos préoccupations mais qu’il me semble tout à fait important de citer, c’est le développement, dont nous sommes témoins, de dépendances très importantes par rapport à Internet et aux jeux vidéo. A cet égard, nous sommes plutôt interpellés par des parents qui viennent nous voir parce qu’ils ont des enfants qui vont passer un temps considérable, soit sur les jeux vidéo, soit sur Internet, soit sur les deux, c’est-à-dire sur les jeux vidéo on line que l’on trouve sur Internet.

Quand je parle d’un temps considérable, je pense par exemple à une mère que nous avons vue vendredi dont l’enfant, sur 48 heures de week-end, avait passé 45 heures sur ce genre de jeu.

Mme la Présidente - Un enfant de quel âge ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - 17 ans et demi.

Cela pose un véritable problème de prise en charge à la fois des familles, qui sont complètement désarmées, et des jeunes qui sont dans ces situations. En l’occurrence, comme pour les joueurs pathologiques ou les dopés du quotidien, ces gens ont fait eux-mêmes leur diagnostic, ils vivent cela comme une dépendance tout à fait importante et ils viennent nous voir pour savoir si nous pouvons faire quelque chose à ce sujet.

Voilà les propos introductifs que je souhaitais exposer.

Mme la Présidente - Merci, docteur, de cet exposé qui a le mérite d’une grande clarté et d’une belle construction de réseau. Je donne tout de suite la parole à M. le Rapporteur, qui va vous poser des questions qui nous préoccupent.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur - Merci de votre exposé, docteur. Dans la fonction d’accueil à Marmottan, j’imagine que vous recevez beaucoup de gens qui viennent vous poser des questions sur toutes les drogues, en particulier le cannabis. Sinon, les gens qui consomment du cannabis sont-ils moins que d’autres intéressés par la prise en charge et la démarche d’un centre comme le vôtre ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - Quel que soit le produit, nous sommes confrontés aux mêmes situations. A l’évidence, en dépit de tout le débat qui existe sur le cannabis, nous constatons d’un point de vue clinique que des gens sont véritablement en souffrance par rapport au cannabis, qu’ils ont un usage véritablement problématique du cannabis et qu’ils viennent nous consulter sur ce point.. Ils vont donc être accueillis, suivis, orientés ou pris en charge à Marmottan de la même façon qu’un héroïnomane ou un cocaïnomane même si, parfois, les enjeux sont un peu différents.

M. le Rapporteur - En quoi consiste la prise en charge pour quelqu’un qui a une consommation problématique du cannabis ? Est-ce un traitement psychologique, un accompagnement et une recherche de compréhension de son problème pour l’aider d’un point de vue psychologique ou est-ce aussi une aide à une forme de sevrage ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - Cela regroupe tous ces éléments. Les toxicomanies au cannabis sont avant tout des toxicomanies, c’est-à-dire qu’en réalité, nous sommes confrontés, tout comme le patient, à une espèce de mécanisme de dépendance qui est très tyrannique et auquel il n’arrive pas à échapper. Le but de la prise en charge sera donc à la fois de voir comment il peut se dégager du produit et de travailler avec lui pour savoir comment il va pouvoir se dégager de la dépendance dans laquelle il se trouve.

Cela peut s’accompagner à certains moments de prescriptions médicamenteuses, parce qu’on s’aperçoit bien souvent que, lorsqu’il y a un tel usage de cannabis ou d’autres produits, quels qu’ils soient, avec une telle intensité, il peut y avoir derrière un fond dépressif ou des idées un peu morbides. Nous avons des médicaments pour cela, mais je veux dire par là qu’avec ces médicaments, on soigne non pas la dépendance au cannabis mais les déterminants de cette dépendance.

Nous avons donc une action médicamenteuse, mais cela ne suffit pas. Nous prenons aussi en charge ces personnes d’un point de vue psychothérapeutique soit individuel, soit familial, soit des deux sortes à la fois, parce que nous constatons bien souvent qu’elles ont des fonctionnements familiaux pathogènes sur lesquels il convient d’intervenir.

Enfin, nous agissons sur le plan environnemental. Pour certains, l’environnement peut être non pas toxique mais préoccupant ou difficile. Là aussi, ce sont des niveaux sur lesquels il est possible d’intervenir, comme par exemple la possibilité, pour eux, de changer de réseaux de relations.

Nous travaillons sur tous ces niveaux, ce qui correspond tout à fait à ce que le professeur Olivenstein a toujours décrit en disant que la prise en charge des toxicomanes se doit d’être pluridisciplinaire. Nous allons aussi intervenir, quand c’est nécessaire, sur le plan social, par exemple.

M. le Rapporteur - Je vous remercie. Nous comprenons mieux ainsi que le cannabis puisse entraîner une toxicomanie qui, comme d’autres produits, nécessite dans certains cas une prise en charge très complète.

Nous avons découvert au cours de cette enquête que, bien entendu, le cannabis a pris beaucoup d’importance du fait de l’explosion de sa consommation dans les dernières années et que c’était sans doute d’ailleurs un problème qui était encore devant nous, parce que la capacité de production, un peu partout dans le monde, y compris chez nous, risque d’entraîner dans l’avenir une augmentation de l’offre, ce qui est un problème bien identifié.

Nous avons découvert aussi que le grand problème des dix ou quinze ans qui viennent sera celui des drogues de synthèse, des drogues chimiques. Je voudrais donc savoir si, d’une part, vous commencez à sentir une augmentation des problèmes dus à ce type de drogue et si, d’autre part, comme on nous l’a dit au cours de l’une des visites que nous avons faites à l’extérieur de la métropole, le crack a des conséquences très rapides sur le cerveau et beaucoup plus irréversibles que d’autres drogues. Autrement dit, si, à l’avenir, on assiste à une consommation de plus en plus importante de ces drogues chimiques et du crack, qui seront des produits sans doute plus faciles à fabriquer sur le territoire national, aura-t-on en plus affaire à des drogues particulièrement toxiques ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - C’est une question passionnante parce qu’en réalité, cela concerne plusieurs niveaux que je vais essayer de reprendre dans l’ordre.

Le premier point concerne les drogues de synthèse. Nous y sommes effectivement de plus en plus confrontés, celles auxquelles nous avons affaire en consultation pour l’instant étant principalement l’ecstasy, la kétamine et le GHB. Ce sont les trois produits principaux qui ont des effets différents et qui entraînent des dépendances plus ou moins différentes.

A mon sens, les drogues de synthèse posent probablement plus de problèmes que le cannabis, parce que ce sont des produits dont l’accès va être de plus en plus facile : sur Internet, on peut trouver des sites qui permettent soit de se procurer ces produits, soit de les fabriquer.

Via Internet, toute l’organisation à laquelle on était habitué par rapport à la toxicomanie va exploser. On va sortir des grands trafics avec une ramification géographique et des lieux de passage que l’on connaît assez bien, et tout cela sera atomisé, ce qui permettra à la limite à chaque personne d’être son propre chimiste, son propre dealer et son propre consommateur. Cela va poser un véritable problème de santé publique et d’attitude du pouvoir politique face à cela. Que faire par rapport à un problème qui est gigantesque ?

A mon sens, cela me paraît le problème le plus grave ou, en tout cas, celui qui posera le plus de questions.

Pour ce qui est du crack, il s’agit en effet d’un produit dont la consommation est frénétique et qui est particulièrement redoutable parce qu’il entraîne une dépendance et une désocialisation très rapides. On a déjà vu des gens absolument tout perdre en quelques semaines.

Cela dit, il convient de minimiser quelque peu les choses. On a vu le crack arriver en France dans les années 1990 (en 1992 dans le Val-d’Oise) et, à l’époque, on était persuadé (on le constate quand on reprend les articles ou les coupures de presse) que ce produit serait une sorte de raz-de-marée qui allait remplacer tous les autres et qui allait faire des dégâts énormes. Finalement, on s’aperçoit dix ans plus tard que l’on n’assiste pas du tout au raz-de-marée que l’on avait pu craindre, que la consommation de crack reste très localisée et que, pour reprendre un certain nombre de propos, c’est un type de produit qui ne correspond pas véritablement à ce que recherchent les toxicomanes dans notre pays.

On peut trouver de nombreuses explications qui nous entraîneraient trop loin, mais il s’agit en gros de l’opposition qui existe entre, d’une part, les pays anglo-saxons qui sont plus dans la performance et dont la toxicomanie renvoie plutôt à des produits excitants comme la cocaïne et le crack et, d’autre part, les pays européens du "vieux continent", dont la toxicomanie et les effets recherchés sont plus liés à des effets ébrieux ou de contemplation et donc des pays où les opiacés ont plus de succès. Cela renvoie à des différences culturelles tout à fait importantes.

Cela étant, on est obligé de constater que, fort heureusement, le crack n’a pas atteint l’ampleur que l’on craignait ou que l’on peut constater notamment aux Etats-Unis.

M. le Rapporteur - J’ai une dernière question. Vous avez parlé des "dopés du quotidien", c’est-à-dire des gens qui, en milieu professionnel et sur leur lieu de travail, consomment des produits pour être plus performants. Voyez-vous vraiment une montée de ce type de problème ? Il s’agit en effet d’un problème pour les individus qui peuvent devenir des toxicomanes dépendants avec tous les problèmes que l’on connaît bien et qui sont difficiles à traiter, mais aussi pour la société, puisque, dans cette affaire, quand on consomme au travail, on peut être dangereux non seulement pour soi mais aussi pour autrui.

Assistez-vous à une montée significative et préoccupante de la consommation de stupéfiants sur les lieux de travail de nature à amener le politique à s’interroger sur une éventuelle législation en la matière (tests et contrôles) pour un certain nombre de métiers particulièrement à risques comme les pilotes d’avion, les conducteurs de transport scolaire, les contrôleurs aériens ou les gens qui sont aux commandes dans une centrale nucléaire ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - Nous ne sommes pas très bien placés pour dire si c’est un phénomène qui se développe. La seule chose dont nous pouvons témoigner, c’est que c’est un type de demande qui se développe, ce qui est une petite différence.

Le dopage en entreprise, puisque c’est essentiellement à ce phénomène que nous sommes confrontés, est une chose qui reste tout à fait taboue. Nous pouvons en témoigner parce que des gens font la démarche de venir nous dire : "Je me suis fait piéger et je voudrais m’en sortir. Comment puis-je faire maintenant ?" Il est vrai que ce type de demande augmente depuis quatre ans environ de façon significative dans un centre comme Marmottan.

Il convient en fait de se demander pourquoi ce problème est tabou au sein de l’entreprise. J’emploie le terme de "dopage au quotidien" parce que j’ai une petite expérience clinique par rapport au dopage en milieu sportif et que j’ai le sentiment que les ressorts et les mécanismes sont tout à fait comparables. Dans le milieu sportif, on sait que la pratique du dopage est assez ancienne mais aussi que c’était un tabou, une chose dont il ne fallait pas parler. Dans le monde de l’entreprise, on en est à ce stade : on est actuellement dans le monde de l’entreprise comme on était dans le monde du sport il y a dix ans.

A partir du moment où quelqu’un répond à sa charge de travail et où il est performant, il peut faire tout ce qu’il veut entoute impunité. Il commence à avoir des soucis quand, malgré sa prise de produits ou, parfois, à cause de celle-ci, iln’assure plus. C’est à ce moment-là que les ennuis vont véritablement commencer pour lui. La venue en consultation de ce profil assez particulier renvoie à deux cas de figure.

Le premier est celui que je viens de citer : la personne qui a connu un dérapage très important dont l’entreprise a été témoin, la personne venant consulter parce qu’elle a peur de perdre son travail.

Le deuxième cas de figure est celui des gens qui s’aperçoivent d’eux-mêmes qu’ils sont en train de déraper, qui ont pu avoir une utilisation spécifique de produits pendant la semaine et ne rien utiliser le week-end ni pendant les vacances et qui se mettent à déraper : ils s’aperçoivent que, même pendant le week-end et les vacances, ils doivent continuer leur consommation et donc que le prétexte ou la réalité du travail ne suffit plus, à leurs yeux, à expliquer cette dépendance.

Dans votre question, il y a le problème compliqué et difficile des tests de dépistage ou de surveillance. C’est un domaine que je ne connais pas très bien, mais il me semble qu’en France, il existe actuellement une législation prévoyant le dépistage sur les postes à risques qui semble assez efficace et bien établie.

J’ai assisté il y a quelques mois à un congrès des médecins du travail où il a été présenté tout le panel prévu pour mener à bien une telle chose et il ne m’appartient pas de dire s’il est nécessaire de renforcer la législation actuelle.

En revanche, le véritable problème auquel nous sommes confrontés avec les cadres (puisqu’il s’agit essentiellement de ces catégories d’emploi) qui sont amenés à utiliser des produits de ce type, concerne tout le travail d’information qui est fondamental et qui reste à faire.

Lorsque, par exemple, un médecin prescrit des anxiolytiques à une certaine dose parce que c’est nécessaire, un certain nombre de patients ne savent pas que, si on dépasse la dose, on entre dans le chemin d’une dépendance tout à fait importante. Chez les personnes dont je parle et qui travaillent en entreprise, il y a souvent, au départ, une prescription médicale qui n’a pas été respectée, par rapport à laquelle ils ont dérapé. C’est ainsi qu’au bout d’un certain nombre d’années, ils se retrouvent avec des quantités énormes de médicaments qui ont souvent des effets contradictoires et qu’ils sont souvent submergés par ces produits. De plus, pour contrecarrer les effets de ces médicaments, ils prennent souvent d’autres produits soit illicites, soit non disponibles en France.

M. le Rapporteur - J’ai oublié de vous poser une question. Confirmez-vous ce qui nous a été beaucoup dit, à savoir que l’une des caractéristiques de la toxicomanie, de nos jours, est la polytoxicomanie, la polyconsommation, c’est-à-dire le mélange de produits illicites mais aussi, évidemment, la prise de produits illicites avec une consommation d’alcool et de tabac ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - Tout à fait. C’est une évolution que l’on enregistre depuis une dizaine d’années. Le toxicomane exclusif n’existe plus, ou très peu et, bien souvent, quand nous faisons le point avec quelqu’un qui vient nous voir en consultation, nous faisons une espèce de liste plus ou moins longue et interminable des différents produits qui sont utilisés.

J’ajoute un autre point qui va dans le sens de votre question : on est aussi étonné de constater que de plus en plus d’usagers ne savent pas ce qu’ils prennent. Ils prennent des produits sans savoir ce que c’est et sans en connaître les effets. Ils savent simplement qu’ils vont plus ou moins leur casser la tête.

Cela pose aussi un problème, parce que nous sommes amenés à avoir en consultation des gens qui ont été victimes d’effets auxquels ils ne s’attendaient pas. Ils ne savent pas ce qu’ils prennent à la fois parce que certains produits qui circulent sont des mélanges extrêmement complexes de différentes substances aux effets paradoxaux et parce que, bien souvent, ils ont recours à ce qu’ils ont à portée de mains, à ce qu’il y a sur le marché, notamment à des médicaments. L’association médicaments/alcool est une pratique qui reste très préoccupante, notamment dans la population des jeunes. L’association des anxiolytiques ou des hypnotiques avec les bières à haut dosage oules alcools plus forts, par exemple, est un véritable problème.

M. le Rapporteur - Une question technique : la prise d’alcool avec des médicaments, est-elle essentiellement, de la part de l’alcool, une potentialisation des effets du médicament ou l’association des deux provoque-t-elle des effets différents de ce que pourrait produire l’alcool seul ou les médicaments seuls ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - C’est un peu les deux. Le but de l’utilisation de l’alcool est la potentialisation des médicaments. Quand le médicament est potentialisé, il peut avoir des effets avec une force beaucoup plus grande et donc différente même si, sur le plan chimique, ce sont les mêmes produits.

M. le Rapporteur - Merci. J’en ai terminé.

Mme la Présidente - Monsieur Chabroux, vous avez la parole.

M. Gilbert CHABROUX - La commission a visité un centre de soins spécialisés dans le quartier Saint-Germain et également le service de l’hôpital Saint-Antoine qui accueille les toxicomanes, et j’ai été frappé, pour ma part, par l’importance de la psychiatrie. Quelle est votre expérience, à Marmottan, quant à la relation entre toxicomanie et maladies psychiatriques ?

Dr Michel HAUTEFEUILLE - C’est effectivement un problème qui se développe de façon extrêmement importante et qui pose véritablement question parce que nous sommes un peu démunis par rapport à cela.

Je pense qu’une des raisons pour lesquelles des structures comme Marmottan sont de plus en plus confrontées à des patients qui ont ce qu’on appelle une comorbidité, c’est-à-dire qui sont à la fois toxicomanes et qui ont une pathologie psychiatrique, c’est que les toxicomanes "faciles", si je puis dire, sont pris en charge de façon efficace enmédecine libérale. Il y a donc une espèce d’effet de tri ou de tamisage qui fait que ce sont les cas les plus durs et les plus compliqués qui arrivent dans les institutions spécialisées.

Il est également évident que le fait d’être de plus en plus confronté à ce phénomène pose aussi le problème du diagnostic et de l’orientation. Il faut être capable, quand on reçoit quelqu’un dans les premières consultations, de voir quel va être le problème le plus important, celui qui est en avant.

Bien souvent, une personne véritablement psychotique qui relève d’une prise en charge psychiatrique peut être amenée à utiliser un produit comme l’héroïne parce que cela peut lui permettre de calmer ses angoisses et de se rassembler. Pendant un certain temps, cela peut être un "traitement" de sa psychose. Quand on est confronté à un tel cas, si on ne le prend en charge que du point de vue de sa toxicomanie, cela relève presque de la faute professionnelle. Le vrai problème de ce patient, c’est en effet sa psychose ; sa toxicomanie est une utilisation annexe et, quand on traite sa psychose, on s’aperçoit qu’en même temps, la toxicomanie va disparaître.

Dans ce cas, nous avons à effectuer un travail dit de diagnostic différentiel entre ce qui relèverait, d’une part, d’une pathologie majoritairement d’ordre toxicomaniaque et, d’autre part, d’une pathologie majoritairement d’ordre psychiatrique.

Pour cela, il est nécessaire de développer des coopérations avec les services de psychiatrie, ce qui est parfois un peu compliqué parce que ces patients sont assez malins ou perdus pour jouer les psychotiques dans les centres pour toxicomanes et les toxicomanes quand on les envoie en consultation dans un service de psychiatrie. Ils jouent sur les deux tableaux, ce qui complique les prises en charge. Ce sont donc des prises en charge lourdes et compliquées parce qu’elles nécessitent une coordination véritablement de tous les jours entre les structures spécialisées et les services de psychiatrie.

M. Gilbert CHABROUX - Merci.

Mme la Présidente - Il n’y a plus de questions ? Docteur, il me reste donc à vous remercier et à vous souhaiter bon courage.


Source : Sénat français