(jeudi 14 décembre 2000)
Présidence de M. François Loncle, Président
Le Président François Loncle : Mes Chers Collègues, Amiral, nous commençons les auditions sur les événements de Srebrenica.
Je tiens à indiquer aux journalistes, en les remerciant, que nous avons décidé que la plupart de ces auditions seraient ouvertes à la presse. Toutefois, lorsqu’une personnalité demande le huis clos, la tradition parlementaire est de le lui accorder.
L’objectif de cette Mission d’information parlementaire est de faire la lumière sur les massacres de plusieurs milliers de personnes, en juillet 1995, dans la ville de Srebrenica, à l’est de la Bosnie, qui avait été déclarée zone de sécurité par l’ONU.
Je vous rappelle que, selon les estimations des organisations humanitaires internationales, quelque 7 000 hommes et adolescents musulmans ont été massacrés en juillet 1995 par les forces serbes après qu’elles se furent emparées de Srebrenica, qui était une enclave musulmane depuis le début de la guerre de Bosnie-Herzégovine, en 1992. Les femmes et les enfants avaient été chassés de cette région auparavant.
J’accueille avec plaisir l’amiral Lanxade, en le remerciant d’être venu devant notre Mission d’information. Il est le premier témoin auditionné.
Amiral Jacques Lanxade : Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Députés, avant de répondre à vos questions relatives au drame de Srebrenica, je crois utile de replacer cet événement dans le contexte plus large de notre intervention dans la crise yougoslave.
J’ai été chef d’état-major des armées de 1991 à début septembre 1995 et j’ai donc été en charge des opérations des forces françaises sur ce théâtre jusqu’à quelques semaines des accords de Dayton.
La France est intervenue dans la crise yougoslave parce que le Président de la République, le Président François Mitterrand, estimait qu’il était dangereux de laisser se développer des affrontements qui risquaient d’embraser toute la zone des Balkans et de menacer gravement la stabilité de notre espace de sécurité. L’objectif poursuivi n’était donc pas humanitaire mais politique, sinon stratégique.
Nous avons essayé dans un premier temps de placer notre intervention dans un cadre européen et des travaux de planification ont été conduits à cette fin par l’Union de l’Europe occidentale (UEO).
Malheureusement, le consensus n’a pu être trouvé avec nos partenaires et c’est donc vers les Nations unies que nous nous sommes tournés.
L’OTAN n’était alors pas disposé à intervenir dans des opérations qui ne relevaient pas de l’article 5 du traité de Washington et les Etats-Unis ne souhaitaient pas eux-mêmes s’impliquer dans la gestion de cette crise qui ne menaçait pas leurs intérêts stratégiques.
Nous avons été dès lors confrontés à la culture de maintien de la paix de l’ONU, culture qui s’était formée durant la guerre froide et qui n’était pas adaptée à la nature du conflit yougoslave.
Nos forces se sont déployées initialement en Croatie, dans les Krajina, à partir d’avril 1992, puis, rapidement, en Bosnie, à Sarajevo, en juillet 1992, et à Bihac en octobre de la même année. Progressivement, en application des directives des autorités politiques françaises et en accord avec les Nations unies, elles se sont concentrées à Sarajevo, qui est devenue ainsi le centre de l’engagement français en Bosnie et le c_ur de nos préoccupations opérationnelles.
Durant toute cette période, la diplomatie française a été particulièrement active pour mobiliser la communauté internationale. Elle s’est efforcée de faire approuver par le Conseil de sécurité des mandats clairs pour la FORPRONU et elle est intervenue avec détermination pour que les moyens déployés sur le théâtre soient cohérents avec les instructions données au commandement de la force de maintien de la paix.
Malheureusement, la volonté politique internationale a gravement fait défaut et les responsables sur le terrain n’ont pas disposé des forces qui auraient été nécessaires pour atteindre les objectifs fixés à New York.
Le concept des zones protégées, notamment, qui aurait pu donner satisfaction, a été ainsi presque vidé de sa substance. Les enclaves de Srebrenica, de Zepa et, dans une moindre mesure, de Gorazde, en subiront le moment venu les conséquences.
Il n’y a pas de victoire dans la gestion des crises si ce n’est, au bout du compte, le retour à la paix. La France, dans des conditions très difficiles, a tout tenté pour aboutir à une solution à cette crise. Elle était le premier contributeur de forces, montrant ainsi l’exemple à une communauté internationale divisée et peu déterminée à s’engager. Les soldats français ont accompli leur mission en faisant preuve d’une disponibilité, d’une intelligence de la situation et d’un courage remarquables.
Ils se sont efforcés de s’interposer entre les combattants tout en apportant leur soutien aux populations victimes de la violence, et si Sarajevo est restée une ville libre malgré le siège terrible qu’elle a subi et les souffrances de ses habitants, c’est largement à nos soldats qu’on le doit.
Près d’une centaine d’hommes ont payé de leur vie cet engagement pour la paix au nom de la France, tandis que plusieurs centaines étaient blessés, dont certains conservent encore aujourd’hui dans leur chair les traces de leurs blessures. Il faut rendre hommage à ces hommes car ils ont été dignes de la France.
J’en viens maintenant à Srebrenica. Au moment où l’attaque serbe se déclenche, le 6 juillet, une grande tension règne sur l’ensemble de la Bosnie. La Fédération croato-musulmane a pris l’offensive, tandis que, du côté serbe, après la crise des otages, on exerce une forte pression sur Sarajevo où nos unités sont confrontées à de sérieuses difficultés.
La Force de réaction rapide, dont la création a été décidée le 3 juin, n’est pas encore disponible. La communauté internationale n’a pas été en mesure de donner à la FORPRONU les effectifs nécessaires pour assurer la protection des enclaves. Les contingents néerlandais à Srebrenica, ukrainien à Zepa et britannique à Gorazde ne sont pas dimensionnés pour s’opposer, le cas échéant, aux attaques serbes. Face à la détermination de Karadzic et de Mladic, ils ne pourront presque rien tenter pour empêcher l’avancée des forces serbes. Les Britanniques en tireront d’ailleurs les conséquences et obtiendront que leur contingent soit retiré de Gorazde le 18 août.
Il faudra en fait attendre la réunion de Londres du 21 juillet pour qu’un consensus s’établisse et que des dispositions soient prises qui permettront de lancer le 29 août l’opération Deliberate Force et d’aboutir à la cessation des hostilités le 21 septembre.
La responsabilité de la France n’est pas spécialement engagée dans la chute de Srebrenica et de Zepa. En effet, la zone dont nous nous sentions responsables et pour laquelle nous avions consenti des efforts considérables et subi des pertes lourdes était Sarajevo. Il y aurait donc une extrême injustice à reprocher à notre pays son action. Notre diplomatie comme nos forces ont recherché avec détermination une solution au conflit. Elles se sont heurtées à une absence de consensus au sein du Groupe de contact qui gérait la crise au plan politique et à un manque de volonté de la communauté internationale.
En conclusion, je voudrais dire qu’il ne faut pas isoler Srebrenica et, au contraire, considérer l’ensemble de l’action de la France dans la crise yougoslave.
Au moment où les besoins du maintien de la paix vont croissants dans un monde instable et au moment où l’Union européenne se dote d’une capacité de gestion des crises, il faut tirer les leçons des engagements du passé. Les dispositions à adopter pour l’engagement militaire de la France dans un cadre international devront assurer que non seulement le mandat sera clair mais que les moyens mis à la disposition du commandement seront cohérents avec les objectifs assignés, tandis que les règles de comportement seront adaptées à la mission.
Nous avons durement vécu toutes ces années en Croatie et en Bosnie. N’oublions pas ceux qui sont encore à Sarajevo et à Mitrovica et pensons à ceux qui, plus tard, auront à intervenir au nom de la France dans le cadre de notre politique extérieure au service de la paix.
Alors que nous devons définir une nouvelle forme de liens entre la nation et une armée professionnalisée, je suis convaincu que l’action du Parlement, dont il faut sans doute déterminer la forme, devrait être un des moyens de manifester clairement à l’avenir le soutien indispensable de la collectivité nationale à ses soldats.
Le Président François Loncle : Merci beaucoup, amiral. J’aurais dû préciser - mais tout le monde le sait - que vous étiez chef d’état-major des armées de 1991 à 1995, que vous avez quitté ces fonctions après la prise de Srebrenica et qu’au nom de l’armée française, vous avez donc vécu l’ensemble de ces événements.
J’ai indiqué à la presse que les Hollandais travaillent sur cette question dans des conditions différentes des nôtres. Il s’agit en effet essentiellement d’une mission d’historiens mais, bien évidemment, la classe politique et le Parlement hollandais s’intéressent de près à ce travail. Bien entendu, nous auditionnerons la partie hollandaise concernée par ces événements.
M. François Lamy, Rapporteur : Amiral, je vous remercie de votre intervention. Vous êtes le premier intervenant et vous avez occupé un rôle important. Vous comprendrez donc que nos questions soient multiples.
La première sera d’ordre politique. Puisque vous avez vécu toute la période de 1991 à 1995, et donc connu deux chefs des armées, je voudrais savoir si, selon vous, il y a eu un changement d’orientation en 1995, et particulièrement en mai 1995, à la suite de l’élection présidentielle, par rapport aux événements de Yougoslavie.
J’ai ensuite à vous poser un certain nombre de questions plus techniques sur les relations entre l’état-major des armées et les commandants de forces mises au service des Nations unies. Je voudrais savoir comment s’opérait le choix des militaires français, en particulier des officiers généraux à la tête des forces des Nations unies, comment on mettait fin à leur fonction et quelle était la nature des relations régulières entre l’état-major des armées et ces officiers généraux, particulièrement entre le chef d’état-major et ces officiers généraux.
J’aurai une troisième question sur un événement antérieur à ceux de Srebrenica : la reprise du pont de Vrbanja, en mai 1995. On a dit à l’époque que c’était le Président Jacques Chirac qui avait pris la décision de reprendre ce pont. Est-ce le cas ?
Par ailleurs, en marge des événements de Srebrenica eux-mêmes, je voudrais savoir quelle était l’appréciation de l’état-major des armées vis-à-vis des zones de sécurité et, particulièrement, de l’action du général Morillon.
Une rencontre a eu lieu, le 4 juin 1995, entre le général Janvier et le général Mladic et on a pu écrire ici et là qu’il y avait eu un accord à ce moment-là. De quelles informations disposez-vous là-dessus ?
Enfin, sur les événements de Srebrenica eux-mêmes, au moment des premiers combats, au début du mois de juillet, quelle était l’appréciation de l’état-major des armées en France sur la volonté des Serbes ? A-t-on considéré cette attaque de la zone de sécurité comme étant un élément de pression ou comme une donnée plus stratégique, c’est-à-dire une volonté des Serbes de récupérer l’ensemble des enclaves de sécurité ?
Amiral Jacques Lanxade : Sur la première question que vous m’avez posée, je dirai que lorsque l’actuel Président de la République prend ses fonctions en 1995, il trouve une situation qu’il n’avait suivie que de l’extérieur de l’appareil d’Etat, mais en étant assisté par un Premier ministre, M. Alain Juppé, qui était le Ministre des Affaires étrangères du précédent Gouvernement et qui, par conséquent, avait une connaissance approfondie de la situation et du dossier de la crise. Le Président de la République, au départ, ne change donc pas la politique telle qu’elle se présente.
Ce qui a conduit à changer de politique, c’est la prise d’otages, qui a très clairement marqué que la partie serbe avait franchi un pas de plus dans l’agression contre les forces des Nations unies et, notamment, contre la France. A partir de ce moment-là, il est clair que l’appréciation politique par le Président, par le Premier ministre et par l’ensemble de ceux qui participent à la prise de décisions politico-militaires en France évolue : on entre dans une nouvelle phase. C’est ainsi qu’a pu être décidée très rapidement la mise sur pied de la Force de réaction rapide.
S’agissant des officiers mis à la disposition des Nations unies, leur choix est effectué par le Gouvernement et le Président, tout au moins pour ceux qui ont une vraie responsabilité de commandement. La sélection est opérée en concertation entre le chef d’état-major de l’armée concernée, le chef d’état-major de l’Armée de terre, le chef d’état-major des armées, le Ministre de la Défense ; ensuite, des propositions sont faites pour que soit transmise la candidature d’un officier général français au siège des Nations unies. Voilà comment les choses se passent.
Quelles sont les relations entre le chef d’état-major des armées et les forces sur le terrain ?
Je rappelle tout d’abord qu’en France, c’est le chef d’état-major des armées qui est responsable de la conduite des opérations, qu’il dispose pour cela d’un état-major mais aussi, notamment, d’un Centre d’opération interarmées, le COIA, qui suit en permanence la situation sur le terrain avec les éléments dont il dispose.
Les instructions opérationnelles sont données par la chaîne de commandement des Nations unies, mais il y a nécessairement des relations directes entre le commandant des forces sur le terrain et le chef d’état-major des armées parce que nous devons nous assurer que l’emploi qui est fait des forces françaises est bien conforme aux conditions dans lesquelles elles ont été mises à la disposition des Nations unies, et ceci est vrai dans le cas des Nations unies mais aussi dans le cas de l’OTAN, parce que nous transmettons non pas ce que l’on appelle le " commandement opérationnel " mais plutôt, dans le jargon utilisé au sein de l’Alliance et, d’une manière générale, par les militaires, le " contrôle opérationnel ". Cela veut dire que l’autorité qui reçoit des forces sous son contrôle ne peut les employer que ce pour quoi on a trouvé un accord à un niveau supérieur. Il est donc nécessaire de s’assurer en permanence que le mandat est bien respecté. C’est la première chose.
La deuxième chose, c’est qu’il faut naturellement contribuer à la logistique. La logistique est théoriquement assurée par les Nations unies mais, en réalité, dans la pratique, un fort courant logistique est à la charge des pays contributeurs et on est donc amené, sur ce point, à avoir des relations très étroites.
Le troisième point concerne le moment où la sécurité des forces françaises est en jeu. Il est de la responsabilité du commandant des forces françaises sur le terrain de veiller à ce que cette sécurité soit convenablement assurée, de prendre des mesures pour qu’elle le soit et, si elle ne peut pas l’être, d’en rendre compte à Paris.
Cela dit, il est tout à fait clair que les instructions générales de conduite sur le terrain viennent de la chaîne de commandement des Nations unies.
Dans le cas précis dont nous parlons, les relations que nous avions concrètement se passaient principalement avec Sarajevo, avec le général français qui était en charge des forces françaises en Bosnie, et non pas avec l’état-major de Zagreb qui, lui, avait d’autres responsabilités. Le général français - quand il était français - qui commandait à Zagreb avait une responsabilité générale, du point de vue des Nations unies, sur la sécurité des forces des Nations unies mais il n’avait pas de responsabilité propre sur les forces françaises. C’était, en l’occurrence, le général qui était à Sarajevo qui avait cette responsabilité.
Vous m’avez aussi posé une question sur la reprise du pont de Vrbanja.
La décision a été prise dans un cadre strictement français parce que nous considérions que nos forces étaient dans une situation dangereuse et qu’il fallait mettre un terme à l’action des Serbes à Sarajevo contre nos forces.
Le général Gobilliard a donc, de sa propre initiative, apprécié la situation et il s’est tourné vers moi pour me demander l’autorisation, que je lui ai immédiatement donnée, de lancer cette opération.
La décision n’a pas été soumise au Premier ministre ni au Président de la République parce qu’il y avait, d’abord, une extrême urgence et, surtout, parce que, étant donné la connaissance que j’avais de la position du Président de la République, je savais qu’en tout état de cause, il m’aurait donné immédiatement son accord.
Les choses se sont donc passées comme cela. Nous avons immédiatement rendu compte au Gouvernement et au Président de la République de l’action qui était en cours.
Quant à votre question sur les zones de sécurité, je dirai que ce concept de zone de sécurité a été largement inspiré par la France. La diplomatie française avait proposé que des résolutions soient prises pour créer ces zones de sécurité et permettre de mieux clarifier, sur le terrain, ce que nous pensions pouvoir faire afin de préserver certains lieux.
La difficulté est apparue lorsque, après avoir bien défini des zones de sécurité, on n’a pas donné au commandement de la FORPRONU les moyens de mettre en _uvre ce concept de façon satisfaisante.
Je crois que les chiffres qui étaient prévus ou demandés étaient de 36 000 hommes et qu’il n’a été autorisé que 7 600 hommes, si ma mémoire est bonne, et je ne suis pas certain - mais je n’ai pas les éléments ici - que ces 7 600 hommes aient été jamais mis en place.
Il y avait donc une différence considérable entre les mandats fixés par le Conseil de sécurité, à New York, et les moyens effectivement mis à la disposition du commandement sur le terrain. Bien sûr, il a fallu en tirer des conséquences.
Le résultat, c’est qu’alors qu’on avait imaginé de mettre en place une force suffisamment conséquente dans chacune de ces zones de sécurité de manière à dissuader les Serbes de les attaquer, en fait, les moyens que l’on a mis étaient totalement insuffisants pour, comme je l’ai dit, s’opposer à une action. A partir du moment où il y avait une vraie volonté, de la part des Serbes, de se saisir de ces zones, ils n’avaient en face d’eux que peu ou pas de résistance possible de la part de la FORPRONU, à l’exception de Sarajevo.
Quant à la réunion du 4 juin entre le général Janvier et Mladic, il est pour moi tout à fait exclu qu’il y ait eu un quelconque échange, comme cela a été avancé. Naturellement, je n’étais pas à cet entretien, mais toutes les informations que j’ai eues ensuite me laissent penser que tout cela est entièrement faux et que l’on fait peser sur le général Janvier un soupçon tout à fait injustifié.
Quelle était notre appréciation de la situation au début de juillet ? Tout d’abord, naturellement, nous regardions l’ensemble de la situation sur le théâtre de Bosnie et les enclaves n’étaient pas, loin de là, les seuls points de pression ou d’affrontement entre les uns et les autres.
Il faut rappeler que l’armée croato-musulmane avait commencé d’entreprendre des opérations très importantes et qu’un peu partout, sur le théâtre bosniaque, il y avait des combats violents.
Naturellement, nous savions bien que les enclaves posaient un problème aux Serbes, mais pas seulement à eux, car on voyait assez mal comment un plan de paix raisonnable aurait pu laisser de tels îlots se maintenir. D’ailleurs, ce que nous savions à l’époque, ou plutôt ce que nous pensions savoir, est tout à fait confirmé dans le rapport qu’a fait le Secrétaire général des Nations unies, dans lequel il évoque cet échange de terrains qui avait été imaginé par le Président Izetbegovic pour résoudre le problème des enclaves.
Nous savions donc que Srebrenica et Zepa pouvaient être des objectifs importants pour les Serbes. C’était un peu moins vrai pour Gorazde parce que l’enclave était beaucoup plus grande et qu’elle pouvait être plus aisément reliée au reste.
Cela étant dit, nous n’avons découvert que très tardivement ce qui se passait effectivement à Srebrenica et nous avons eu le sentiment à ce moment-là qu’il y avait, certes, une pression accrue mais nous n’étions pas du tout assurés que c’était une offensive déterminée pour prendre les enclaves dès ce moment-là.
M. François Léotard, Rapporteur : Je remercie l’amiral du commentaire très digne et très complet qu’il a pu faire au début de son propos. Il a orienté ses conclusions sur la nécessité d’une meilleure relation entre l’armée et la nation. Je pense qu’aucun parlementaire ne peut s’exonérer de cette ambition.
J’ajoute une autre orientation qui peut être donnée à notre Mission d’information : le fait que nous puissions faire des propositions sur les missions qui sont confiées à l’Organisation des Nations unies et sur les moyens qui lui sont donnés. Ce qui s’est passé - je le dis parce que c’est une réalité très fâcheuse, au fond, et qui est une des conséquences de la tragédie de Srebrenica -, c’est la disparition progressive et à peu près complète aujourd’hui de la fourniture de Casques bleus en tant que tels à l’ONU par des armées fortes, structurées, encadrées et entraînées. C’est ce que constate le rapport Brahimi sur la réforme de l’ONU.
Je voudrais en venir à mes questions.
La première porte sur le calendrier et le contenu de ce que j’appellerai " l’avant Dayton ".
En juillet 1995, quelles étaient les prémisses à la fois diplomatiques et militaires des accords de Dayton ? J’imagine qu’apparaissaient dans les conversations, à la fois au plan diplomatique et au plan militaire, qui continuaient au sein du Groupe de contact et entre les chancelleries, des hypothèses de solution de la crise. Est-ce qu’apparaissait déjà, notamment, l’hypothèse d’une conception de répartition ethnique des populations pour régler la crise ?
Avez-vous été associé, consulté ou informé de ce que sont en fait les accords de Dayton, c’est-à-dire une délimitation des zones entre les forces bosno-croates et la partie serbe de la Bosnie, qui supposaient ou qui ont eu en tout cas pour conséquence des déplacements de population.
J’irai encore un tout petit peu plus loin si vous me le permettez : à votre sens, les enclaves de l’Est de la Bosnie étaient-elles, dans l’esprit de certains négociateurs, destinées à être sacrifiées ? Voyait-on apparaître cela dès le mois de juillet 1995 ?
Ma deuxième question s’adresse au militaire que vous êtes. A votre avis - mais vous l’avez déjà esquissé dans votre réponse - quels auraient dû être les effectifs et les moyens militaires au sol (je ne parle pas uniquement d’appui aérien) normaux qui auraient été nécessaires à Srebrenica pour étoffer le contingent néerlandais et appliquer le mandat tel qu’il avait été défini par les Nations unies ? Vous avez laissé entendre que c’était 36 000 hommes pour l’ensemble des zones, ce que je crois aussi et ce dont je me souviens, mais à votre avis, quel aurait dû être l’effectif pour le seul territoire de Srebrenica ?
Dans le prolongement de cette question, au moment où les populations ont été directement menacées et, bien sûr, les Casques bleus, une opération a-t-elle été envisagée à partir de Sarajevo pour venir en aide aux soldats néerlandais ? Je ne parle pas des opérations aériennes mais d’une éventuelle opération terrestre qui, bien sûr - je vois bien s’esquisser votre réponse parce qu’elle est évidente -, aurait supposé une opération de guerre ouverte pour franchir un certain nombre d’obstacles.
Ma dernière question porte sur l’avenir, parce que je souhaite que notre Mission puisse réfléchir sur l’avenir et le présent. Il s’agit de l’arrestation nécessaire du général Mladic et de M. Karadzic. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui, avec plusieurs dizaines de milliers de soldats qui ne sont plus des Casques bleus, que l’on ne sache pas où ils sont et que l’on n’ait pas les moyens physiques de les arrêter. A votre avis, selon l’expérience que vous avez de cette région et du terrain militaire, quels sont les obstacles qui empêchent ou qui retardent aujourd’hui l’arrestation de ces deux criminels de guerre ? Ces obstacles sont-ils politiques, militaires, en termes d’action (encore une fois, nous avons plusieurs milliers d’hommes sur le terrain), ou dans le domaine du renseignement ?
Nous savons que toutes ces personnes sont écoutées et surveillées. Pour quelle raison, aujourd’hui, ces milliers de soldats, avec des gouvernements démocratiques et après un jugement du Tribunal pénal international, n’arrivent-ils pas à arrêter des gens qui sont considérés par la communauté internationale comme des criminels de guerre ?
Amiral Jacques Lanxade : Pour ce qui est de la première question, qui porte sur le calendrier de juillet jusqu’à l’accord de Dayton, le Groupe de contact s’est mis d’accord sur un plan qui, globalement, prévoyait 49 % pour la partie sous souveraineté serbe et 51 % pour l’autre partie. C’était un accord au sein du Groupe de contact et c’est ce qui a été pris en compte par les négociateurs américains en particulier Richard Holbrooke.
On peut d’ailleurs remarquer que l’arrêt des combats s’est fait pratiquement à la fin du mois de septembre alors qu’on était dans cette situation 49/51. Je n’en tire aucune conséquence. Du moins, je ne veux pas faire de commentaire sur ce point.
Je n’ai pas entendu parler de déplacements de populations. C’est donc un point sur lequel l’état-major des armées n’a eu évidemment ni à être informé, ni à travailler.
Il est certain qu’à partir d’un certain moment, ce sont les Etats-Unis qui ont conduit la négociation. Ils informaient le Groupe de contact des résultats mais c’étaient eux qui avaient pris en charge la préparation de ce que seraient les accords de Dayton.
Je pense que les dates clés sont, bien sûr, la mise en place de la Force de réaction rapide et la décision de la faire, au début du mois de juin, puis la réunion de Londres qui établit un consensus pour que puisse être lancée, quelques semaines plus tard, l’opération conjointe de l’OTAN et de l’ONU, Deliberate Force, à la fois avec l’aviation de l’OTAN et les éléments de la Force de réaction rapide.
Cependant, il faut voir que, pendant toute cette période qui va du 20 juillet au lancement de Deliberate Force, deux éléments principaux ont lieu au point de vue militaire : d’une part, l’intensification des combats sur le terrain et des affrontements très durs entre les Serbes et l’armée de la Fédération croato-musulmane, avec le succès de plus en plus évident de cette Fédération dans ses offensives ; d’autre part, la préparation des moyens pour Deliberate Force, c’est-à-dire la concentration de la Force de réaction rapide et la préparation de la planification aérienne.
Voilà ce que je peux dire sur ce calendrier.
Sur les effectifs qui auraient été nécessaires pour Srebrenica, on aurait pu les estimer à 1 500 ou 2 000 hommes mais je pense qu’il aurait fallu les doter de moyens significatifs, c’est-à-dire d’armements de mortier lourd et d’armements antichars plus nombreux que ce qu’ils avaient. Par ailleurs - cela a été une demande constante que l’on n’a jamais pu mettre sur pied -, il fallait l’existence d’une force de réaction. En effet, il fallait que les Serbes qui devaient s’en prendre aux zones de sécurité sachent qu’ils risquaient de voir intervenir une force puissante relativement à leurs propres forces.
C’est ainsi qu’a d’ailleurs été dimensionnée la Force de réaction rapide. Elle n’a été que très partiellement déployée mais si elle avait existé, il est vraisemblable que l’on aurait pu fonctionner de manière différente.
Je peux donner un autre élément. Quand Gorazde a été menacée et avant que les Britanniques retirent leur contingent, la France avait proposé que soit déployée une force importante, autrement dit que l’on se mette dans la situation qui n’avait pas été celle de Srebrenica. Nous avions proposé environ 2 000 hommes.
Cela n’a pas été fait parce que, d’une part, il y avait une différence très importante d’appréciation sur le volume de la force nécessaire, les Britanniques et les Américains demandant 10 000 hommes, et que, d’autre part, les moyens de déployer cette force à Gorazde puis de la soutenir logistiquement n’étaient pas disponibles. Personne n’était prêt à mettre en place les forces héliportées qui auraient été absolument nécessaires pour mener une telle opération.
Voilà ce que je peux répondre sur ce point.
Je peux difficilement répondre à votre dernière question parce que cela fait maintenant cinq ans que je ne suis plus impliqué dans ces opérations. Je n’ai pas vu la mise en place de la force de l’OTAN et je ne peux donc pas vous donner moi-même des éléments sur ce point.
Je crois cependant qu’il y a un vrai problème à demander aux forces, aux militaires, de faire des actions de justice et de police. A cet égard, il y a probablement un manque, un vide dans le droit international. En effet, quand on prend le contrôle d’une zone de sécurité - nous avons eu ce problème dans la zone humanitaire au Rwanda - à quel corps de loi ou de règlement pouvons-nous nous référer pour agir ? C’est extrêmement difficile. Sur le moment, bien sûr, on comprend que, très logiquement, il faut aller se saisir des gens, mais s’il y a une erreur ensuite, quelle est la protection juridique des militaires qui interviennent ? Autrement dit, il y aurait lieu pour la communauté internationale d’approfondir cette question.
Le Président François Loncle : Sur la deuxième question que posait M. Léotard en ce qui concerne la perspective d’une participation française, je tiens à dire qu’à l’issue de notre visite à Kofi Annan lors de la dernière Assemblée générale de l’ONU, le Président de la Commission de la Défense, Paul Quilès, et moi-même avons écrit au Premier ministre pour faire état des inquiétudes du Secrétaire général des Nations unies sur la situation en Sierra Leone et évoqué, à sa demande, l’éventualité d’une participation française.
Le Premier ministre nous a répondu récemment et sa réponse rend particulièrement pertinente la question de François Léotard.
M. Pierre Brana : Suite aux interventions de M. Léotard mais également de vous-même, Amiral, je voudrais dire que, dans mon esprit, il ne s’agit pas du tout de clouer au pilori tel ou tel mais d’essayer de déterminer les dysfonctionnements qui auraient été constatés ou, éventuellement, les erreurs qui auraient été commises et qui auraient conduit à Srebrenica.
La première question que j’ai envie de vous poser est donc la suivante : croyez-vous personnellement que cette tragédie aurait pu être évitée et, si oui, comment ? En effet, je crois que ce qui est important dans notre travail, c’est d’étudier tout ce qui pourrait éviter le renouvellement d’une pareille tragédie. C’est en quoi notre travail est intéressant pour l’avenir.
Ce que vous avez dit recoupe ce qu’on m’avait dit sur place. On m’avait dit grosso modo que le pays qui avait le plus à perdre sur le terrain, de fait devait contrôler les décisions, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de rupture entre le commandement sur le terrain et le Gouvernement auquel les troupes appartenaient. Je souhaiterais donc savoir si c’est bien avec cet esprit que vous avez répondu tout à l’heure.
Autrement dit, pour être concret, dans la crise des otages de mai 1995, sachant que la plupart des otages étaient Français, pouvez-vous dire si les directives du Gouvernement français ont été prépondérantes pour sortir de cette crise et pour la gérer ?
Troisièmement, lorsque l’ONU demande un renforcement des Casques bleus et s’adresse aux différents pays, la demande finit-elle par arriver aux armées ? Demande-t-on à l’état-major si, oui ou non, il peut prêter des troupes et les mettre à disposition ou la décision reste-t-elle cantonnée au niveau gouvernemental ? Est-ce que, concrètement et pratiquement, on demande aux forces armées si elles peuvent mettre à disposition des Casques bleus ?
Enfin, pour en venir à vous d’une manière plus directe, j’ai relevé dans la presse une déclaration que vous auriez faite à l’époque. Vous auriez dit que la Force de réaction rapide serait utilisée pour ouvrir des corridors vers Sarajevo et les autres zones de sécurité encerclées. Est-ce exact ? Si c’est le cas, avez-vous eu une discussion avec le général Janvier et y a-t-il eu des analyses contradictoires ?
Je me souviens que le général Janvier avait préconisé de changer le nom de la Force de réaction rapide, parce qu’il trouvait le terme un peu trop offensif par rapport aux Serbes, et qu’il avait envisagé de l’appeler " Force de réaction ponctuelle ". Je voudrais donc savoir si, là aussi, vous étiez en accord avec cette déclaration.
Voilà ce que je voulais vous demander puisque, pour ce qui est de la réunion du 4 juin, vous avez répondu qu’il n’y avait pas eu d’accord entre le général Janvier et le général Mladic.
Amiral Jacques Lanxade : Votre première question est tout à fait essentielle : cette tragédie aurait-elle pu être évitée ? Il faut savoir à quel moment on se pose cette question. Si on se la pose début juillet, je dis non. Si on se la pose un an avant, je dis oui. En effet, si on avait fait ce qu’on avait prévu de faire à New York, c’est-à-dire mettre en place des moyens pour effectivement donner aux zones de sécurité la protection souhaitée et si, par ailleurs, on avait pu déployer une force de réaction, on aurait pu éviter cela. Malheureusement, cela n’a pas pu être fait.
Pour moi, il est tout à fait clair que, lorsque les événements se précipitent, à partir du 6 ou du 7 juillet, et qu’on en prend conscience, on ne peut militairement plus rien faire.
Quant à la façon dont les décisions ont été prises pendant la crise des otages, il faut distinguer encore une fois le très court terme et le moyen terme.
Le très court terme, ce sont les dispositions ou les instructions qui peuvent circuler pour des raisons de sécurité directement entre Paris et Sarajevo face à la mise en danger et la prise en otage d’un certain nombre de nos personnels. Très clairement, nous avons donc eu des échanges avec le général Gobilliard, l’idée étant finalement de lui laisser le soin d’apprécier ce qu’il peut faire ou ne pas faire. C’est d’ailleurs cela qui aboutira à la reprise du pont de Vrbanja.
Une fois les otages pris, on entre dans une négociation qui est conduite par l’ensemble des diplomaties, essentiellement par les Nations unies, et nous n’intervenons plus. Ceux qui gardaient les points de rassemblement des armes étaient en partie français, mais je ne sais même pas si nous avions la moitié des otages qui ont été pris au total. C’est donc une négociation globale qui a été conduite et dans laquelle l’état-major des armées n’est pas intervenu.
Sur votre troisième question, je vous répondrai que le chef d’état-major des armées responsable des opérations participe aux réunions de conseils restreints qui se tiennent très régulièrement et autant que nécessaire sous la présidence du Président de la République. Ce conseil restreint réunit le Premier ministre, le Ministre des Affaires étrangères, le Ministre de la Défense et le chef d’état-major des armées, plus bien sûr le Président de la République et quelques autres personnes. C’est là que la situation est examinée et que les décisions sont prises par le Président de la République et le Premier ministre, en présence du Gouvernement et du chef d’état-major des armées. Par conséquent, la cohérence entre l’action diplomatique et l’action militaire est assurée.
Pour répondre plus précisément à votre question, quand il y a une demande de renforcement, cette question est à l’évidence évoquée et elle fait l’objet d’une concertation avec le chef d’état-major des armées et le Ministre de la Défense.
Il faut être tout à fait clair. Nous avons en France des procédures de prise de décisions politico-militaires qui sont tout à fait efficaces et que je qualifierai même d’exemplaires. Il peut y avoir, au sein d’un conseil restreint, des désaccords d’appréciation. C’est assez logique, surtout quand les situations se tendent, mais, fondamentalement, toutes les parties prenantes sont entendues et, finalement, le Président et le Gouvernement prennent leur décision. Sur ce point, il n’y a aucune difficulté.
Je ne me souviens pas, sur votre dernière question, avoir entendu parler de " Force de réaction ponctuelle ". Le problème était de mettre en place une Force de réaction rapide (FRR) et de définir dans quelles conditions elle pouvait intervenir.
Il faut voir qu’au moment où on l’a mise en place, on sortait de la crise des otages et que l’on voulait, à l’évidence, se préserver d’une telle situation. Il s’agissait donc d’être capable d’aller porter assistance à tel ou tel contingent qui serait en difficulté, notamment dans les zones de sécurité.
Bien sûr, la question de l’ouverture de routes vers Sarajevo et donc du rétablissement d’une plus grande liberté de cette ville s’est posée. La solution qui a été finalement adoptée et mise en _uvre est celle de la sécurisation de la piste du mont Igman. Les unités du génie ont travaillé sur cette piste et les premiers éléments de la FRR qui sont arrivés ont été utilisés pour faire comprendre à la partie serbe que toute attaque contre les convois qui circuleraient sur cette piste entraînerait une réaction immédiate. Il y a eu une première réaction par des tirs de mortier lourd qui ont réduit l’agressivité serbe. Cela a eu lieu lorsque le premier élément de la Force de réaction rapide est arrivé.
Ensuite, au moment où on a lancé Deliberate Force, des canons de 155 ont tiré sur les infrastructures militaires serbes de Sarajevo et je pense que l’effet a été significatif. Voilà ce que je peux répondre.
Vous m’avez aussi demandé si on en avait parlé avec le général Janvier. Il y avait nécessairement un certain nombre de discussions pour définir le mandat de cette force. Ces discussions tournaient, bien sûr, entre les états-majors de la FORPRONU, à Zagreb et en Bosnie, les états-majors français, anglais et hollandais, puisqu’il y avait des éléments néerlandais dans la Force de réaction rapide. Au total, cela n’a pas posé de problèmes majeurs.
Le Président François Loncle : Je voudrais simplement, pour ma part, s’agissant en particulier du commandement des forces de paix pour l’ensemble de l’ex-Yougoslavie et non pas de la FORPRONU, vous demander pourquoi il y a eu une rotation aussi importante des commandements des forces et, par exemple, pourquoi on a rappelé le général Cot aussi rapidement. On peut s’étonner qu’il y ait une telle succession, en peu de temps, de chefs militaires sur un terrain aussi délicat.
M. François Léotard, Rapporteur : Amiral, je vous poserai simplement deux questions très ponctuelles. Est-ce que vous vous souvenez d’avoir eu des relations téléphoniques avec le chef d’état-major de l’armée des Pays-Bas pendant cette crise ? Y a-t-il eu alors une discussion entre les deux états-majors à partir du moment où des soldats néerlandais étaient en situation très délicate ? J’imagine que cela passait par l’ONU mais pouvez-vous nous dire quelque chose sur ce sujet des forces néerlandaises agressées à Srebrenica ?
Ma deuxième question concerne le déplacement du général Janvier à Paris au début du mois de juillet, vers le 4 ou le 8 juillet. Avez-vous pu le rencontrer, vous a-t-il fait part de ses inquiétudes et de ses informations et avez-vous pu transmettre ces inquiétudes et ces informations éventuellement ?
M. François Lamy, Rapporteur : Je poserai deux questions, Amiral. La première porte sur le renseignement. Comme, je le suppose, c’était la Direction du renseignement militaire qui devait opérer sur la zone, je voudrais savoir comment cela se passait, qui fournissait le renseignement aux forces de l’ONU et si la France disposait, pour ses propres forces et pour l’appréciation de ses officiers généraux, de moyens de renseignement particuliers.
Ma deuxième question porte sur la Force de réaction rapide. Vous avez expliqué qu’elle avait été partiellement déployée mais a-t-elle été recalibrée après la chute de Srebrenica et a-t-on envisagé d’aller reprendre les enclaves ? Il y a eu à ce moment-là une déclaration du Président de la République qui avait envisagé cette hypothèse. A-t-on examiné s’il était possible de reprendre ces enclaves ?
M. Pierre Brana : Le général Janvier n’a-t-il pas été partisan de se retirer des zones de sécurité ?
Amiral Jacques Lanxade : La rotation normale des officiers généraux à la tête de l’état-major de la FORPRONU est une rotation annuelle parce que telle est la règle appliquée aux Nations unies.
Lorsque le général Cot a pris ses fonctions - je pense qu’il vous le dira mieux que moi -, il a voulu, et il avait raison de le faire, compte tenu de l’évolution de la situation sur le terrain, redonner son vrai rôle à la composante militaire de la FORPRONU, c’est-à-dire qu’il a été l’un des acteurs de cette culture du maintien de la paix dont j’ai parlé tout à l’heure.
Il y a, dans toutes ces organisations et ces états-majors qui se mettent en place dans les opérations de maintien de la paix, une composante militaire et une composante civile qui sont toutes les deux importantes mais il y avait, de notre point de vue et de celui du général Cot, une dérive qui s’était produite au détriment de la partie militaire. Le général Cot a donc voulu remettre les choses en état et avoir un véritable commandement sur les opérations et les contingents qui étaient en place.
Il s’est heurté - c’est très clair - à un certain nombre de responsables des Nations unies. Il s’est probablement heurté indirectement à un certain nombre de responsables de pays qui, eux, n’étaient pas décidés à aller dans son sens.
Le Président François Loncle : Vous pouvez peut-être préciser.
Amiral Jacques Lanxade : Non, parce que je n’ai pas d’éléments pour le faire et que je n’en ai pas le souvenir.
Finalement, d’un commun accord entre le Gouvernement français et le Secrétaire général des Nations unies, il a été considéré comme préférable de remplacer le général Cot qui avait fait, je dois le dire, un travail très remarquable. Je crois qu’on ne peut qu’avoir de l’estime pour cet officier général.
Si vous voulez, c’était le choc de deux cultures et je crois que ce choc était au fond nécessaire.
Ensuite, il a été remplacé par le général de La Presle qui a repris les mêmes objectifs, mais dans une situation qui avait été déjà largement clarifiée par le général Cot. Il faut dire que, entre-temps, le général Cot avait pu mener à bien la partie Nations unies de la levée du siège de Sarajevo après l’affaire du marché de Markale.
Sur les relations avec le chef d’état-major néerlandais, il faut que l’on comprenne bien que les chefs d’état-major dont les contingents sont impliqués dans des opérations de ce type sont en liaison constante. Les états-majors français, anglais, néerlandais, belge, etc. se parlent en permanence, de même que les chefs d’état-major, bien entendu.
Je n’ai pas de souvenirs très précis de ces relations avec mon homologue néerlandais, mais il est tout à fait évident que nous avons échangé des appréciations sur la situation, sauf peut-être dans les tout derniers jours de la chute de Srebrenica parce qu’avait lieu le sommet franco-allemand et que nous n’étions pas à Paris.
C’est donc la pratique normale et je n’ai pas le souvenir de demandes vraiment particulières de mon homologue hollandais lors de nos échanges sur la situation.
Quant à la venue du général Janvier à Paris entre le 4 et le 8 juillet, j’avoue que je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Il est vraisemblable qu’il est passé à l’état-major des armées parce que c’était dans la logique des choses. Je dois dire qu’en plus, à cette période de l’affaire de Srebrenica, nous n’avions pas de sujets particuliers à évoquer.
Autrement dit, si nous avons eu un échange avec le général Janvier (mais, honnêtement, je n’en ai pas le souvenir précis), cela relevait de l’appréciation générale de la situation et des moyens qui étaient engagés, mais peut-être le général Janvier pourra-t-il mieux répondre sur ce point. Je ne peux pas vous en dire plus.
J’en viens à la question sur le renseignement. Nous avions beaucoup de difficultés à avoir un renseignement de qualité parce qu’il s’agissait d’actions extrêmement dispersées sur un terrain qui n’était pas accessible ou qui n’était pas facilement décelable par des moyens d’observation satellites ou autres. Il s’agissait donc principalement de renseignement humain qui était pour l’essentiel dans les mains de la FORPRONU, à partir des observateurs présents sur le terrain et des contingents. Ce sont les observateurs, en particulier, qui, d’une certaine façon, pouvaient circuler dans les différentes zones, les contingents, eux, étant limités à leur propre zone.
Nous avions donc un renseignement assez insuffisant, mais il n’est pas évident de savoir comment on aurait pu le développer beaucoup plus parce que, encore une fois, ce que l’on recherchait n’était pas facile à observer.
Je crois que les Etats-Unis avaient eux-mêmes quelques moyens particuliers qu’ils ont utilisés mais, à l’époque, ils ne les ont pas communiqués.
En tout cas, nous n’avons fait aucune rétention d’informations. La zone de Sarajevo, qui était celle qui nous importait le plus, était sous l’autorité d’un général français qui établissait une situation de renseignements qui étaient disponibles à la fois à Kiseljak, au commandement de la force en Bosnie et, naturellement, à Zagreb, mais qui étaient également disponibles pour toutes les unités placées sous le commandement de ce général et qui n’étaient pas uniquement des unités françaises, loin de là.
Sur la reprise des enclaves, la France, si ma mémoire est bonne, a indiqué que, si des opérations étaient montées pour aller reprendre des enclaves et les zones de sécurité d’une manière générale, elle s’y associerait - ce sont des déclarations officielles du Gouvernement français - avec les moyens dont nous aurions disposé sur place et, éventuellement, des moyens renforcés.
Cela dit, il n’y a eu à aucun moment de plan véritablement sérieux de reprise des enclaves. La seule question qu’on s’est vraiment posée, c’est celle de Gorazde. Le choix qui a été fait à ce sujet était non pas de mettre en place des moyens à terre mais d’assurer la sécurité par la menace d’une longue et forte frappe aérienne et non pas simplement de l’appui de feu rapproché ou des frappes très limitées comme celles que l’on avait faites jusqu’alors.
Le général Janvier a parlé de se retirer des enclaves mais il n’est pas le seul à l’avoir fait : les Britanniques ont obtenu de se retirer de Gorazde. Il faut bien comprendre que les responsables militaires qui étaient sur place étaient dans la situation suivante : on leur disait : " Vous êtes responsables des zones de sécurité " mais on ne leur en donnait pas les moyens. Ils disaient donc que c’était finalement plus dangereux qu’autre chose parce que, d’une part, cela créait un problème de sécurité pour leurs propres forces et que, d’autre part, on suscitait une ambiguïté vis-à-vis des populations et des belligérants.
A partir du moment où on a pris conscience de cela, il était assez normal que l’on imagine de clarifier la situation, mais c’était plus facile à dire qu’à faire sur le terrain.
Le Président François Loncle : Merci beaucoup, Amiral. La politique menée par le Président François Mitterrand en ex-Yougoslavie a fait l’objet de beaucoup d’analyses et de controverses. Hubert Védrine en a décrit l’essentiel. Certaines paroles plus ou moins véridiques sont restées, par exemple : " Il ne faut pas ajouter la guerre à la guerre ".
On prête aussi à François Mitterrand cette phrase que, pour ma part, je n’ai jamais entendue alors que j’ai souvent abordé cette question avec lui : " On ne fait pas la guerre aux Serbes ". L’avez-vous entendu dire cette phrase ?
Amiral Jacques Lanxade : Sur ce dernier point, je crois que le Président considérait qu’il n’était pas question de transformer une opération de maintien de la paix en une opération de guerre et que, même si nous l’avions voulu, nous, Français, la communauté internationale n’était absolument pas prête à nous suivre.
C’était la position du Président Mitterrand, qui consistait à dire : " Essayons autant que nous le pouvons de calmer ou de réduire la tension, empêchons surtout que cette crise sorte des frontières de la Yougoslavie ", ce qui aurait été extrêmement dangereux par les enchaînements possibles. Quant à l’expression " Il ne faut pas ajouter la guerre à la guerre ", c’était une sorte de boutade pour dire que nous n’avions pas alors les moyens de passer d’une situation de gestion de crise à une situation de guerre.
C’est au travers de cela qu’on lui aurait reproché d’avoir ménagé les Serbes. En fait, il ne voulait pas ménager les Serbes. Politiquement, au départ de cette crise -vous vous en souvenez-, au moment où il fallait reconnaître la Slovénie, la Croatie, etc., nous nous sommes retrouvés dans une situation qui était assez préoccupante parce que, d’une certaine façon, nous retrouvions les clivages de l’histoire, voire de la guerre.
C’est pourquoi le Président et la diplomatie française étaient dans une situation délicate de ce point de vue. Naturellement, il n’était pas question de soutenir les Serbes mais, en même temps, il y avait la tentation - c’était le cas notamment de l’Allemagne - d’aller très vite dans la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie, ce qui posait un problème diplomatique délicat.
Ensuite, effectivement, comme les Serbes étaient les agresseurs ou les plus agressifs, au moins durant la plus grande partie de ce conflit, quand on disait qu’on ne voulait pas faire la guerre, il est évident que c’était aux Serbes qu’on ne voulait pas la faire puisque c’étaient les agresseurs.
Autrement dit, le Président n’a jamais pensé que l’on pouvait passer d’une position qui était celle du départ, c’est-à-dire neutre, à une position qui a été finalement celle de Deliberate Force, à la fin, et qui sera celle du Kosovo plus tard, une position dans laquelle on passe de la crise à la guerre.
Source : Assemblée nationale (France)
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