(jeudi 12 avril 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Nous accueillons aujourd’hui les anciens Ministres des Affaires étrangères et de la Défense des Pays-Bas en 1995. Je souhaite remercier très sincèrement M. Hans Van Mierlo, qui a été Ministre de la Défense des Pays-Bas en 1981 et 1982 puis d’août 1994 à 1998, Vice-Premier ministre et Ministre des Affaires étrangères. Il a été nommé Ministre d’Etat par la Reine. Ce sont des fonctions qu’il assume toujours.

M. Joris Voorhoeve a enseigné les relations internationales. Il a été Ministre de la Défense des Pays-Bas de 1994 à 1998. Après avoir été réélu au Parlement en 1998, il a été nommé au Conseil d’Etat des Pays-Bas, organe dont le rôle est assez proche de notre Conseil d’Etat. Nous avions invité les deux anciens Ministres à venir s’exprimer devant nous. Ils ont souhaité le faire au cours d’une audition commune. C’est pourquoi nous les recevons ensemble.

Messieurs les Ministres, nous vous remercions très sincèrement d’avoir bien voulu répondre à notre invitation. La Mission d’information qui a été créée à l’Assemblée nationale avec le concours de la Commission de la Défense et de la Commission des Affaires étrangères vise à faire la lumière sur les faits et à voir quelles mesures doivent être adoptées pour éviter leur renouvellement. Vous avez été des témoins privilégiés de ce drame et je vous remercie par avance de toutes les informations que vous nous donnerez. Je vous invite à prendre la parole dans l’ordre que vous souhaitez. Ensuite, les deux Rapporteurs et mes collègues, membres de la Mission d’information, vous poseront toutes les questions nécessaires dans un débat qui, depuis le début, se déroule en toute liberté.

M. Hans Van Mierlo : Monsieur le Président, je vous remercie pour vos paroles d’accueil ainsi que de nous permettre de nous exprimer en néerlandais.

J’étais Ministre des Affaires étrangères au moment de la crise et de la chute de Srebrenica en 1995.

Je vous remercie de l’invitation à comparaître devant vous. Il est heureux que dans un autre pays, une enquête parlementaire soit instituée afin de rechercher les conditions tragiques entourant la chute de la zone de sécurité de Srebrenica. Tout comme en France, le Parlement des Pays-Bas s’est penché sur cette affaire et, à l’heure actuelle, l’Institut néerlandais pour la documentation en matière de guerre étudie encore cette question sur le plan historique. De surcroît, les Nations unies ont publié un rapport le 15 novembre 1999 dont il faut faire mention ici. Toutes ces enquêtes sont certes utiles pour se forger une idée des événements au cours de cette semaine fatale de juillet 1995. Comment les choses ont-elles pu aller si loin ?

Je voudrais également exprimer l’espoir que notre présence ici contribuera à éclaircir des malentendus qui peuvent peut-être exister dans l’opinion publique. Je commencerai par dire combien les Pays-Bas apprécient le rôle de la France qui consiste à maintenir la paix en Bosnie-Herzégovine. Nos deux pays ont _uvré dans des conditions quasi impossibles et ont continué à faire de leur mieux pour permettre à la mission des Nations unies de réussir. Je réitérerai également toute ma sollicitude pour toutes les victimes tombées du côté de la France. Votre pays, Monsieur le Président, a également travaillé dans un territoire extrêmement dangereux.

Je suis devenu Ministre le 22 août 1994. Avant cela, le 16 avril 1993, Srebrenica avait été déclarée zone de sécurité par le Conseil de sécurité. A l’époque, cette enclave risquait d’être prise par l’armée bosno-serbe le 18 avril. Un accord fut signé entre Mladic et son homologue Halilovic pour que les Casques bleus canadiens puissent contrôler cette trêve et le désarmement des militaires bosniaques. Le 10 mai, la France propose de reprendre le concept de zone de sécurité de la résolution 824. Il est question d’une option lourde et d’une option légère de protection. L’option lourde prévoit 40 000 hommes pour protéger les 6 enclaves. L’option légère prévoit 7 600 hommes pour dissuader l’agression. Nous savons que ce minimum n’a jamais été réalisé. Et même, il a été décidé que jamais ces 7 600 hommes ne seraient mis à disposition.

Au sommet européen de Copenhague en juin 1993, la France et les Pays-Bas étaient les deux seuls pays s’étant déclarés prêts à proposer des unités supplémentaires. Pour la France, il s’agissait d’un bataillon d’infanterie et, pour les Pays-Bas, d’une unité logistique de 400 hommes. En septembre 1993, ceci est élargi pour en arriver à un bataillon d’infanterie renforcé. En novembre, à la demande des Nations unies, ce bataillon est envoyé à Srebrenica. Personne ne voulait partir et personne ne voulait prendre la relève.

En février 1994, le Dutchbat se rend à Srebrenica après que le Secrétaire général des Nations unies, M. Boutros-Ghali ait déclaré à La Haye que nous pouvions être assurés d’un appui aérien en cas de nécessité. Pour le Parlement néerlandais, il s’agissait là d’une considération très importante. Les Pays-Bas fournissaient de surcroît une compagnie pour ce que l’on appelait le SAFNA. Le bataillon n’avait pas pour tâche de protéger de manière armée cette enclave. De facto, ce n’était pas possible. Il s’agissait d’une réalisation modeste de l’option légère, au-dessous du niveau minimal.

Au moment du déploiement, une partie des armes lourdes et la plus grande partie des munitions, les armes antichars et les mortiers avaient été " arrêtés " par les Bosniaques et les Serbes. Pour ce qui est du combat, de manière délibérée, ceci avait été exclu.

La raison pour laquelle cette mission était considérée comme acceptable était due aux éléments suivants : la zone de sécurité était une construction provisoire en attente d’un règlement de paix censé être imminent. Il y avait un accord de non-agression avec les Serbes, avec une possibilité de déploiement de l’arme aérienne, ainsi qu’une garantie de ravitaillement. Il n’y avait pas d’autre option pour le remplacement des Canadiens.

Dans la pratique, rien de tout cela n’a été réalisé. De plus en plus on prolongeait le provisoire. Le règlement de paix n’a pas été réalisé. La promesse de non agression a été violée. Le ravitaillement a été bloqué et le recours à l’arme aérienne était de moins en moins possible. D’abord, il y a eu des prises d’otages, dont les plus importantes ont eu lieu à Pale. Après quoi, l’arme était devenue non fiable.

Deuxièmement, la défense antiaérienne serbe s’est améliorée et troisièmement, le processus de paix ne devait pas être entaché d’attaques fortes. Les procédures complexes, tant des Nations unies que de l’OTAN, rendaient très difficile l’action aérienne ainsi que la question du Last Resort et de l’autoprotection.

De plus, les Pays-Bas, qui certes participaient, n’étaient pas membres du Groupe de contact. J’avais trouvé une compensation satisfaisante puisque j’avais des contacts avec mon homologue allemand, M. Klaus Kinkel, qui siégeait au Groupe de contact alors que celui-ci ne fonctionnait pas très bien. De manière régulière, je voyais aussi Hervé de Charette et mon collègue britannique.

La situation à Srebrenica devenait de plus en plus difficile et tendue. Le dernier convoi a atteint l’enclave le 18 février 1995 pour le ravitaillement en combustible. Après cela, des discussions ont eu lieu avec les alliés, mais la conclusion a été qu’il n’y avait plus suffisamment de moyens pour forcer ce ravitaillement par la route alors que le ravitaillement aérien était trop risqué. A la fin de décembre 1994 fut mis en place un processus pour renforcer la FORPRONU par une Force de réaction rapide. Les Pays-Bas avec la France et le Royaume-Uni étaient un des éléments moteurs permettant le renforcement nécessaire de la FORPRONU. En juin 1995, le Conseil de sécurité autorise l’élargissement de la FORPRONU pour en arriver à une Force de réaction rapide de 12 500 hommes. Cette unité ne sera mise en place pour devenir opérationnelle qu’à la fin de l’été 1995. Cela suscite des malentendus.

Il était donc trop tard pour pouvoir jouer un rôle éventuel de protection des enclaves en Bosnie orientale. L’effectif autorisé de cette Force de réaction rapide était bien en dessous de ce qui avait été considéré comme nécessaire, c’est-à-dire 25 000 à 40 000 militaires pour ces 6 zones de sécurité.

C’est une erreur de dire qu’il était techniquement possible de protéger Srebrenica par une Force de réaction rapide, voire de reprendre Srebrenica. De plus, les Pays-Bas ne disposaient pas d’un service de renseignement dans cette zone ; les services de renseignement des pays présents travaillaient pour eux-mêmes et opéraient séparément comme cela a été dit à votre Mission d’information, entre autres par le général Heinrich, qui a fait mention également de la faiblesse des résultats obtenus.

Le 6 juillet a eu lieu une attaque des Bosno-Serbes. Pendant longtemps, on a pensé qu’il ne s’agissait pas pour eux de prendre Srebrenica, mais une route dans la partie Sud et ensuite dans la partie Nord de l’enclave. Pour autant que nous étions autorisés à savoir, les services de renseignements étaient du même avis. C’est du moins ce qui nous avait été dit. Ce n’est que vers le 9 juillet que cet avis change. Là où était le Dutchbat, il y avait déjà des prévisions angoissées selon lesquelles les Serbes bosniaques voulaient plus que la route au Sud. Le commandant néerlandais avait demandé un appui aérien. L’ex-Ministre de la Défense reviendra sur cette question plus amplement.

Lorsque le 10 juillet, lors du sommet, on comprend que la situation est beaucoup plus sérieuse qu’on ne le pensait, on appelle le Ministre de la Défense au nom du général Janvier. Celui-ci demande si le Gouvernement des Pays-Bas est toujours d’accord pour une action aérienne alors qu’une quarantaine de militaires néerlandais sont pris en otage selon les postes d’observation. Alors que la pratique auprès des pays depuis Pale était que dans ces circonstances, une action aérienne était considérée comme très dangereuse et non souhaitable, le Ministre Voorhoeve répond que, quel que soit le degré du danger, un appui aérien est indispensable pour la protection de Srebrenica. Sur le plan moral, il aurait été irresponsable de dire non. Mais les Nations unies décident le lendemain, le 11 juillet à 12 heure 15, de mettre en place un appui aérien alors que cela se révèle déjà trop tard.

Le premier appui aérien a été exécuté à 14 heures 40, alors que l’attaque sur Srebrenica avait déjà beaucoup progressé. Deux F 16 néerlandais lancent des bombes qui détruisent un char. La veille au soir et dans la matinée du 11, des milliers de soldats musulmans qui auraient pu protéger Srebrenica, avec ou sans succès, avaient déjà commencé à se retirer de Srebrenica. Nous ne comprenons toujours pas pourquoi cela s’est produit. Srebrenica avait-elle été abandonnée par la direction bosniaque ? Etait-ce dû à un désordre total ? Etait-ce un malentendu ? Beaucoup sont tombés dans les mains de Mladic et ont été massacrés. Srebrenica était totalement sans protection. Nous ne comprenons toujours pas pourquoi le commandant musulman Naser Oric s’était retiré avec une vingtaine de ses meilleurs officiers quelques mois auparavant.

Après ce premier appui aérien, les premiers soldats bosno-serbes se trouvent dans les rues de Srebrenica. C’est alors qu’un deuxième appui aérien semble se dessiner. Entre-temps, le général Mladic, après cette première attaque aérienne avec des résultats faibles, fait savoir officiellement qu’il attaquerait à l’artillerie lourde ce territoire s’il y avait une autre action aérienne. Au quartier général, en dehors des soldats néerlandais des Nations unies, des milliers de réfugiés, des enfants, des femmes, s’étaient rassemblés là en pleine angoisse.

Cette action aérienne aurait donc été totalement inutile parce qu’il était trop tard, et que, de facto, Srebrenica était déjà tombée. Cela aurait entraîné un véritable bain de sang. A l’époque, il y avait, réunis au ministère de la Défense des Pays-Bas, le Premier ministre, le Ministre de la Défense et moi-même. Nous pensions de façon unanime qu’une deuxième action aérienne était totalement inutile. Etant donné qu’il risquait de s’ensuivre un bain de sang, c’était totalement irresponsable.

La requête a donc été formulée de ne pas mettre en place cette deuxième action. Cela a été transmis aux Nations unies. Or, le commandant en place de la FORPRONU à Sarajevo, le général Gobilliard, était arrivé à la même conclusion dix minutes auparavant et avait déjà annulé cette attaque aérienne. A l’époque, j’avais des contacts quotidiens avec mon collègue Kinkel mais aussi avec d’autres collègues. Mais j’étais surtout en contact avec lui, et par son intermédiaire, avec le Groupe de contact.

Nous n’avons pas enregistré ces conversations téléphoniques. Il est donc difficile de savoir quand, comment et où nous avons eu ces conversations téléphoniques. Mais je me souviens très bien de la prise de Srebrenica au moment où M. Kinkel participait au sommet à Strasbourg. Lors de cette conversation téléphonique, j’ai ajouté qu’étant donné les risques, nous ne voulions plus d’attaque aérienne. Je viens d’apprendre que le Président Chirac avait " explosé " de désappointement. Cela, je ne le savais pas. A l’époque, il avait proposé de reprendre Srebrenica. Je n’avais pas été mis au courant non plus. Quelques jours plus tard, j’en fus informé lors de la crise de Gorazde. Il était question notamment des réfugiés et des personnes prises en otage. Mais pour pouvoir être libre aussi vite que possible, j’ai demandé à M. Kinkel, lors d’une conversation téléphonique, de demander aux Russes, qui siégeaient aussi au Groupe de contact, de faire intervenir Tchourkine. Nous ne pensions pas qu’il était utile de reprendre Srebrenica.

En fait, tout le monde partageait cet avis : les Américains, les Britanniques, les Allemands et les Français comme l’a confirmé l’amiral Lanxade devant votre Mission d’information. La Force de réaction rapide n’était pas encore prête pour intervenir. Quant à une action de parachutistes, il n’y avait même pas les capacités de transport comme l’a déclaré un officier français devant la Mission d’information.

J’ai cependant besoin d’apporter quelques corrections à l’image qui s’est dessinée après les témoignages de mon ex-collègue, M. Juppé, et l’ex-conseiller du Président Chirac. Le fait que les Pays-Bas ne voulaient plus d’action aérienne, alors que c’était encore possible, pourrait faire penser que les Pays-Bas auraient de cette manière provoqué la chute de Srebrenica ou au moins accéléré cette chute avec toutes les conséquences atroces qui en ont résulté.

Il est possible que les témoignages de MM. Juppé et Levitte aient visé à répondre aux rumeurs selon lesquelles il y aurait eu des accords entre les militaires français de la FORPRONU et les autorités militaires et civiles bosno-serbes, ou entre les militaires français et le Président français. Si cela devait être le cas, il est utile de vous rappeler qu’à aucun moment, une telle suggestion du côté du Gouvernement des Pays-Bas n’a été faite. Je soulignerai une fois de plus que nous nous distançons de telles insinuations.

Le Ministre français des Affaires étrangères, M. Juppé, était très impliqué dans cette affaire bosniaque. Je me souviens qu’il a été rappelé très peu de temps avant les élections par le Président Mitterrand afin d’en discuter. A son retour, il m’a dit d’un air sombre que le Président avait déclaré que la Bosnie était morte. Personnellement, je pensais que le Président Mitterrand ne croyait plus à la réalisation d’un concept multiethnique de la Bosnie, qui était l’objectif de la FORPRONU. Puis fut élu le Président Chirac. J’avais l’impression que le Premier ministre, M. Juppé, était animé par ce concept bosniaque ou que le Président en était animé.

Après la chute de l’enclave, nous n’avons pas été informés des exécutions massives en cours, mais il y avait beaucoup d’inquiétude. C’est pourquoi, à l’époque, j’ai tenté, par téléphone, d’attirer l’attention quant à la nécessité d’un contrôle international du sort des réfugiés, et notamment des hommes musulmans qui avaient été capturés.

Le 14 juillet, nous avons constaté que de plus en plus les choses devenaient inquiétantes. Le 15 juillet, j’ai téléphoné à Carl Bildt, le médiateur européen qui se trouvait alors à Belgrade. Il était en conférence entre autres avec Mladic et Milosevic. J’ai prié Bildt instamment de transmettre à Mladic que le Dutchbat ne pouvait pas partir tant que la Croix-Rouge internationale ou le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés n’avait pas envoyé d’observateurs. Mladic a accepté. Cette requête a été répétée à Mladic quelques jours plus tard par le général Smith. Un accès était prévu au Reception Point où les hommes bosniaques emprisonnés étaient interrogés par les autorités bosno-serbes. Cette acceptation, tout comme la précédente, ne fut pas honorée. Nous savons aujourd’hui pourquoi : ces hommes avaient été exécutés avant même l’arrivée des observateurs. Tous les hommes bosniaques, tout de suite après la chute de Srebrenica, avaient trouvé la mort.

Pour finir, Monsieur le Président, on pourrait se demander - et je l’ai fait moi aussi - si les choses se seraient passées autrement avec la présence d’un autre pays à Srebrenica. Il n’est pas simple de répondre à cette question. Je ne saurais dire ni prétendre que rien ne vaut un soldat néerlandais. Il faudrait pour cela faire montre d’une autosatisfaction dont le seul souvenir de l’horrible drame de la chute de Srebrenica suffirait à attester l’incongruité. Il est possible qu’un bataillon d’un grand pays aurait davantage été en mesure de sécuriser le ravitaillement ou aurait disposé d’un pouvoir de dissuasion politique plus imposant face aux Serbes. Mais ce dont je suis persuadé, c’est que les soldats, de quelque pays qu’ils eussent été, auraient éprouvé la même impuissance dans les conditions déplorables de l’époque.

M. Joris Voorhoeve : Monsieur le Président, j’ai été Ministre de la Défense du 22 août 1994 au 3 août 1998. Vous cherchez à tirer les leçons de la prise catastrophique de Srebrenica afin de mieux préparer des opérations de paix futures.

Lorsque je fus nommé Ministre au mois d’août 1994, je me suis rendu début septembre à Srebrenica afin d’y rencontrer le bataillon néerlandais des Nations unies présent depuis six mois et afin de discuter avec ces militaires pour savoir si cette enclave était défendable ou non. L’avis militaire était que cette enclave, étant donné sa position en territoire serbe, entourée de l’artillerie des Serbes, tomberait aussitôt que les Serbes lanceraient une attaque. On espérait donc une solution internationale négociée.

Je commencerai par quelques mots sur le concept de zone de sécurité et je parlerai des propositions néerlandaises qui étaient parallèles aux propositions françaises afin d’en faire un concept plus efficace. Je reviendrai ensuite sur la décision de déployer cette Force de réaction rapide. Après quoi je résumerai ce qu’il convient de faire pour éviter des atrocités comme ce fut le cas en Bosnie puisque cela a coûté 250 000 morts.

Avec votre accord, Monsieur le Président, j’entrerai également dans plus de détails s’agissant de la question de l’appui aérien.

Je commencerai par le concept des zones de sécurité.

Le concept de zone de sécurité m’a toujours semblé vicié - ou alors, il aurait fallu qu’il s’agisse de véritables zones de sécurité, c’est-à-dire sécurisées et protégées par un groupe d’Etats bien armés, portant ensemble la responsabilité de cette zone sécurisée avec, si possible, une alliance, toute personne pénétrant dans ce domaine de sécurité devant être désarmée. Il s’agissait de mettre en place une administration appropriée et d’éviter que des expéditions militaires soient entreprises à partir de cette zone de sécurité.

Par conséquent, les réfugiés, la population qui se trouve dans une zone de guerre, peuvent s’y considérer en sécurité. Mais les conditions pour la mise en place de cette zone de sécurité n’étaient pas présentes alors que, par résolution, les Nations unies avaient déclaré cette zone, zone de sécurité.

Les points faibles de cette politique de zone de sécurité ont fait l’objet de nombreuses discussions. Des tentatives furent faites pour internationaliser l’enclave de Srebrenica. Cela nécessitait la présence de plusieurs pays, notamment de ceux disposant d’une force de dissuasion. Pour diverses raisons, ils n’y étaient pas, ils ne le voulaient pas pour Srebrenica. Puis, nous avons discuté de la possibilité d’échange de territoires, les Musulmans auraient laissé ces enclaves vulnérables en échange de territoires près de Sarajevo.

La proposition avait été faite également d’évacuer de manière préventive la population de ces enclaves, non seulement par le Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mais aussi par la France. Mais le Gouvernement bosniaque ne le souhaitait pas, se fondant sur l’idée d’une Bosnie multiethnique. Les enclaves orientales représentaient un symbole de pays multiethnique. Pour la mise en place, pour l’institution d’une zone d’exclusion totale comme cela valait pour Sarajevo et Gorazde, il n’y avait pas un grand enthousiasme international.

A vingt kilomètres autour de l’enclave, toutes les armes lourdes devaient disparaître. Il n’y avait pas beaucoup d’enthousiasme non plus pour l’institution d’un corridor terrestre pour établir un lien entre les enclaves et la Bosnie centrale ni pour la mise en place d’un pont aérien afin d’assurer le ravitaillement. Ce ravitaillement aurait pu être assuré par des hélicoptères armés. Malheureusement, il n’y avait pas assez d’appuis pour soutenir de telles propositions.

Deuxièmement, la Force de réaction rapide -M. Van Mierlo l’a déjà décrit- le manque de volonté des parties en présence pour en arriver à un accord gênait beaucoup de pays notamment la France, et ce, dès 1995. Les Casques bleus des Nations unies étaient constamment sous la menace des Serbes et les Etats-Unis ne participaient pas non plus. La question était de savoir si on allait se renforcer ou se replier.

En décembre 1994, une réunion fut organisée à La Haye avec les représentants militaires de la FORPRONU. Des propositions furent faites pour renforcer la FORPRONU. Ces propositions ont été réitérées en janvier et en mai 1995, mais ce n’est que le 2 juin 1995 qu’une telle Force de réaction rapide fut instituée ici à Paris. La communauté internationale a suivi la proposition française, soutenue par les Britanniques ; proposition faite après les événements tragiques du mois de mai 1995 quand 400 militaires des Nations unies avaient été pris en otage par les Serbes. On avait pu voir l’événement sur les écrans de télévision du monde entier. On pouvait voir comme on les avait attachés en cas d’attaque aérienne. Ceci montrait comme on allait maltraiter les forces de la FORPRONU.

La France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas ont offert des unités pour arriver à 12 500 hommes. Il a fallu beaucoup de temps pour parvenir à un accord avec la Croatie et la Bosnie quant au déploiement de cette Force de réaction rapide.

De même qu’il a fallu négocier longuement lors des discussions internationales les Rules of Engagement de cette Force de réaction rapide. Ce n’est que des semaines après la prise des enclaves de Srebrenica et Zepa que cette Force de réaction rapide a été mise en place près de Sarajevo et enfin " engageable ".

Se pose également la question de savoir s’il y aurait eu une possibilité internationale pour mettre en place cette Force de réaction rapide pour l’enclave orientale. Comme nous le savons, cette Force de réaction rapide est intervenue fin août avec succès près de Sarajevo. La déclaration de Londres du 21 juillet 1995, dix jours après la chute de Srebrenica, avait créé les conditions nécessaires à la mise en place d’une telle Force de réaction rapide. Cela signifiait donc un renversement dans les engagements de la communauté internationale contre les provocations et les violences des Serbes. C’est à partir de cette date qu’ils pouvaient compter sur une réaction robuste.

Je souhaiterais tirer quatre leçons en vue d’opérations de paix futures.

Premièrement, une force de paix qui court le risque d’être confrontée à une violence sérieuse doit pouvoir disposer d’une Force de réaction rapide avec un armement lourd et des hélicoptères armés.

Deuxièmement, une force de paix doit être dirigée par un ou deux membres permanents du Conseil de sécurité. Les Nations unies en tant qu’organisation ne sont pas à même de mettre en place des forces de guerre. Imposer la paix comporte les mêmes ingrédients que la guerre : une force brute, une précision, une rapidité et surtout une capacité à surprendre l’ennemi. Il faut pouvoir agir contre les actions des terroristes menées contre la population civile. Il faut donc une dissuasion politique et militaire.

Troisièmement, il faut un mandat général avec des instructions quant à la violence.

Quatrièmement, cela va de soi, il ne faut pas de position isolée ou indéfendable, encerclée par l’ennemi.

Monsieur le Président, j’ai cru comprendre que votre Mission d’information se pose des questions quant à l’appui aérien. Avec votre autorisation, je pourrais peut-être revenir de manière plus détaillée sur l’évolution, les décisions qui ont mené à cet appui aérien, du moins, autant que j’en ai été informé.

Je commencerai par décrire rapidement la politique des Nations unies en vue d’un appui aérien au début de juillet 1995. Cette politique a été modifiée à la suite de la déclaration de Londres et à la suite du déploiement de cette Force de réaction rapide.

Premièrement, cette politique a été fondée sur les positions du Force Commander et du commandement de la FORPRONU. Il s’agit des dispositions 2/95 du 29 mai 1995. Le commandant y écrit à propos de la nomination du général Janvier : " L’exécution du mandat est secondaire à la sécurité du personnel des Nations unies. L’intention est d’éviter toute perte de vie lorsque des positions sont défendues alors que celles-ci ne sont pas indispensables et pour éviter toute prise d’otage ".

Je vous cite encore cette directive du 29 mai : " Les positions qui peuvent être renforcées ou qui peuvent être reprises par une contre-attaque ne doivent pas être abandonnées. Les positions qui sont isolées en territoire serbe et dont le soutien ne peut être assuré, peuvent être abandonnées lorsque les commandements supérieurs en prennent la décision, à la discrétion du commandement supérieur, lorsque ces positions sont menacées et lorsque le commandement supérieur estime que des vies risquent d’être perdues. Les camps ne doivent pas être abandonnés alors que la population peut être transférée vers d’autres lieux. Quoi qu’il en soit, il faut porter le plus grand soin pour éviter de ne pas être surpris par les forces serbes qui pourraient utiliser un équipement appartenant aux Nations unies. "

Le 2 juillet, le général Janvier écrit - je traduis de l’anglais - : " Nous devons absolument éviter toute action qui pourrait dégénérer et entraîner une confrontation, une escalade et une tension et l’utilisation potentielle de l’arme aérienne. C’est la raison pour laquelle j’estime que votre suggestion [il fait allusion à sa discussion avec le général Rupert Smith] pour utiliser la route du mont Igman, même après notification aux Serbes, n’est pas appropriée dans les circonstances actuelles. Deuxièmement, la sécurité de toutes nos forces armées [il fait allusion aux forces armées des Nations unies] est ma priorité absolue. "

Que se passe-t-il sur le plan pratique ? Le 6 juillet, il y a un contact téléphonique entre le commandant néerlandais du Dutchbat à Srebrenica et le chef d’état-major du général Rupert Smith, le général Nicolai. Ils discutent des éventualités d’un appui aérien. Le général Nicolai - j’ai cru comprendre que vous l’entendrez et vous allez donc pouvoir en discuter avec lui - est d’avis qu’il y a d’autres possibilités.

Concrètement, il était préférable de quitter ce poste d’observation tenu par 8 militaires. Ce poste, d’ailleurs, avait été attaqué par les forces serbes. Je dis bien " poste d’observation " ; il s’agit d’un poste peint en blanc, très visible, sur une colline. Par conséquent, c’est une cible très facile pour l’artillerie. Le critère de mise en place d’une arme aérienne de dernier recours (Last Resort) n’était pas encore réalisé. Il me semble que le général Nicolai qui n’en a pas discuté avec les autorités néerlandaises, mais dans la chaîne de commandement des Nations unies, respectait l’esprit des dispositions. Il en a discuté également avec l’état-major à Zagreb et il agissait au nom du général Gobilliard, Acting Commandant. Comme vous le savez, le général Smith, depuis le 1er juillet, était parti en vacances.

Nous en arrivons maintenant au 8 juillet, lorsque le commandant du Dutchbat, le lieutenant-colonel Karremans a réitéré sa demande d’appui aérien puisque les Serbes avaient continué à menacer les postes d’observation de cette enclave. Cette requête en conformité avec les critères fut une fois de plus soumise à l’état-major à Zagreb et, une fois de plus, il a été estimé que la situation de Last Resort n’existait toujours pas. Il fut discuté d’une présence aérienne au-dessus de l’enclave comme signal, comme menace vis-à-vis des militaires serbes.

Un jour plus tard, le 9 juillet, le chef d’état-major du général Smith, le général Nicolai, qui travaillait avec le général Gobilliard, transmet par écrit sa requête d’appui aérien rapproché. Cette demande est signée par le général Gobilliard et envoyée au général Janvier. Le quartier général des forces des Nations unies à Zagreb estime que le Dutchbat doit prendre une Blocking Position. A partir du 10 juillet, celle-ci devait être mise en place au Sud de Srebrenica avec des blindés des Casques bleus néerlandais qui devaient prendre une position bloquante pour montrer aux Serbes qu’il ne fallait pas aller au-delà. Il a été décidé le 10 juillet, en deux temps, en deux créneaux, que des forces aériennes devaient être prêtes.

Or, ce 10 juillet, une nouvelle demande d’appui aérien rapproché est soumise au quartier général à Zagreb. Ce jour-là, le 10 juillet, c’est la première fois que les autorités néerlandaises sont consultées quant à cette mise en place éventuelle d’un appui aérien rapproché. Comme l’a dit le Ministre des Affaires étrangères, on m’a demandé si les Pays-Bas voyaient une objection à la mise en place de cette force aérienne alors que plus de 30 soldats néerlandais avaient été pris en otage par les Serbes. La réponse a été que cette arme aérienne devait être engagée.

Cela n’a pas été le cas ce soir-là, et ce pour un certain nombre de raisons. D’abord, l’obscurité s’était déjà installée ; ensuite, il y avait un risque que des cibles non visées soient également bombardées ; enfin, parce que les attaques serbes se sont arrêtées ce soir-là.

Le lendemain, ce jour fatal du 11 juillet, une fois de plus, il est décidé deux créneaux aériens où des avions seraient présents. Autrement dit, une présence aérienne pour éventuellement se rendre au-dessus du terrain.

Pour des raisons qui restent inexpliquées, le commandant du Dutchbat pensait qu’une frappe aérienne serait mise en place. Il dit qu’il pensait qu’une frappe aérienne attaquerait l’artillerie serbe. En attente de cette frappe aérienne, il n’a donc pas réitéré sa demande de soutien aérien rapproché. Il attendait une grande présence aérienne à partir de 6 heures du matin. Comme il ne voyait rien venir, il a réitéré sa demande de réaction aérienne à 10 heures 30. Lorsque cette demande fut soumise à Zagreb à M. Akashi, ce premier créneau était déjà terminé. Il n’y avait donc plus qu’un seul créneau qui ne pouvait commencer qu’à 14 heures. Du moins, c’est ce que nous avons reconstitué après coup. A l’époque, à Srebrenica, on ne le savait évidemment pas. Le Ministre des Affaires étrangères a également déclaré qu’à 11 heures 30, M. Akashi a signé cette demande d’appui aérien sous le nom de code de Smoking Gun qui prévoyait l’attaque de l’artillerie serbe. Il apparaissait donc nettement qu’il y aurait des incendies ou du moins, des feux.

A 14 heures 30, 8 avions se trouvent au-dessus de l’enclave en 4 sorties de 2 avions. On ne pouvait envoyer que 2 avions à la fois s’agissant d’une vallée étroite. Quatre F16 néerlandais, 4 avions américains. Les premiers ont démarré à 14 heures 40. Ils ont lancé 2 bombes, dont l’une a détruit un char serbe et l’autre a partiellement détruit une autre cible. Cette action a entraîné des protestations serbes, l’attaque du QG du Dutchbat à Potocari et l’attaque du QG des Nations unies à Tuzla, au Nord-Ouest, et à Sarajevo.

A 16 heures 30, les Nations unies sont informées à Sarajevo que l’enclave est tombée entre les mains des Serbes. A 16 heures 35, le QG de la FORPRONU décide d’arrêter ce soutien aérien rapproché et renvoie les avions vers la Holding Area au-dessus de la Bosnie centrale. Du moins, c’est ce qui a été décidé par la chaîne de commandement des Nations unies.

A La Haye où nous nous trouvions, la situation était la suivante : peu après 16 heures ce 11 juillet, le Gouvernement néerlandais est informé que le général Mladic a téléphoné à la FORPRONU et a menacé d’attaquer Srebrenica, de tuer les otages si l’OTAN poursuivait cet appui aérien. Le Premier ministre des Pays-Bas, le Ministre des Affaires étrangères et moi-même étions ensemble au ministère de la Défense. Nous en avons discuté et nous avons décidé que la poursuite d’un appui aérien alors que l’enclave était déjà entre les mains des Serbes pouvait entraîner un bain de sang. C’est pourquoi j’ai demandé à M. Akashi de mettre fin à tout appui aérien qui était devenu inutile. Vous devez comprendre également qu’entre-temps, 25 000 réfugiés s’étaient rassemblés autour du camp des Nations unies à Potocari. Par conséquent, des tirs de mortiers auraient pu entraîner des conséquences épouvantables. M. Akashi a consulté son conseiller militaire et m’a dit qu’il était d’accord avec moi.

A La Haye, nous pensions que notre requête politique avait été transmise aux Nations unies et que par conséquent, l’attaque aérienne avait été arrêtée. Or, j’ai été informé ultérieurement que les choses ont évolué différemment. Le commandant de la FORPRONU à Sarajevo qui avait déjà été informé de ces menaces avait donné l’ordre d’arrêter cet appui aérien dix minutes avant notre requête. C’est la conclusion de 4 personnes : le général Gobilliard, son assistant militaire, le chef d’état-major du général Rupert Smith, le général Nicolai et son assistant militaire.

Voilà, Monsieur le Président, un exposé détaillé quant à cet appui militaire. Cela pourrait susciter l’impression que si l’ordre d’un appui militaire aérien était venu plus tôt, l’enclave ne serait pas tombée. Mais c’est une hypothèse qui ne peut être prouvée. Elle est plausible, mais ne peut être prouvée. L’histoire ne fait jamais savoir quelles sont les alternatives. Nous ne savons pas non plus comment Mladic aurait réagi à une attaque aérienne. Nous savons qu’il avait plutôt tendance à attaquer la population avec des tirs de mortier. Je n’en dirai pas plus. Ce n’est qu’une hypothèse, importante certes, mais il n’est pas prouvé que la faiblesse de cet appui aérien aurait été déterminante. Ce n’est qu’un aspect de la situation dans ce drame épouvantable et ses conséquences atroces.

Monsieur le Président, permettez-moi de conclure par un plaidoyer. Je pense que vous le partagerez. Il est grand temps que le général Mladic, M. Karadzic et les commandants de ce général Mladic soient attrapés et jugés. Bien que M. Milosevic ait été arrêté pour être jugé et qu’il sera probablement jugé pour ses crimes de guerre, nombreux sont ceux qui ont beaucoup de sang sur les mains et qui sont encore en liberté.

M. François Léotard, Rapporteur : Comme vous l’avez fait, je voudrais remercier les deux anciens Ministres qui sont venus témoigner devant le Parlement français et leur demander de remercier les autorités néerlandaises d’aujourd’hui qui ont donné la permission à cette Mission d’information d’interroger prochainement les militaires, le colonel Karremans et le général Nicolai.

Nous souhaitons également que notre travail se fasse dans un esprit de coopération avec la commission historique mise sur pieds par le Gouvernement néerlandais.

Enfin, c’est une affirmation établie : les Pays-Bas ont toujours été, même sans être membre du Groupe de contact, extrêmement attentifs à une politique de fermeté et de présence militaire en Bosnie. Elle s’est traduite ensuite par la participation à la Force de réaction rapide.

La séquence du 6 au 11 juillet a été très abondamment analysée par M. Joris Voorhoeve. Si je traduis bien ses propos, le Gouvernement néerlandais a été pour la première fois consulté en tant que tel sur l’hypothèse de frappes aériennes le 10 juillet. On fait souvent une confusion quand on parle des autorités néerlandaises entre le Gouvernement qui siège à La Haye et les officiers généraux qui sont sur le terrain et qui sont soumis à une hiérarchie des Nations unies. Souvent, les commentaires portés sur cet échange d’informations entre le Gouvernement et ses officiers généraux portent sur le rôle du général Nicolai qui était sous l’autorité de l’ONU, puisqu’il était à la fois l’adjoint du général Smith et du général Gobilliard.

La question est la suivante : M. Voorhoeve s’est exprimé à la télévision néerlandaise -cela a été confirmé par M. Van Mierlo- pour dire oui à la frappe aérienne malgré le risque qui pesait sur les soldats néerlandais. A quelle date avez-vous dit cela, Monsieur le Ministre ? C’était courageux puisqu’il fallait convaincre l’opinion néerlandaise qu’il pourrait y avoir des morts du côté du Dutchbat. Etiez-vous conscient que ces bombardements pouvaient entraîner des disparitions du côté des forces néerlandaises sur le terrain ? Quelle était l’opinion publique néerlandaise ?

La seule mort du côté des Casques bleus a été provoquée par un tireur bosniaque, désespéré de voir que la population n’était pas protégée. Quelle a été votre réaction quand vous avez appris la mort de ce soldat ? Cette mort a-t-elle contribué à l’orientation prise par le Gouvernement néerlandais qui voulait quitter cette zone depuis plusieurs semaines ? Y a-t-il eu des demandes officielles formulées par le Gouvernement néerlandais de quitter la zone de Srebrenica avant le 6 juillet ou début juillet ? Il est entendu que depuis février, le blocus de la ville avait provoqué la famine de la population civile. Y a-t-il eu une demande officielle du Gouvernement pour que le bataillon néerlandais quitte cette zone ?

M. Joris Voorhoeve : Lorsque j’ai dit oui pour la mise en place d’une force aérienne, c’était le 10 juillet. En début de soirée, on m’a téléphoné au nom du général Janvier pour me demander quelle était la position du Gouvernement des Pays-Bas concernant un appui aérien alors qu’il y avait plus de 30 otages néerlandais. J’ai répondu que cet appui aérien me semblait indispensable. J’ai ce soir-là déclaré à la télévision qu’un appui aérien était inévitable. Nous étions convaincus que les Nations unies n’arriveraient pas à ne pas autoriser un appui aérien et que tout devait être tenté.

Question corollaire : quelle était l’opinion publique ? Je ne me souviens pas de réactions immédiates de l’opinion publique néerlandaise. Dans l’ensemble, notre politique était soutenue par deux tiers de l’opinion publique et cela a été maintenu malgré les problèmes très graves de Srebrenica. D’après mon propre jugement, -les membres de l’état-major s’en souviennent- un appui aérien risquait d’entraîner l’exécution d’une dizaine de soldats néerlandais par Mladic. C’était là une appréciation. Personne ne le savait avec certitude.

Dans votre troisième question, vous me demandez quelle a été la réaction du Gouvernement néerlandais après qu’un soldat néerlandais eut été tué par un artilleur musulman. Lorsqu’un blindé néerlandais a quitté le poste d’observation, celui-ci a été attaqué par des soldats bosniaques avec un armement anti-char. Un soldat néerlandais a été touché à la tête et il est décédé de cette blessure. J’ai prié le Ministre bosniaque des Affaires étrangères de demander à ses autorités de donner l’ordre aux militaires à Srebrenica de ne pas tirer sur les Casques bleus. Il m’a rappelé un ou deux jours plus tard et a déclaré que l’instruction avait été donnée pour que les militaires bosniaques ne tirent plus sur les Casques bleus. Mais la situation montre bien que les Casques bleus étaient entre deux feux : les Serbes et les Bosniaques.

Votre quatrième question a trait au souhait des Pays-Bas de quitter cette zone. La situation était un peu différente de ce que suggère votre question. Aux Pays-Bas, le Gouvernement avait accepté d’envoyer des Casques bleus à Srebrenica - c’est-à-dire le Gouvernement précédent, celui dans lequel je siégeais avec M. Van Mierlo-, pour une période de dix-huit mois. Le Dutchbat devait être remplacé le 1er juillet de cette année-là. A partir de janvier, nous avons discuté avec les Nations unies pour savoir quels autres pays pourraient remplacer le contingent des Pays-Bas. Personne n’y était prêt.

En fin de compte, après m’être rendu personnellement en Ukraine, j’ai demandé cela à mon collègue, le Ministre de la Défense, M. Koumarev qui a finalement accepté de nous remplacer à Srebrenica. Ce fut accepté par le sous-Secrétaire général de l’époque, Kofi Annan, et par les parties en présence. Il fut convenu que les 25 premiers soldats ukrainiens pénétreraient dans l’enclave le 15 juillet. Après, les Pays-Bas devaient passer progressivement le relais aux Ukrainiens. Or, quatre jours plus tôt, cette enclave était tombée.

Il n’est pas vrai que le Gouvernement néerlandais avait demandé de pouvoir quitter cette enclave plus tôt. Bien au contraire ! Nous pensions que ce remplacement serait rendu très difficile par la situation. Nous avions en fait prévu un nouveau bataillon pour remplacer le Dutchbat 3 pendant l’été. Nous étions persuadés que nous ne pouvions pas abandonner cette enclave. Lorsque les premiers remplacements des Néerlandais par de nouveaux Néerlandais ont commencé au début juillet, ils ont été bloqués par le général Mladic. Les Néerlandais pouvaient quitter l’enclave s’ils voulaient partir en vacances aux Pays-Bas, mais les remplaçants étaient arrêtés. La décision a donc été que tout le monde devait rester jusqu’à ce qu’arrivent les soldats ukrainiens ou d’autres soldats néerlandais.

M. Hans Van Mierlo : A plusieurs reprises, il a été question de quitter l’enclave, mais avec la population musulmane. C’est une confusion que nous avons rencontrée à plusieurs reprises. Il est vrai que la veille de la chute de Srebrenica, nous avons discuté avec M. Sacirbey, Ministre bosniaque des Affaires étrangères, et nous avons proposé de convaincre le Gouvernement bosniaque de régler la question de l’enclave en la quittant. Pas uniquement les Néerlandais, mais tous ceux qui étaient censés être protégés. En fait, nous nous sommes toujours heurtés à un refus du Gouvernement de Bosnie qui a toujours refusé de telles évacuations. Dans un autre ordre d’idée, nous en avons également discuté lors de la visite du général Van Breemen au général Janvier, le jour même de la chute de Srebrenica.

M. François Lamy, Rapporteur : Ma première question est une question technique sur la chaîne de commandement entre les forces néerlandaises et le Gouvernement néerlandais. Comment s’organisaient les relations ? Qui vous a informé de la chute de Srebrenica ? Aviez-vous des relations directes avec les soldats néerlandais dans la zone de Srebrenica ?

M. Joris Voorhoeve : La participation néerlandaise était intégrée dans la structure FORPRONU. Les Pays-Bas contribuaient de manière importante, avec une participation en corollaire relativement importante au niveau hiérarchique du commandement. Quant à la structure du commandement et du renseignement, les instructions émanaient exclusivement de la FORPRONU et de son commandement, mais le Gouvernement néerlandais, sur une base quotidienne, était informé sur la situation de l’enclave. Nous appelions cela les rapports de situation. J’exagère peut-être en disant tous les jours, mais au moins plusieurs fois par semaine. Cela signifie que nous étions très inquiets depuis longtemps de la situation. Depuis janvier, les Serbes bloquaient le ravitaillement. Nous nous demandions ce que cela signifiait.

Le Gouvernement néerlandais n’a pas transmis de requête à la FORPRONU, sauf sur deux points dont nous étions responsables au plan politique. Premièrement, il s’agissait de répondre au problème d’un appui aérien immédiat. Nous avons donné tout de suite notre feu vert. Ce n’était pas possible autrement.

Ensuite, c’était le 11 juillet, à environ 16 heures 50, lorsque j’ai appelé M. Akashi, le Représentant du Secrétaire général des Nations unies, l’informant que toute action aérienne ultérieure était non seulement inutile, mais entraînerait un bain de sang.

Les autorités néerlandaises n’ont pas été impliquées dans le traitement d’autres demandes d’appui aérien pour autant que je le sache. Je vous ai déjà donné tous les détails dans mon exposé introductif.

Le Président François Loncle : Vous dites que vous avez été consulté pour la première fois le 10 juillet sur la demande d’appui aérien. Cela sous-entend-il que vous déplorez de ne pas avoir été consulté auparavant ?

M. Joris Voorhoeve : Non, je n’ai pas voulu sous-entendre cela. Je vous ai donné un rapport objectif de la situation telle que j’en étais informé. Je répète que je ne sais pas s’il est fondé de supposer qu’un appui aérien intervenu plus tôt aurait permis de garder cette enclave. Si je le dis, c’est parce que je peux fort bien imaginer que, dans la hiérarchie du commandement des Nations unies et quelle que soit la nationalité des différents officiers, on a analysé de manière détaillée, et ce à plusieurs reprises, ce qui pouvait être obtenu en mettant en place cette action aérienne.

Il ne faut pas oublier non plus qu’en 1995, et notamment aux mois de mai, juin et juillet, cette arme aérienne était devenue totalement inutile. Il y avait eu cette prise d’otage, il y avait également un renforcement de la défense anti-aérienne serbe, la double clef, des avis divergents entre les différents pays et entre l’OTAN et les Nations unies. Le grand problème de la FORPRONU était qu’il y avait un écart considérable entre protester contre les actions terroristes serbes et le bombardement. Il n’y avait pas de possibilité de mettre en place quelque chose de souple, militaire, rapide et applicable. Des attaques aériennes qui auraient détruit la défense anti-aérienne serbe n’étaient plus possibles. Le Secrétaire général des Nations unies avait déclaré que lui seul pouvait en donner l’ordre. Dans sa position, c’était extrêmement difficile puisqu’au Conseil de sécurité, il y avait tout de même une très grande divergence d’avis étant donné la présence de la Russie et de la Chine.

Sur notre éventuelle déception de ne pas avoir été consultés auparavant, je veux attirer votre attention sur le fait que les grands pays pensent avoir une plus grande influence sur l’évolution des choses et ont tendance sur place à influencer le processus des Nations unies. Les plus petits pays, ayant une influence politique moindre, auraient plutôt tendance à considérer le militaire des Nations unies, d’autant plus s’il est Néerlandais, comme de la plus grande importance. Cette influence se retrouve peut-être dans le processus de prise de décisions. Il est vrai que les Pays-Bas ont tenté d’influencer la politique de la FORPRONU dans des forums qui s’y prêtaient comme à l’Assemblée générale, mais toujours dans les grandes lignes. Ce n’est que dans des situations d’urgence, comme par exemple l’appui aérien, et ce tout de suite avant la chute de Srebrenica, que l’on demandait au Gouvernement néerlandais son avis, en l’espèce un jugement moral quant au sort des militaires et des civils.

M. François Lamy, Rapporteur : M. Van Mierlo a fait état de la fuite de milliers de soldats bosniaques au début de la prise de l’enclave. Avec le recul, n’y a-t-il pas de relation de cause à effet entre la fuite de ces soldats et le fait que le bataillon néerlandais ait refusé de rendre les armes comme cela le lui avait été demandé par le chef d’état-major par intérim de l’armée bosniaque ?

Vous nous avez expliqué qu’il y avait eu une erreur générale d’appréciation sur la volonté des Serbes et que cet avis avait changé le 9 juillet. Je n’ai pas compris qui avait changé d’avis sur les objectifs des Serbes et notamment du général Mladic.

Mes deux autres questions s’adressent à M. Voorhoeve. Pourquoi le bataillon néerlandais a-t-il cru le 11 juillet à des frappes aériennes massives ? De qui avait-il reçu des assurances pour croire réellement à une attaque aérienne massive ?

Vous nous avez expliqué que ce n’est pas votre intervention qui avait stoppé les frappes aériennes le 11 juillet, mais que la décision avait été prise antérieurement. Or, le rapport du Secrétaire général des Nations unies ne reprend pas une telle version. Il indique que c’est à votre demande répétée, y compris du représentant des Pays-Bas aux Nations unies, que ces frappes ont été arrêtées. Pourquoi n’est-ce pas votre version qui est retenue dans le rapport des Nations unies ?

M. Hans Van Mierlo : Le départ des soldats musulmans est en fait un des grands points d’interrogation. Nous n’avons toujours pas trouvé d’explication. C’est arrivé de manière inattendue. Dans le courant du 10, ils ont commencé à se rassembler. C’était la veille de la chute. Dans la matinée de la chute, ils sont partis massivement. Il se peut que ceci ait un lien avec le non-retour de M. Naser Oric. Comme vous le savez, il était parti plusieurs mois auparavant. Ceci n’avait pas été considéré par nous comme un signe qu’il était parti définitivement. Nous avions de bonnes raisons de penser qu’il voulait revenir, mais qu’il ne le pouvait pas étant donné qu’un hélicoptère qui assurait le retour de l’un de ses officiers avait été abattu. Quoi qu’il en soit, il était déjà parti à plusieurs reprises afin de négocier. Comme ce départ avait déjà eu lieu à plusieurs reprises, nous n’avons pas pensé qu’il était parti définitivement.

Y a-t-il un lien avec les armes qui avaient été demandées ? En fait, toutes ces armes auraient bien sûr dû être rendues puisque les personnes au sein de l’enclave devaient être désarmées. Mais seule une petite partie avait été effectivement rendue par les Bosniaques et les Néerlandais ne pouvaient pas non plus imposer cela par la force. Voilà une réponse à votre première question.

Quant à votre question sur l’erreur de jugement, comme je l’ai déjà déclaré, nous ne disposions pas d’un service de renseignement. On nous a informés que pratiquement tout le monde pensait jusqu’à peu de temps avant la chute qu’il était dans les intentions des Serbes seulement de reprendre les routes au Sud et au Nord de Srebrenica, mais pas la ville elle-même. Quant aux camps à Srebrenica, on n’était pas au courant. Il n’y avait que l’angoisse. Il est vrai, lorsque vous imaginez qu’il peut y avoir une attaque, on peut supposer qu’il y a beaucoup plus là-dessous et qu’il ne s’agit pas uniquement de prendre les routes. Je ne sais pas quel service de renseignement a déclaré à un moment donné que les Serbes voulaient également prendre la ville, mais ce n’est qu’à la dernière minute que l’on a compris qu’ils ne voulaient pas prendre que les routes.

M. Joris Voorhoeve : Je veux ajouter un détail à votre question à M. Van Mierlo. Vous pensiez à l’ouverture de ce point où les Nations unies avaient rassemblé les armes rendues par les combattants. Cette demande a été honorée par le lieutenant-colonel Karremans. On a effectivement ouvert ce point, mais vous ne devez pas y attacher trop d’importance car j’ai vu ce point six mois auparavant et ce n’était franchement pas grand-chose.

En fait, les Bosniaques, 5 000 militaires et 3 000 miliciens, disposaient d’armes légères, dont une forte proportion d’armes nouvelles. Au cours de la période précédente d’environ deux ans, ils étaient ravitaillés de nuit par les airs et par la terre. Ce point de collecte des armes ne peut en aucun cas avoir joué un rôle crucial. Ce que j’ai vu en septembre 1994, c’était plutôt du matériel rouillé et quelques équipements de tir dont je ne sais pas s’ils auraient pu jouer un rôle. Je ne peux pas en juger. Je ne suis pas militaire. Je ne sais pas s’ils pouvaient encore s’en servir vraiment.

Quant aux motifs de Mladic, nous avons toujours dû tenir compte d’une kyrielle de possibilités du côté serbe. On pouvait penser que les Serbes seraient raisonnables et qu’ils laisseraient l’enclave en l’état. A mon avis, la prise de l’enclave a été une faute essentielle, mais aussi un crime de guerre. Pourquoi une faute capitale ? Parce qu’après la chute de l’enclave, la communauté internationale était tellement furieuse qu’elle a enfin décidé d’agir. C’est ainsi que l’on a pu imposer un traité de paix à Dayton.

Il y avait aussi les otages. Les Serbes pouvaient toujours garder les mains autour du cou et étrangler les Nations unies. Le 11 juillet, pourquoi le lieutenant colonel Karremans a-t-il cru en une telle attaque massive ? Je n’en suis pas tout à fait sûr, mais je suppose la chose suivante : moi aussi, dans la soirée du 10 juillet, je croyais que dans la matinée du 11 juillet, vers 6 ou 7 heures, il y aurait un grand nombre d’avions de l’OTAN pour attaquer et détruire l’artillerie serbe autour de Srebrenica. A mon sens, cette supposition pleine d’espoir était une combinaison de confusions au niveau du commandement FORPRONU entre Close Air Support, le support aérien rapproché, et Air Strike, qui est la frappe aérienne.

De plus, la situation était désespérée. On voyait se dérouler un drame épouvantable. Evidemment, à un tel moment, on espère que les forces de l’OTAN vont attaquer, sans qu’il s’agisse d’un petit appui aérien rapproché, mais d’une vraie frappe. La différence aurait pu se faire sentir.

Sincèrement, le lieutenant-colonel Karremans était persuadé que dans la matinée du 11 juillet, il y aurait un grand nombre d’avions de l’OTAN. C’est sur cette base qu’il en a informé les autorités où de toute façon, régnait la plus grande confusion. Or, ce matin-là, on n’a rien vu venir. Il y avait donc un mélange entre confusion et espoir. Il est évident que les historiens devront reconstituer tout cela. Je vous ai dit ce que j’en savais. Je vous dis que moi aussi, cet espoir m’a traversé l’esprit.

Pourquoi le rapport des Nations unies ne dit-il pas plus clairement que ces attaques aériennes ont été arrêtées par une décision de la FORPRONU à Sarajevo ? Je pense que le rapport le dit même s’il ne le dit peut-être pas très clairement. Le rapport dit également que les Pays-Bas l’ont demandé, mais je n’en suis pas sûr. Il faudrait que je relise le rapport. Je vous ai exposé la situation, j’en ai discuté également avec les rédacteurs des Nations unies. Il me semble me souvenir que ses auteurs confirmaient qu’il y aurait eu de la part des Néerlandais une demande qui aurait arrêté cette deuxième vague. Or, c’est une décision des Nations unies qui a arrêté cette deuxième vague. Peu importe qui a pris la décision, qui a fait quoi avant qui. C’était une bonne décision. Il n’aurait pas été moral de continuer ces attaques aériennes alors que la ville était déjà tombée et que l’on ne pouvait plus distinguer les cibles civiles des cibles militaires. En fait, le combat avait déjà eu lieu. Il y avait eu des tirs sur Potocari. Il y avait également ces milliers de réfugiés qui certainement seraient morts par centaines.

M. Hans Van Mierlo : Je reviendrai quelques instants sur une explication du départ de ces quelque 1 500 soldats musulmans avant la chute. En écoutant mon collègue, je me souviens que sans doute, il y a un lien avec le fait que ce matin-là, il n’y avait pas eu les attaques attendues. Le lieutenant-colonel Karremans avait déclaré que lui et d’autres s’attendaient à ce que dans la matinée, il y ait une attaque massive. Cela pouvait être considéré comme une tentative pour sauver la ville. Comme il n’y a pas eu cette attaque, cette déception a pu jouer un rôle dans le départ ce jour-là. Mais la préparation en vue d’un tel départ avait commencé dès la veille au soir.

Mme Marie-Hélène Aubert : Sur les frappes attendues tôt le matin du 11 juillet, les généraux français nous ont expliqué qu’il n’y avait pas de guideurs au sol ce matin-là et que l’opération n’avait pas pu être faite pour cette raison. Pourtant des témoins appartenant à des organisations humanitaires sur place disent avoir vu ce même matin 3 soldats britanniques que la population pensait être les guideurs au sol. De ce fait, la population a commencé à courir, pensant que les frappes étaient imminentes.

M. Voorhoeve, que pensez-vous de cette explication ? Selon vous, cette absence de guideurs au sol est-elle la raison de l’absence de ces frappes ?

Ma deuxième question s’adresse à M. Van Mierlo. Concernant la chute de l’enclave, vous avez dit qu’après celle-ci, vous aviez eu des inquiétudes sur les massacres, mais pas d’information précise. N’avez-vous eu que des inquiétudes ? Comment avez-vous été informé de l’ampleur de ces massacres ?

Là aussi, des témoins disent qu’il y avait de multiples tirs d’armes légères qui leur laissaient craindre des massacres massifs de Musulmans bosniaques. Je voulais savoir si vous n’aviez eu que des inquiétudes ou si vous aviez eu des informations. Vous dites avoir téléphoné à Carl Bildt le 15 juillet. Avez-vous eu des informations avant ou quelqu’un en a-t-il eu ? On parle aussi de photos satellite. Ce jour-là, la visibilité était grande et permettait d’avoir une vision claire de ce qui se passait sur le terrain.

M. Hans Van Mierlo : Nous répondrons tous les deux à cette question. M. Voorhoeve le fera peut-être plus en détail. Je vous ai effectivement parlé d’inquiétude. Mais cela était dû au fait que, en politique, on se demande toujours de quel côté du risque on va se placer. Au début, il n’y avait aucun signe de génocide. Mais l’impression que quelque chose se déroulait et augmentait. On avait des informations au goutte à goutte. Chaque jour, on avait une petite information supplémentaire par rapport à celle que l’on avait eue la veille. Petit à petit s’est créée cette image de massacres.

Le 17 juillet, un journal néerlandais a dit que des milliers de personnes étaient perdues ; le 15 juillet, la commissaire Emma Bonino a parlé de 15 000 disparus. Mais il ne s’agissait que de rumeurs. Ce n’est qu’autour du 17 juillet, après coup, que nous aurons la révélation de ce génocide, que nous connaîtrons l’ampleur de ce désastre. Ce n’est que plus tard que nous déterminerons ce génocide avec plus de certitude. Nous avons établi toute une liste d’informations constituant cette image qui est en train de se forger quant à ce qui s’est passé là-bas. Le Ministre de la Défense, si cela vous intéresse, bien entendu, vous donnera peut-être une réponse plus détaillée.

M. Joris Voorhoeve : La première question porte sur le personnel qui indique les cibles où les bombes doivent être lancées par les avions. Ce manque de guideurs n’a pas joué un rôle dans l’absence d’attaque aérienne ce matin du 11 juillet. En effet, il y avait des guideurs néerlandais et probablement aussi quelques militaires britanniques. J’ai été informé que dans la confusion de l’attaque serbe, il y a eu des défaillances parmi les guideurs de nationalité néerlandaise. Des militaires néerlandais qui avaient suivi une formation de commandos, ont repris ce rôle de guideurs au sol et l’ont renforcé. Lorsque les avions sont apparus, les guideurs au sol ont fonctionné car dans cette première vague d’attaques de soutien aérien rapproché de 14 heures 40, des cibles serbes ont été identifiées par leur équipement et les bombes ont été lancées. Je ne pense pas que cela ait pu être un facteur critique pouvant expliquer pourquoi ce 11 juillet dans la matinée, il n’y a pas eu cette action aérienne. Ce n’était pas dû à ce qui se passait au sol.

Quant à votre question sur l’ampleur des massacres et les informations disponibles, je pense qu’il est bon de revenir sur la chronologie. Dans la matinée du 12 juillet, si mes souvenirs sont bons, des photographies de 9 cadavres auraient été prises par des Néerlandais. On m’avait également informé que le général Mladic avait probablement rassemblé quelques centaines d’hommes autour de Potocari afin de les questionner sur des allégations de crimes de guerre. J’étais très angoissé quant au retour de ces hommes. Cela doit être vu séparément de cette grande vague de quelque 10 000 hommes qui ne se sont pas rendus près de ce camp, mais qui ont quitté l’enclave à un moment donné entre la soirée du 10 et le 12 juillet probablement. Ces hommes, pour une grande partie, ont été attaqués, emprisonnés et plus tard exécutés. 3 000 d’entre eux sont arrivés en Bosnie. Cela a été confirmé par le commandement supérieur bosniaque, le général Delic qui a parlé d’ailleurs d’une tentative de sortie réussie. Pourquoi ? Parce qu’une partie de sa 28ème brigade avait ainsi été sauvée.

Le 14 juillet, M. Silajdzic, Premier ministre bosniaque, donne des informations sur Srebrenica. Là, nous parlons de toute la vallée, des alentours où se déroulent des atrocités massives. Le 15 juillet, 55 militaires qui avaient été pris en otage par les Serbes près de l’enclave sont libérés et l’ambassade des Pays-Bas à Belgrade peut leur parler. Un certain nombre de ces militaires ont vu des cadavres au moment du transport à partir du lieu où ils avaient été emprisonnés. Ils ont vu effectivement un camion de transport, un bulldozer. Ils estimaient qu’il y avait entre 50 et 100 cadavres. Avec le recul, il faut admettre que ces 50 à 100 cadavres ne pouvaient pas refléter la véritable ampleur de ces massacres. Mais il est évident que les Serbes ne souhaitaient pas que le monde soit au courant.

Plus tard, des journaux néerlandais déclarent que des milliers de personnes sont perdues et ont traversé la frontière. Il s’agissait notamment de personnes âgées, d’enfants et de femmes, ce qui laisse à réfléchir. M. Pronk, du Gouvernement néerlandais, s’est rendu sur place pour voir comment aider ces réfugiés. Il entend de la part des réfugiés des histoires épouvantables et utilise le terme de génocide, terme repris le 17 juillet par un représentant néerlandais de l’organisation Médecins sans frontières.

Plus tard le 19 juillet, Mladic a discuté avec le général Rupert Smith et a déclaré que des victimes étaient tombées au moment du départ de l’enclave. Le 21 juillet, je participais à la conférence de Londres. Pendant la pause, j’ai discuté avec le général Smith et je lui ai demandé son avis. Il m’a dit à titre confidentiel : " Je ne sais pas ce qui s’est passé exactement, mais j’ai l’affreuse suspicion que 3 000 hommes pourraient être disparus. Mais [ajoute-t-il] je n’en ai aucune preuve ". Après coup, ce sentiment affreux n’était qu’une sous-estimation car la Croix-Rouge a encore une liste de 7 000 noms de personnes disparues.

Fin juillet, début août, nous avons eu des photos aériennes des Etats-Unis montrées par Mme Madeleine Albright. Elles montrent de petites collines grises dont on ne voit pas avec précision de quoi il s’agit. Sur des photos prises plusieurs jours plus tard, ces petites collines ont disparu. On voit des traces de bulldozers. Ces photos ont été demandées par les Néerlandais et m’ont été montrées. Il s’agit là toujours du mois d’août. Cela ne fait que confirmer ce que la presse internationale a communiqué. Des événements absolument atroces se sont déroulés là.

Pour ce qui est de l’ampleur des massacres, au début, nous ne disposions pas de beaucoup de preuves, mais les suspicions les plus pessimistes se sont avérées exactes.

M. Hans Van Mierlo : Lors du contact téléphonique que j’ai eu avec M. Carl Bildt le 15 juillet, il n’y avait aucune information quant à l’ampleur de ces massacres. Cette conversation téléphonique portait seulement sur la protection des civils de Srebrenica. C’était d’ailleurs la mission principale des militaires des Nations unies sur place. Je craignais - nous craignions - que M. Mladic n’accorde pas d’attention à cet aspect-là. Par conséquent, j’ai demandé à M. Bildt de bien vouloir déclarer que nous ne partirions pas si l’on n’acceptait pas de protéger toutes ces personnes.

M. Joris Voorhoeve : Je pense qu’il est bon d’ajouter un détail à ce que j’ai déjà dit. Je vous ai fait un rapport factuel. Tout cela ne doit pas suggérer que les observations ont toujours été complètes et précises. Je crois qu’il y a eu un processus collectif de sous-estimation. Il est donc de la plus grande importance, dans ces opérations de paix, lorsque les choses évoluent mal comme la chute de l’enclave, de mettre en place également dans son esprit le scénario le plus noir. Mais il est difficile d’imaginer dans nos pays que l’on puisse être capable de telles choses comme des exécutions massives de prisonniers. Le risque d’une telle ampleur de massacres, nous l’avons sous-estimé.

M. Jean-Noël Kerdraon : Une rumeur a circulé aux Etats-Unis et aux Pays-Bas en 1995 laissant entendre que le général Janvier aurait refusé l’appui aérien en raison d’engagements qu’il aurait pris avec Mladic concernant les Casques bleus otages. Que pensez-vous de cette rumeur ?

Vous ne faisiez pas partie du Groupe de contact. Quelles étaient vos relations avec les principaux partenaires, américain, allemand, britannique et français ? De manière générale et de manière plus précise, le Ministre, lors de son propos, a indiqué que vous n’aviez pas de service de renseignement. Dans ce type de conflit, le renseignement a beaucoup d’importance. J’aimerais savoir avec quels pays vous arriviez le mieux à échanger les informations.

M. Hans Van Mierlo : J’ai peu à ajouter à ce que j’ai déjà dit concernant ces deux questions. J’aimerais répéter et souligner à nouveau que, de la part du Gouvernement néerlandais, jamais il n’a été fait allusion à un possible refus de soutien aérien par le général Janvier du fait d’un engagement entre lui et Mladic en rapport avec la libération d’otages. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas entendu parler de ces rumeurs. Partout, on les a entendues, même en France, mais jamais, nous n’avons trouvé la moindre preuve autorisant à soutenir une telle proposition et jamais nous n’avons fait de déclaration en ce sens.

Concernant le Groupe de contact, j’ai déjà dit qu’à mon avis, il n’est pas bon de constituer un Groupe de contact où manquent des pays qui remplissent un rôle essentiel dans un lieu très délicat, comme ce fut le cas pour les Pays-Bas. J’en connais la raison. Le Groupe de contact avait pour principale raison d’être le fait que c’était la seule possibilité pour maintenir les Russes et les Américains autour d’une même table sur cette question. Bien sûr que c’était important, mais c’était un vice de construction qui a eu des conséquences.

J’ai déjà dit que nous avons pu compenser ce désavantage par nos bons contacts avec les membres du Groupe de contact. A plusieurs reprises, j’ai eu des contacts avec le Ministre des Affaires étrangères Hervé de Charrette. Mais structurellement, le contact se faisait avec Klaus Kinkel. L’Allemagne n’avait pas de troupes positionnées, mais elle connaissait l’importance d’informer le mieux possible un partenaire important comme l’étaient à ce moment-là les Pays-Bas. Par son intermédiaire, j’ai également essayé d’engager les Russes en médiation au moment où c’était nécessaire. Mais j’ai eu également de bons contacts avec les Américains, notamment dans la deuxième phase avec Mme Madeleine Albright. C’était après la chute de Srebrenica. Je pense avoir ainsi répondu à votre question.

M. Hans Van Mierlo : Concernant les services de renseignement et les contacts avec lesdits services, les Casques bleus présents à Srebrenica faisaient rapport de ce qu’ils voyaient et entendaient. Bien souvent, l’image était composée de rumeurs et il était bien difficile de déterminer ce qui était fiable de ce qui ne l’était pas. D’autant plus, que du côté des groupements musulmans bosniaques, il y avait différentes composantes. Leurs observations se limitaient à ce qui se passait à l’intérieur de l’enclave, ce que l’on pouvait y voir et entendre.

Les Pays-Bas, hélas, ne disposent pas de services de renseignement à l’étranger ; donc, nous ne disposions pas de renseignements obtenus par exemple par des moyens d’espionnage dans les QG serbes. J’ignore si d’autres pays disposaient de telles capacités. Ce sont des spéculations. Mais ce que je sais, c’est que le service de renseignement militaire néerlandais posait régulièrement des questions à nos grands alliés. Dans la mesure où il fut répondu à ces questions, ces réponses m’ont toujours été soumises.

Il est un fait que les services de renseignement travaillent surtout pour un Gouvernement national et non pas pour l’ONU qui n’a pas de service de renseignement. C’est l’une des raisons pour lesquelles les renseignements sont d’une importance capitale lors d’opérations de maintien de la paix. C’est pourquoi je formule cette recommandation que des grands pays qui sont au Conseil de sécurité de l’ONU et qui disposent également de services de renseignement soient présents car cela accroît nos possibilités de renseignement et notre pouvoir de dissuasion sur le plan politique et militaire. Il me semble qu’il s’agit là d’une évidence.

Le Président François Loncle : Un certain nombre de témoignages, d’impressions formulées par des personnalités auditionnées ou par des observateurs font état de ce que l’on pourrait appeler une certaine ambiguïté de l’attitude des responsables bosniaques, et en particulier du Président Itzetbegovic, pendant cette période vis-à-vis de Srebrenica. On a fait allusion au départ définitif de Naser Oric.

De manière plus générale, certains avancent l’idée, sans pouvoir le démontrer, que le Président Itzetbegovic aurait laissé tomber l’enclave de Srebrenica, soit pour se concentrer totalement sur Sarajevo, soit parce qu’il estimait qu’une démonstration devait être faite pour éclairer enfin la communauté internationale sur les atrocités se produisant sur le territoire bosniaque. C’est une version plus cynique que la première. J’aimerais avoir votre appréciation sur l’attitude bosniaque à l’égard de Srebrenica.

Vous avez tout à l’heure évoqué le fait que le 11 juillet, Mladic avait menacé de tuer les otages si les attaques aériennes se poursuivaient. Les menaces directes de Mladic concernant les otages ont-elles été proférées avant et combien de fois ?

Il faut évidemment dépasser notre sens de la diplomatie, les uns et les autres, pour pouvoir répondre complètement à cette question. Vous avez - cela nous a beaucoup intéressés - formulé tout à l’heure quatre leçons que l’on peut retenir de ces événements pour qu’ils ne se reproduisent plus et pour que l’ONU puisse agir beaucoup plus efficacement qu’elle ne le fait dans ces circonstances. D’autres l’ont fait depuis, et nous essayons d’y contribuer par cette Mission d’information. Je pense notamment au rapport de M. Brahimi.

Vous avez fait allusion au fait que les forces de l’ONU, quel que soit leur commandement, pouvaient difficilement, en l’état des choses à l’époque, imposer la paix par la force alors que leur nature, leur façon de faire, la conception même de l’ONU et de la force des Casques bleus sont autres.

Indépendamment de cela, la FORPRONU a été, est commandée par des militaires de haut rang. Avez-vous -car nous avons à ce sujet des appréciations pour le moins nuancées au fil de nos auditions- une évaluation, une opinion sur les qualités réelles des chefs militaires, commandants de la FORPRONU qui se sont succédé ? Avez-vous observé et noté de ce côté-là des défaillances flagrantes ou des dispositions insuffisantes ou des appréciations erronées de la part de ces chefs militaires qui se sont succédé et dont la plupart ont été auditionnés par nous ?

Voilà, Messieurs les Ministres, mes trois questions. Je vous remercie d’y répondre comme vous l’avez fait jusqu’à maintenant, avec une totale précision et une totale franchise.

M. Hans Van Mierlo : Je commencerai par répondre aux questions sur les intentions d’Izetbegovic. Les suggestions que vous avancez, et qui effectivement sont entendues ici et là, sont que le Président Itzetbegovic aurait en fait laissé tomber l’enclave sous forme d’échange de territoires. Ces rumeurs selon lesquelles le Président Itzetbegovic aurait eu une attitude aussi cynique trouvent leur origine dans le fait qu’un certain nombre de questions essentielles sont restées sans réponses comme par exemple l’incertitude quant à la véritable raison pour laquelle Naser Oric n’est pas retourné à Srebrenica.

Nous avons des suppositions, mais nous ne savons pas. Tout comme le départ des soldats musulmans, très soudain d’ailleurs, qui auraient pu protéger Srebrenica et le refus du Gouvernement bosniaque de contribuer à une évacuation préventive de la population de Srebrenica comme les Pays-Bas l’avaient demandé à plusieurs reprises auprès des autorité bosniaques. Mais nous n’avons jamais eu de preuve montrant que le Président Itzetbegovic aurait, pour une raison d’échange, donné le feu vert au général Mladic pour la prise de Srebrenica par les Serbes.

D’ailleurs, dans les contacts que nous avons eus pendant la période précédant la chute de Srebrenica, il n’a jamais été question d’un échange de territoire qui serait ensuite forcé ou imposé par la violence. Après coup, nous ne pouvons pas nous imaginer que le Président Itzetbegovic aurait été tellement cynique qu’il aurait sacrifié des milliers de vies pour un accord dont on ne savait pas avec certitude si les Serbes allaient s’y tenir.

M. Joris Voorhoeve : Le général Mladic avait-il déjà menacé de tuer des otages néerlandais ? Ma réponse est non. Il n’a jamais adressé cette menace aux Pays-Bas. Nous avons été informés à 4 heures 30 le 11 juillet que cette menace avait été formulée à la FORPRONU. C’était donc une menace qui a été prise très au sérieux par la FORPRONU et par les Pays-Bas parce que le général Mladic avait la réputation de tirer au mortier sur beaucoup de personnes lorsque cela pouvait l’arranger. Il avait d’ailleurs beaucoup d’équipement et les tirs de mortiers étaient possibles depuis les collines.

Quant à la qualité du commandement de la FORPRONU -je le reprends dans ces termes, c’était la partie préliminaire de votre question- c’est-à-dire que l’ONU ne peut pas imposer la paix par la force, je reprends cette idée. Mais l’échec des pays ayant participé à cette opération de l’ONU est fondée sur ce concept, sur les réflexions au sein du Conseil de sécurité selon lesquelles on pouvait maintenir la paix sur la base du chapitre VI de la Charte de l’ONU alors que l’on était en guerre, que cette paix pouvait être maintenue en envoyant ici et là des Casques bleus sur un territoire en guerre alors qu’ils étaient censés protéger des civils et apporter une aide humanitaire.

Les Nations unies ont donc créé une situation où son personnel était otage de commandants de guerre terroristes qui pouvaient prendre en otage non seulement la population civile, mais également les forces des Nations unies. C’est sur ce point que, dès le départ, il y a eu une erreur de jugement qui a entraîné l’échec.

Bien entendu, les opérations de paix ont également donné de bons résultats. Votre pays y a joué un rôle important. Je pense notamment à la protection d’un grand nombre de civils et à l’aide humanitaire. Tout aurait peut-être été bien pire s’il n’y avait pas eu ces opérations de paix. Mais les choses ont commencé à aller mieux quand on est passé des opérations au titre du chapitre VI de la Charte aux opérations au titre du chapitre VII.

Avant la paix de Dayton, en mettant en place cette Force de réaction rapide, dès la fin du mois d’août, les choses se sont améliorées parce que l’on a quitté cette erreur fondamentale. D’après moi, c’est une erreur de jugement qui fait suite à la guerre froide : la dissuasion n’est nécessaire que dans une confrontation Est-Ouest. Or, la dissuasion fait partie intégrante de toute tentative d’opération de paix et de défense des droits de l’Homme. Je crois qu’il faut toujours un gros bâton pour dissuader ceux qui veulent par le terrorisme obtenir quelque chose. Pour les ramener à la raison, il faut ce gros bâton. Tous les officiers qui ont oeuvré au sein de la FORPRONU, Français, Danois, Britanniques, Néerlandais, étaient confrontés à cette idée fondamentale née au sein du Conseil de sécurité : penser pouvoir maintenir la paix en temps de guerre sans déployer de force de dissuasion.

Les officiers que j’ai rencontrés au sein de l’organisation FORPRONU m’ont toujours semblé extrêmement professionnels et dévoués. J’ai discuté une fois de façon conséquente avec le général Janvier le 21 juillet 1995. Il s’est exprimé en termes fort élogieux à propos du Dutchbat. J’ai l’impression que le général Janvier était un commandant extrêmement professionnel, consciencieux, humain qui devait _uvrer dans le cadre des dilemmes impossibles nés des résolutions du Conseil de sécurité.

Le fait que les troupes des Nations unies étaient otages des Serbes et qu’il fallait toujours analyser combien de personnes civiles allaient tomber si l’on tirait sur des Serbes ou engageait l’aviation. C’était chaque fois le cas. Si la FORPRONU agissait brutalement, les Serbes réagissaient à Tuzla et tous les officiers qui étaient amenés à prendre des décisions savaient qu’ils n’étaient pas en situation de guerre, mais en situation d’otages très complexe. Un bon jugement de ce qui s’est passé rend nécessaire également que nous analysions bien cette situation de prise d’otages. Comment des forces de police peuvent-elles intervenir lorsqu’il y a des otages et qu’au sein de ces otages, il y a des éléments de la police ? Toute action décidée aura un résultat incertain. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il y aura des victimes.

Le Président François Loncle : Ce sont les systèmes qui étaient mauvais et pas les généraux. Vous refusez l’évaluation de tel ou tel. Trouvez-vous normal que le général Rupert Smith soit parti en vacances ?

M. Joris Voorhoeve : Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de personnes qui comprennent ou qui voient la situation dans laquelle les militaires jouent un rôle. Même si cette situation évolue mal, ils font forcément des analyses positives et partent en vacances. Je ne sais pas pourquoi le général Smith est parti le 1er juillet. Il se peut qu’il ait sous-évalué la situation. Il l’a considérée moins sérieuse qu’elle n’était. Je ne sais s’il devait revenir, je sais que le général Gobilliard l’a remplacé. Il était responsable en premier lieu de la situation à Sarajevo. Je n’ai pas de réponse à votre question. Tout ce que je sais, c’est que beaucoup d’autres ne sont pas partis en vacances.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais obtenir une confirmation et poser une question à laquelle, malgré la complexité de nos questions, il peut être répondu par oui ou non.

La confirmation vient des entretiens que nous avons eus avec l’ambassade des Pays-Bas à Paris qui nous a donné l’assurance que le Gouvernement actuel néerlandais accepterait de nous donner toutes les informations dont nous aurions besoin. Je voudrais que vous nous aidiez dans cette recherche d’informations auprès des autorités néerlandaises d’aujourd’hui. Il peut s’agir de télégrammes, de documents qui ne portent pas atteinte à la souveraineté nationale du pays.

Ma question s’adresse à M. Van Mierlo. Monsieur le Ministre, si vous aviez aujourd’hui dans les mêmes conditions, avec le même mandat, avec les mêmes moyens militaires, à prendre une décision de cette nature, le referiez-vous ?

La question suivante s’inscrit dans la perspective du rapport Brahimi : existe-t-il une doctrine néerlandaise des opérations de maintien de la paix qui aurait été modifiée à la suite de la tragédie de Srebrenica ? Pourriez-vous contribuer à l’élaboration de cette doctrine au niveau européen pour éviter qu’une telle tragédie ne se reproduise ? Mais prendriez-vous la même décision aujourd’hui ?

Le Président François Loncle : Je ne suis pas sûr qu’une réponse par oui ou non suffise...

M. Hans Van Mierlo : Je regrette, mais la question est trop importante pour y répondre simplement par oui ou non. M. Léotard part de l’hypothèse selon laquelle nous avions déjà pris des décisions quant à la participation aux opérations de Srebrenica. En fait, toutes les décisions avaient été prises auparavant. Nous devions vivre avec ces décisions. Vous nous demandez si, en principe, j’appuyais cette décision. A l’époque, j’étais parlementaire et lorsque le Parlement a donné son accord pour Srebrenica, je dois vous dire que ma réponse était oui. C’est fondé sur le fait que parmi tous les risques, il y en avait un encore plus grand : celui de ne rien faire.

Depuis, nous avons commencé à réfléchir sur la manière d’éviter que des décisions erronées ou fondées sur des aspects erronés soient prises de manière erronée. Il va falloir instaurer un cadre d’analyse où l’on puisse mettre en place une opération sur la base d’un certain nombre d’instructions. Une sorte de Check List qui est très importante pour le pilote. L’un accorde plus d’importance ou de valeur à une telle Check List, mais il est bon que des parlementaires comprennent que tout doit être analysé, point par point, avant de décider que c’est une décision responsable.

Je m’empresse d’ajouter que toute décision visant à devenir opérationnelle n’est pas technocratique, mais politique. Il faut toujours garder à l’esprit que nous courons le risque de nous tromper. La politique consiste à faire un choix entre deux risques : le risque d’en faire trop, le risque de ne pas en faire assez. Le risque de faire quelque chose, le risque de ne rien faire. Lorsqu’il y a tant de valeurs humanitaires en jeu, le plus grand risque à mon sens est de ne rien faire. C’est dans ce sens que je réponds à votre question. D’ailleurs, sur la décision qui a été prise, nous avons tiré quelques enseignements et M. Joris Voorhoeve vous a déjà décrit quelques-unes de ces leçons. Je pourrais en donner d’autres, mais je pense en rester là pour le moment. J’espère avoir répondu de manière satisfaisante à votre question.

M. Joris Voorhoeve : Du côté des Pays-Bas, sommes-nous prêts à vous donner des documents pour que vous ayez une meilleure idée de la situation ? En ce qui me concerne, je réponds oui, mais je ne suis pas membre du Gouvernement et je n’ai donc pas de pouvoir pour répondre oui. Il est vrai que le Gouvernement où nous siégions, M. Van Mierlo et moi-même, était très conscient qu’il est tout à fait nécessaire d’analyser les raisons pour lesquelles Srebrenica est tombée, d’analyser les décisions des militaires, comment a agi la communauté internationale, les décisions de Belgrade, Pale et de Sarajevo...

Cette mission a été confiée à l’Institut néerlandais chargé de la documentation de guerre. Cet institut a eu accès à tous les documents secrets, sans pouvoir en faire des citations, y compris les rapports et procès-verbaux du Conseil des ministres néerlandais, les accords avec l’OTAN et les alliés. Cet institut analyse depuis quelques années déjà les opérations, emploie 5 chercheurs à plein temps. J’ai été informé que nous aurions un rapport cet automne. Je pense qu’il serait bon que vous ayez des contacts très étroits avec cet institut. J’attends ardemment ce rapport car j’ose espérer que des réponses seront données à des questions que nous gardons toujours à l’esprit. Il faut établir un contact entre votre Mission d’information, l’ambassade des Pays-Bas et cet institut pour régler cette question des documents dont vous pourriez avoir besoin. Bien entendu, je ne suis pas compétent en la matière.

Une de vos questions nous ramène à l’automne 1993 et au printemps 1994. Si nous étions placés devant la même prise de décision aujourd’hui, agirions-nous de la même manière ? Permettez-moi de vous donner une réponse qui se rapporte à un autre épisode où nos deux pays étaient placés devant une tâche très difficile : le combat pour les Grands Lacs en Afrique. Au début de cette crise, il y a eu une discussion au sein des Nations unies : fallait-il envoyer des forces de paix pour retrouver des réfugiés à l’Est des Grands Lacs ; réfugiés qui avaient besoin de protection et d’aide humanitaire. Nous étions prêts, c’est-à-dire la France, le Canada et les Pays-Bas. Du côté néerlandais, un bataillon de la brigade aéromobile a été mis à disposition, mais il fallait une préparation. Il fallait y aller sous la direction et en coopération avec un pays plus grand, membre permanent du Conseil de sécurité. Le fait que le Canada était prêt à prendre la direction du QG était positif certes, mais nous souhaitions que les Etats-Unis, la France ou la Grande-Bretagne y aillent. Or, nous savons que cela n’a pas pu se faire.

Par cet exemple, je vous montre tout simplement que dans des situations aussi difficiles, il est raisonnable d’intervenir ensemble, d’analyser ensemble les risques auparavant, de mettre en place un commandement politique et militaire approprié, qu’il y ait des forces de dissuasion. Pour terminer, les opérations de paix les plus difficiles, assorties des plus grands risques, sont les opérations de paix les plus nécessaires. Pour des opérations de paix faciles, on trouve toujours beaucoup de personnes qui veulent bien y aller, mais là où il n’y a pas de risques, ce n’est pas nécessaire. Il y a donc toujours des risques et ces risques sont toujours très grands.

Le Président François Loncle : M. Van Mierlo, vous vouliez ajouter quelques précisions par rapport à la traduction. J’en profite pour remercier les interprètes qui ont été excellentes. La tâche n’était pas facile.

M. Hans Van Mierlo : Je remercie les interprètes. Je suis conscient que mon néerlandais peut être parfois difficile, même pour les interprètes, et je les prie de m’en excuser. Si vous me permettez, je donnerai quelques précisions. Dans la traduction de ma première introduction où je ne me suis peut-être pas exprimé de manière très précise, le français a reflété quelque chose que je ne voulais pas tout à fait dire. J’ai parlé à un moment donné du conseiller du Président. J’ai dit : " le Président a explosé ". Dans la traduction, je n’ai pas retrouvé que je l’avais lu dans un compte rendu de M. Levitte. J’ai dit que je ne savais rien, que je n’étais pas au courant d’un Président qui avait explosé.

A la fin, à propos de la question de savoir si un autre pays aurait fait mieux, j’ai dit quelque chose qui n’a pas été traduit de manière aussi précise. Je répète en Français : " Je ne saurais dire ni prétendre que rien ne vaut un soldat néerlandais ". J’ai ajouté que ce serait prétentieux de le dire. Comme ce membre de phrase a disparu, je pensais devoir le répéter puisque cela a son importance.

Pour terminer, j’ai dit que j’étais convaincu que tout soldat, d’où qu’il vienne, se serait senti aussi impuissant dans les circonstances de l’époque. Merci, Monsieur le Président.


Source : Assemblée nationale (France)