Un possible règlement de compte entre les services secrets étasuniens et l’administration Bush à la suite du scandale de l’agent de la CIA dévoilée par la Maison-Blanche a ébranlé la presse et l’opinion publique étasunienne. Selon l’édition du 1er novembre du Washington Post, l’administration Bush aurait donné l’ordre d’organiser un réseau de prisons mises en place après les attentats du 11 septembre à New York, afin d’interroger des membres importants de l’organisation terroriste Al-Quaïda. Des facilités de détentions connues sous le nom de « lieux noirs » dans les rapports officiels étasuniens ont été installées dans huit pays, parmi lesquels la Thaïlande, l’Afghanistan et une série de démocraties est-européennes, avec l’accord tacite des autorités de chacun de ces pays.

La base étasunienne de Guantanamo (Cuba) représente une autre ramification des prisons mises sous la tutelle de la CIA, avec un centre secret de détention selon les déclarations d’anciens détenus et de représentants actuels des services secrets étasuniens. Pour des raisons de sécurité, ces lieux sont connus aux États-Unis de quelques officiels de haut rang, tandis que, pendant ce temps, dans les pays hôtes, les informations les concernant n’auraient atteint que les oreilles des chefs d’États et d’un nombre restreint de personnes appartenant aux services secrets locaux… La majorité des centres de détention ont été construits et sont entretenus avec des fonds alloués par le Congrès étasunien, précise de Washington Post, et, bien que silencieuse à ce sujet, la Maison-Blanche a permis à la CIA d’offrir des informations générales sur le programme de détention développé hors des États-Unis aux présidents et vice-présidents des commissions de l’information du législatif étasunien.

La République tchèque courtisée par les États-Unis

Les dévoilements du Washington Post semblent confirmés par certaines personnalités officielles européennes. Le ministre tchèque de l’Intérieur, Frantisek Bublan, déclarait hier à Prague que la République tchèque a repoussé récemment une demande des États-Unis d’installer sur le territoire tchèque un centre de détention où devaient être transférés des suspects incarcérés présentement à Guantanamo (Cuba). « Les négociations ont eu lieu il y a à peu près un mois. Les États-Unis ont fait des efforts pour installer ici quelque chose de ce genre, mais n’ont pas réussi », a déclaré le ministre tchèque au quotidien en ligne Aktualne.cz, propos repris par Mediafax. « Il est question d’une affaire assez compliquée, et je ne veux pas donner de détails », a ajouté le ministre tchèque Bublan. Le porte-parole du ministère de l’Intérieur n’a pu commenter immédiatement cette information. La demande étasunienne ne faisait pas référence aux détenus qui étaient directement liés au réseau terroriste Al-Quaïda ; ainsi soulignait Aktuane.cz, les prisonniers qui devaient y être transférés ne faisaient pas l’objet d’une inculpation. Selon « une source proche des services d’information tchèque », citée par la publication en ligne, les États-Unis ont adressé la même demande à d’autres États d’Europe de l’Est. Et, « selon nos informations ajoutait cette source, ils ont en partie réussi. »

Totalement isolé dans les ténèbres

Les conditions de détentions et les méthodes appliquées aux interrogatoires dans ces prisons patronnées par la CIA sont tenues totalement secrètes : les « lieux noirs » accueillent environ une centaine de personnes suspectées de terrorisme, toujours selon les suggestions du Washington Post. Les détenus sont partagés en deux catégories ; une trentaine parmi ceux-ci, en vertu de leur statut important dans la hiérarchie d’Al-Quaïda, sont soumis à un « traitement exceptionnel », dans le cadre de centres financés et administrés directement par la CIA. Ce groupe « bénéficie » d’un total isolement, d’un confinement dans les ténèbres, parfois dans des cellules souterraines, et, selon les détails du Washington Post, les interrogateurs sont exclusivement des agents de la CIA qui opèrent dans deux lieux, en Thaïlande et à Guantanamo (Cuba), prétendument fermés respectivement en 2003 et 2004. La seconde catégorie, soit environ soixante-dix personnes, est considérée comme moins importante, sont laissées aux soins des agents des services secrets des pays d’accueil, après une « vérification » préalable des « lieux noirs » sous le contrôle de la CIA. Si la CIA reconnaissait officiellement l’existence de prisons secrètes, le gouvernement des États-Unis pourrait être mis en accusation par d’autres États, ce qui augmenterait le risque d’une condamnation politique tant à l’intérieur qu’à l’étranger, précise le Washington Post.

La Maison-Blanche menacée

Créé à la suite des attentats du 11 septembre 2001, le réseau de prisons de la CIA a été développé hors des États-Unis dès lors que les prisons secrètes ont été déclarées illégales sur le territoire étasunien selon les déclarations de personnalités officielles rapportées par le Washington Post. Ainsi, les pratiques au sein des « lieux noirs » se déploient en dehors de toute légalité, les enquêteurs utilisant des « méthodes d’interrogatoire avancées » approuvées par la CIA, dont certaines contreviennent non seulement aux conventions de l’ONU, mais aussi à la législation étasunienne sur la torture, les traitements inhumains ou abusifs. D’autre part, le Sénat étasunien a interdit récemment et de manière explicite, l’application de traitements inhumains de la part des cadres militaires de l’armée des États-Unis.

Selon l’agence de presse roumaine (Rompres), l’amendement adopté interdit les « traitements cruels, inhumains ou dégradants » appliqués aux détenus qui se trouvent emprisonnés par les autorités étasuniennes, et ce, quelle que soit leur citoyenneté et leur lieu de détention. En réponse à ces accusations, la Maison-Blanche a menacé, si besoin est, de bloquer l’adoption du budget de la défense, usant de l’argument avancé par le porte-parole Scott McClellan, que cette mesure limite la « capacité du président, en tant que chef des armées, de conduire de manière efficace la guerre contre le terrorisme. » Plus encore, à la suite de l’adoption de cet amendement, le vice-président Dick Cheney et le directeur de la CIA, Porter Goss, ont sollicité le Congrès pour créer une exception dans le cas des cadres de la CIA, souligne le Washington Post.

Les précédents de la CIA

Les révélations du Washington Post interviennent dans un contexte où les autorités de Rome ont sollicité cet été des explications de Washington à propos de l’enlèvement en février 2003 à Milan par des agents de la CIA d’un imam égyptien suspecté de terrorisme, information donnée par la BBC. Cet imam, Osama Mustafa Hassan, connu aussi sous le nom de Abu Omar, a été enlevé dans une rue de Milan, placé dans un avion militaire à destination de l’Allemagne, d’où il a été transféré dans une prison égyptienne où il aurait été torturé. À la suite du déclenchement d’une enquête, les autorités italiennes ont émis un mandat d’arrêt aux noms de treize personnes affiliées à la CIA impliquées dans cet enlèvement. Parmi les individus visés par les autorités italiennes, on trouve le directeur du bureau de la CIA à Milan. À la suite de ce scandale, le ministre italien des relations avec le Parlement, Carlo Giovanardi, a déclaré au Sénat que les autorités de romaines n’ont jamais été informées de l’enlèvement de l’imam Osama Mustafa Hassan. « On ne peut affirmer que les autorités italiennes eussent autorisé une opération de ce type ou même qu’elles eussent pu y être impliqué. » Au moment même de ce démenti, le Washington Post affirmait qu’avant de mettre en œuvre cette opération, le directeur du bureau de la CIA de Rome a demandé l’autorisation de ses collègues italiens. Plus encore, il semble que tant la CIA que les services secrets italiens ont convenu, au cas où il y aurait des fuites, que les deux parties engagées dans cette opération nieraient une quelconque implication dans son déroulement. Pareillement, les autorités étasuniennes ont été accusées de gérer des centres de détention secrets sur un navire opérationnel se déplaçant dans l’Océan indien. Il existe des « accusations très sérieuses » allant dans ce sens cette année dans le rapport spécifique de la commission des Droits de l’Homme de l’ONU quant au problème de la torture, selon Manfred Nowak cité par Rompres.

Les États-Unis ne veulent en aucune façon rendre des comptes aux Nations unies

Les autorités étasuniennes ont refusé de fournir au Comité des droits de l’Homme de l’ONU des informations sur la situation des prisonniers retenus en Afghanistan, en Irak et sur la base de Guantanamo à Cuba, nous apprend Rompres. Le Comité des droits de l’Homme des Nations unies a demandé à Washington, au mois de juillet 2004, de lui fournir des informations en liaison avec le statut juridique et le traitement des prisonniers retenus par Washington hors des frontières étasuniennes. Le « statut juridique et le traitement de ces personnes sont réglés par les lois de la guerre » ont répondu au mois d’octobre 2004 les États-Unis. Simultanément, les autorités étasuniennes ont précisé que ces questions ne sont pas dans les attributions du comité onusien, qui doit se contenter de surveiller l’application du Pacte international sur les Droits politiques et civils des États signataires du Pacte. Chacun des 154 pays signataires doivent présenter régulièrement un rapport au Comité, c’est pourquoi Washington estime que le Pacte ne se réfère qu’à la situation du respect des droits de l’Homme à l’intérieur des frontières de chaque État et non à l’étranger.

La commission de surveillance des mesures antiterroristes

La Commission internationale des juristes a récemment annoncé la mise en place d’un organisme destiné à l’évaluation de l’impact des mesures antiterroristes sur les droits de l’Homme dans les divers États du monde. Dans un contexte où les « gouvernements cherchent à redéfinir et à éluder les principes bien établis des droits de l’Homme et de l’État de droit, afin d’arrêter le terrorisme », le Comité international des juristes a l’intention de déterminer comment les autorités politiques peuvent combattre le terrorisme sans transgresser ces normes. Le Comité est formé de huit experts de droit international parmi lesquels l’ancien commissaire aux Droits de l’homme de l’ONU, Mary Robinson. L’organisme dispose d’un mandat de dix-huit mois pour déterminer si les mesures antiterroristes peuvent affecter les droits de l’Homme, pour stimuler des débats nationaux sur ce thème et pour proposer des recommandations aux gouvernements visant au respect des principes du droit international dans le champ même de la lutte contre le terrorisme.

Le Comité se réunira dans quatorze États et dans quatre régions (Afrique de l’Est, Afrique du Nord, Moyen-Orient, et Amérique latine) où ont été mises en place des mesures contre le terrorisme. En dehors des discussions publiques, les membres du Comité rencontreront les autorités des divers gouvernements de ces régions.

(D.E)

Article initialement paru dans le quotidien roumain Ziua (Le Jour) daté du 2 novembre 2005.
Version française d’Alexandre Pondu