Dans quelques années, la production mondiale de pétrole déclinera tandis que la demande ne cessera de croître. Cette famine pétrolière provoquera un choc inévitable que nous pouvons seulement espérer amortir à condition que cette échéance devienne le repère unique d’une mobilisation générale de nos sociétés. Suivant la méthode d’analyse du géologue américain King Hubbert, qui avait permis de prévoir le pic de production pétrolière domestique américain en 1970, on peut estimer que le pic de production du « triangle noir », Irak-Iran-Arabie saoudite sera atteint autour de 2010.
Les premiers secteurs touchés seront l’aviation et l’agriculture intensive, puis le reste de l’économie suivra. Cela conduira à une récession générale. L’aveuglement des politiques et le panurgisme paniqué des marchés peut nous faire craindre le pire. Cette prophétie certaine est universellement ignorée ou sous-estimée. Il faut que l’ONU convienne aujourd’hui d’un accord fondé sur les objectifs de garantie, pour les pays pauvres, d’importer encore un peu de pétrole ; d’interdiction de tirer profit de la pénurie pétrolière ; d’incitation aux économies d’énergie ; de stimulation des énergies renouvelables.
Cette priorité disconviendra aux économistes et aux politiques, notamment américains. Les gouvernements successifs des États-Unis n’ont jamais remis en cause le mode de vie américain. Depuis le premier choc pétrolier de 1973-1974, toutes les interventions militaires américaines peuvent être analysées à la lumière de la crainte du manque de pétrole bon marché. Depuis cette période, les États occidentaux ont tenté de reprendre le contrôle du pétrole et de conjurer ainsi le spectre de la pénurie plutôt que de limiter la dépendance. Peu importaient les morts des guerres successives, leurs coûts ou les budgets d’armement. Cela a conduit à la Guerre Irak-Iran, puis aux Guerres d’Irak. Les guerres des Balkans trouvent également leur source et leur résolution dans la volonté américaine d’éloigner les Russes des routes de transport du pétrole de la Mer noire et de la Caspienne vers les ports de l’Adriatique. La géopolitique du pétrole autorise tous les pactes avec tous les diables islamistes et le projet de « Grand Moyen-Orient » n’est rien d’autre que la tentative de poser définitivement la main sur les robinets pétroliers de la région.
Les pays occidentaux continuent de croire à un pétrole inépuisable. Les puits vont s’épuiser et il n’y a pas d’énergie de substitution comparable. La seule voie est la sobriété énergétique.

Source
Le Monde (France)

« Vers la pétro-apocalypse », par Yves Cochet, Le Monde, 1er avril 2004.