Une séquence vidéo de l’assassinat de Nicholas Berg a été diffusée par trois grandes chaînes de télévision anglo-saxonnes, le 12 mai 2004. Le lendemain, son authenticité a été confirmée par la CIA qui a précisé avoir identifié le meurtrier en la personne d’Abou Moussab Zarkaoui.

Cependant l’interprétation d’un document suppose une analyse rigoureuse.

Origine de la vidéo

L’existence de ce document a été rapportée par le bureau de Reuters à Dubaï, le 12 mai. Il aurait été trouvé sur le site arabophone http://www.al-ansar.biz/. Dans l’heure qui suivit, il était diffusé par Fox news, CNN et la BBC. Cependant, les chaînes arabes qui souhaitaient se le procurer ne le trouvaient pas sur le site indiqué. Toutes les versions actuellement disponibles proviennent des trois grandes chaînes anglo-saxonnes.

Le site internet de référence était hébergé par une société malaise. Devant l’afflux de connections, celui-ci l’a retiré de sorte qu’il a disparu aujourd’hui. Le nom de domaine était la propriété d’Arab Press House, une respectable société de presse basée à Londres et sans lien avec des islamistes.

Style littéraire de la vidéo

Le document, d’une durée de 5 minutes 37 secondes, est d’une trop faible définition pour permettre la lecture de détails. Il est composé de deux séquences distinctes (la présentation et l’exécution). Il a été monté pour limiter la scène de la décapitation, mais le montage son est distinct du montage image. La bande semble avoir été post-sonorisée, de sorte qu’il est impossible de savoir si la voix que l’on entend lire le communiqué est celle de l’assassin, ni si les cris sont ceux de sa victime. Cependant, la désynchronisation peut être une conséquence de la compression de la vidéo pour la diffuser sur le Web. La caméra est d’abord posée sur un pied, puis elle est portée à l’épaule pendant les deux plans du meurtre pour renforcer le stress du spectateur.

La mise en scène est à double lecture selon les publics :

 Pour les uns, Nicholas Berg s’identifie en donnant les prénoms de ses parents, frère et sœur, laissant entendre qu’il est juif. Puis des islamistes encagoulés dénoncent les États-Unis et le président pakistanais. Ils le décapitent alors pour venger « les abus sataniques d’hommes et de femmes musulmans à la prison d’Abu Ghraib ». La violence difficilement soutenable de la scène induit le spectateur à penser que la barbarie des meurtriers est sans commune mesure avec les abus des GI’s. Les islamistes paraissent incarner le Mal.

 Pour les autres, Nicholas Berg est vêtu d’un pyjama orange identique à celui des détenus de Guantanamo et porte une barbe comme les islamistes. Il se présente assis sur une chaise identique à celles visibles sur les photos de tortures à Abu Grahib. Des personnages encagoulés, se présentant comme des islamistes, déversent un torrent de haine. L’un d’entre eux, portant une bague en or ce qui est strictement prohibé chez les fondamentalistes, sort un couteau et l’égorge. En reproduisant le sacrifice abrahamique, mais un substituant un homme à l’agneau, il commet un sacrilège. La violence difficilement soutenable de la scène induit le spectateur à penser que les États-Unis sont prêts à n’importe quelle barbarie contre leurs propres ressortissants pour stigmatiser les musulmans.

Incohérences du document

L’accoutrement des ravisseurs évoque moins des résistants au milieu d’une guerre sanglante qu’une nécessité d’« uniformes » de terroristes tous identiques pour les besoins du tournage.

Deux des « terroristes arabes » portent leur main gauche au visage durant la séquence. C’est un geste qui n’est pas courant, même par inadvertance, dans la culture arabe où la main gauche, réservée à l’hygiène, ne doit pas être portée au visage.

La méthode employée, soit un découpage à l’aide d’un couteau-scie militaire vise à reproduire le rituel abrahamique et est inadapté à la situation. Les décapitations sont généralement effectuées d’un coup sec à l’aide d’une lame lourde et bien affûtée, qu’il s’agissent d’une hache ou d’un sabre.

Le corps de la victime ne bouge pratiquement pas lors de la décapitation, ou plutôt du découpage de sa tête. Il n’éprouve pas les convulsions qui sont habituellement observées lorsqu’on décapite un être humain ou un animal.

La quantité de sang qui s’échappe du corps et de la tête semble très faible. Cet effet est peut-être dû au montage vidéo, le time code laissant supposer une coupure vidéo de 9 minutes. Le sang se serait écoulé lors de la séquence supprimée.

Identification de l’assassin

Abou Moussab Zarkaoui
Assassin de N. Berg,
d’après la CIA.

La CIA n’a pas indiqué à partir de quels éléments elle avait identifié l’assassin comme étant Abou Moussab Zarkaoui. Depuis plusieurs mois, l’Agence s’efforce de présenter cet individu comme le successeur d’Oussama Ben Laden.

On ne comprend pas pourquoi M. Zarkaoui, si c’est lui, cacherait son visage qui est reproduit sur des milliers de tracts proposant 10 millions de dollars de récompense pour son arrestation.

Dans des rapports précédents, la CIA avait indiqué qu’Abou Moussab Zarkaoui avait perdu une jambe lors d’un bombardement en Afghanistan. Il a également été précisé que des points étaient tatoués sur sa main gauche. Or, l’assassin n’est ni handicapé, ni tatoué.

M. Zarkaoui est réputé avoir un accent jordanien. Ce qui n’est pas le cas de la voix que l’on entend. Mais si la vidéo est post-sonorisée, cette voix n’est pas forcément celle de l’assassin.

Identification d’Al Qaïda

La traduction de la bande son diffusée dans les médias états-uniens fait référence à Al Qaïda. Il s’agit en fait d’une erreur qui a été rectifiée depuis par le National Virtual Translation Center.

Identification de la victime

Les forces de la Coalition ont découvert avant la diffusion de la vidéo un corps décapité qu’elles ont identifié comme étant celui de Nicholas Berg. Il a été rapatrié aux Etats-Unis et inhummé.

La famille du défunt l’a reconnu sur la vidéo.

Profil de la victime

L’entreprise de la famille Berg (père et fils) figurait dans la liste des « ennemis de l’État » publiée sur le site pro-Bush freerepublic. Le père s’était engagé dans le mouvement anti-guerre A.N.S.W.E.R., présidé par Ramsey Clark.

Lors d’un séjour d’études dans l’Oklahoma, Nick Berg aurait prêté son adresse de messagerie avec son mot de passe à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qui lui-même l’aurait prêté à un proche de Zacarias Moussaoui, le Français accusé d’avoir participé à l’organisation des attentats du 11 septembre. Berg avait par la suite été interrogé par le FBI qui avait conclu à une coïncidence et donc à son innocence. Pourtant, Carol Devine-Molin (enterstageright.com) affirme qu’il avait de nouveau été interrogé bien après le 11 septembre, ainsi que lors de sa détention précédant sa disparition. Le FBI aurait dans cette hypothèse de sérieux doutes sur lui.

Nick s’était rendu en Israël auparavant, sans prendre soin de demander aux douanes israéliennes de ne pas apposer de tampon, comme le font par prudence beaucoup d’États-uniens voyageant au Moyen-Orient.

Selon le Seattle Post-Intelligencer, « Berg a d’abord travaillé en Irak en décembre et janvier avant d’y retourner en mars. Il inspectait les installations de communication, dont certaines étaient détruites par la guerre ou les pillards. Lors de ces séjours en Irak, il a travaillé sur une tour d’Abou Ghraib, prison dans laquelle ont été commises des tortures. » Il l’a fait en compagnie de Aziz Kadoory Aziz, également connu sous le nom de Aziz al-Taee, avec qui il avait lancé son entreprise de tours de communications. Or, M. Kaddory Aziz est le fondateur du Conseil irako-américain. Farouche partisan de l’invasion, il intervenait parfois sur Fox News et organisait des manifestations de soutien aux troupes avant la guerre. Il est réputé agent de la CIA.
Selon le Guardian, la société de Berg venait de se voir attribuer un contrat dans le cadre du consortium Iraqi Media Network (un programme de la NED/CIA).
Seuls des sociétés de confiance pouvaient soumissionner aux marchés des télécommunications à Abu Ghraib et pour l’Iraqi Media Network.

Nicholas Berg a été arrêté sans papiers par le commandement de la Coalition à Mossoul, le 25 mars. Il a été incarcéré prétendument pour le temps de son identification. La famille Berg a fait appel vainement au consulat pour le faire libérer. Puis, elle a porté plainte, le 5 avril, contre les autorités US pour détention illégale, mentionnant le fait que les diplomates n’avaient plus aucun pouvoir pour intervenir sur son cas. Il a été relâché peu après, le 8 avril. Pendant cette période, il a été interrogé par trois fois par le FBI. Les autorités ont déclaré avoir tenté de le persuader de quitter le pays pour sa propre sécurité, sans pour autant l’avoir rapatrié de force.

Conclusion

L’histoire de la victime donne l’impression qu’elle a d’abord été proche d’un islamiste et des milieux anti-guerre, puis qu’elle a été retournée jusqu’à travailler avec un agent de la CIA, sans que les services états-uniens aient été certains de sa fidélité. Cette dualité ouvre la possibilité de nombreuses interprétations de l’événement.

Compte tenu de son parcours, de son montage, de sa scénarisation et de ses incohérences, on ne peut considérer cette vidéo comme un témoignage au premier degré. Au contraire, sa violence et sa mise en scène polysémique traduisent une volonté d’égarer le spectateur. Elle apparaît dès lors comme un outil de propagande de la guerre des civilisations, suscitant une lecture différente selon les groupes culturels et renforçant les antagonismes.