L’Europe et les États-Unis partagent des valeurs communes et ont une proximité naturelle, mais nous assistons à un éloignement des deux côtés de l’Atlantique depuis la fin de la Guerre froide. L’un des facteurs qui expliquent cette situation tient à l’attitude ambivalente des Etats-Unis par rapport à la construction européenne : ils l’ont tout d’abord favorisée, puis paraissent maintenant considérer qu’il s’agit d’un contre-pouvoir dirigé contre eux. Aussi les États-Unis ont-ils privilégié la décision solitaire dans la conduite des relations internationales, semblant se méfier de la notion même d’alliance pour lui préférer la constitution de coalition ad hoc, car une alliance passe aussi par des divergences de vues. À cet égard, la conception qu’ont les États-Unis du rôle opérationnel de l’OTAN varie selon les circonstances : ils ne souhaitent pas son intervention après les attentats du 11 septembre mais la revendiquent en Irak. Cependant, quelles que soient les circonstances, l’OTAN, avec ses règles de fonctionnement et de concertation, est considérée comme une structure trop contraignante pour Washington. Un autre facteur de séparation est la perception différente du choc du 11 septembre, l’Europe sous-estimant le traumatisme.
Nous devons surmonter les malentendus et les contradictions en ré-analysant nos intérêts à long terme. Les États-Unis, compte tenu de leur histoire et de nos liens, sont le seul allié durable dont peut disposer l’Europe. Aussi, pour moi l’Europe ne saurait pas se construire contre les États-Unis et elle ne peut pas se passer de l’appui diplomatique et militaire américain, comme l’a illustré son incapacité à agir dans les Balkans dans les années 90. Le projet européen ne consiste pas à construire une superpuissance mondiale s’opposant aux États-Unis, mais à construire un nouvel équilibre où l’Europe fera entendre sa voix, une voix différente sans nécessairement être hostile. De leur côté, les États-Unis ont besoin d’alliés et ils ne disposent d’aucun autre allié à long terme que l’Europe. Malgré leur puissance sans équivalent, les Etats-Unis ne réussiront pas dans leurs projets en ignorant les Européens et leur expérience, fruit d’une histoire parfois douloureuse.
Plutôt que de nous éloigner, nous devons nous rapprocher pour bénéficier des avantages de notre complémentarité. Pour cela, il faut maintenir l’Alliance atlantique et ses capacités opérationnelles. Il faut également restaurer l’ONU en la réformant, mais nous ne devons pas l’abandonner. De plus, nous devons accepter que la bonne marche du monde doive l’emporter sur les intérêts nationaux des uns et des autres. La relation transatlantique est essentielle mais elle doit être fondée et cela nécessite des efforts des deux côtés.
Les États-Unis doivent cesser de critiquer toutes les initiatives prises par les Européens pour exister. Ils doivent également cesser de s’opposer à ceux qui veulent bâtir une Europe de la défense en leur reprochant d’introduire de la concurrence et de vouloir dupliquer les structures de l’OTAN. Les Etats-Unis devraient au contraire se féliciter que les Européens acceptent un « partage du fardeau » de la sécurité mondiale. Les Américains doivent aussi renoncer à la stratégie qui consiste à diviser l’Europe entre « bons » et « mauvais » alliés. De leur côté, les Européens doivent être moins angéliques et comprendre que les inquiétudes sécuritaires des États-Unis sont souvent fondées et nous concernent aussi. La "stratégie européenne de sécurité" adoptée par le Conseil européen en décembre 2003 va dans la bonne direction. C’est à nous de faire comprendre aux Américains que seule la construction d’une Europe forte peut contribuer à résoudre les grands problèmes qui se posent au monde et qui ignorent désormais les notions classiques de frontière et de souveraineté.
Ensembles, Européens et Américains peuvent aider à réguler la mondialisation en renforçant la concertation dans le domaine du commerce mondial, la gestion des taux de change entre le dollar et l’euro, les initiatives en faveur du développement et la préservation des ressources naturelles. Pour y parvenir nous serons obligés non seulement de nous entendre, mais également de renoncer à une part de notre souveraineté pour accepter des décisions adoptées dans un cadre multilatéral. Les Etats-Unis doivent admettre des limitations à leur souveraineté.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Etats-Unis-Union européenne : l’indispensable alliance », par Edouard Balladur, Le Figaro, 26 juin 2004