Quelques-unes des « lectures conseillées » par l’IAGS

Alors que les cours du pétrole atteignent de nouveaux sommets, une initiative prétenduement « non-partisane » destinée à examiner le problème de la dépendance des États-Unis vis-à-vis des importations de pétrole vient de voir le jour dans un silence médiatique surprenant. Pourtant, ce nouveau think tank, appelé Institut pour l’analyse de la sécurité globale (Institute for the Analysis of Global Security, IAGS), réunit tous ceux qui comptent parmi les néo-conservateurs. Il vient de produire un rapport qui entend, à un mois de l’élection présidentielle, éclairer le public et surtout les dirigeants états-uniens sur les défis auxquels leur pays va être confronté dans les quatre années à venir et au-delà. Les membres de ce groupe « appellent les dirigeants de l’Amérique à promettre qu’ils adopteront le plan, dans l’optique de diversifier rapidement le choix des carburants, au-delà du pétrole, dans le secteur des transports états-unien en utilisant les technologies et infrastructures disponibles ». Ils promettent que si le plan est adopté dans sa totalité, « la baisse des importations de pétrole aux États-Unis pourrait atteindre 50 % ». Les auteurs du document estiment en effet qu’il s’agit de la meilleure solution pour garantir la sécurité globale, la prospérité et la liberté. Leur rapport est en réalité destiné à devenir le programme énergétique du second mandat Bush, s’il a lieu.

Le gratin des instituts stratégico-militaires

Cette « Lettre ouverte aux Américains », accompagnée d’un projet pour la sécurité énergétique ambitieusement intitulé « Libérer l’Amérique », a été approuvée par une série de think tanks spécialisés dans les questions hautement stratégiques, à savoir :

 Le Centre pour la politique de sécurité [1]
 La Fondation pour la défense des démocraties
 L’Institut Hudson
 Le Comité sur le danger présent
 La Fondation du conseil national de défense

L’IAGS est co-dirigé par trois personnes :

 Dr Gal Luft est spécialiste en stratégie, géopolitique, terrorisme, questions liées au Moyen-Orient et sécurité énergétique. Il a publié de nombreux articles dans des revues telles que Foreign Affairs, Commentary Magazine ou encore Middle East Review of International Affairs. Il est docteur en études stratégiques à la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies (SAIS) de l’Université John Hopkins.

 Anne Korin est directrice de la publication d’Energy Security Biweekly, spécialiste de la sécurité de l’approvisionnement énergétique, de l’OPEP, Afrique, du terrorisme maritime, de la sécurité énergétique, de la stratégie énergétique et de l’innovation technologique. Ses articles ont été publiés par Foreign Affairs, Commentary Magazine et le Journal of International Security Affairs. Elle a notamment travaillé pour Exxon International (Esso), KPMG et Goldman Sachs. Elle possède un diplôme d’ingénieur de l’Université John Hopkins et prépare un doctorat à Stanford.

 Donald M. Wallach, président de Wallach Associates, Inc., s’est illustré dans le recrutement pour l’industrie de haute technologie, spécialiste de la défense et du renseignement. Il a suivi des études à l’Institut technologique Case et à l’école de commerce de Harvard.

Les membres associés sont le Dr Christopher Fettweis, auteur d’une thèse sur le pétrole comme source de conflits armés importants au 21ème siècle ; Adnan Vatansever, consultant dans le secteur de l’énergie, spécialiste de la Russie et des États nouvellement indépendants, travaillant actuellement sur le rôle des ressources énergétiques russes dans la transition de la Russie vers la démocratie ; le Dr Cyril Widdershoven, propriétaire de la société Mediterranean Energy Political Risk Consultancy, spécialiste du Moyen-Orient, analyste en stratégie militaire, consultant en investissements dans le secteur de l’énergie, a contribué à des revues telles que Jane’s Pointer and Intelligence Review et enfin Richard A. Giragosian, analyste pour la société de consulting privée Abt Associates Inc., spécialisée dans l’évaluation des politiques et programmes fédéraux ainsi que les questions de sécurité nationale. Ce dernier a collaboré avec Radio Free Europe (RFE/RL), Jane’s Information Group, l’Institut de recherches sur l’Asie Centrale et le Caucase de l’Université John Hopkins, la Fondation Eurasia Insight de George Soros, la Fondation Bertelsmann, le CSIS, la Commission économique jointe du Congrès des États-Unis en tant qu’expert de liaison avec la CIA et la DIA (Defense Intelligence Agency), l’U.S. Army, l’OTAN, l’ONU, la Banque mondiale, l’OSCE, etc. Il est également maître de conférence invité à la John F. Kennedy Special Warfare Center & School de Fort Bragg [2].

Le principal conseiller de l’IAGS est R. James Woolsey, ancien directeur de la CIA et vice-président de Booz Allen Hamilton, une firme internationale de conseil en gestion, où il s’est spécialisé dans la protection contre les menaces et vulnérabilités potentielles. Démocrate néo-conservateur assumé, il a servi dans deux administrations démocrates et deux administrations républicaines et a animé l’Iraqi National Congress d’Ahmed Chalabi, qui passe pour sa marionnette.
Il joue actuellement un rôle important dans la constitution de la prochaine administration Bush à travers le Comité sur le danger présent qu’il a ressucité.

L’imminence d’une crise énergétique sans précédent officiellement reconnue

Pour « libérer l’Amérique », l’IAGS propose une solution qui se situe d’ores et déjà aux antipodes de la politique actuelle de l’administration George W. Bush. Cette dernière, dont les bases théoriques - et politiquement acceptables - furent posées dans le rapport de la Commission Cheney sur l’énergie [3] peut se résumer, dans les faits, à la tentative de diversifier les sources d’approvisionnement par le renversement ou la déstabilisation du gouvernement d’États producteurs ou stratégiquement importants (Guinée Équatoriale, Sao Tomé, Géorgie, Venezuela, Arabie Saoudite) et la colonisation manu militari de l’Irak (2èmes réserves mondiales de pétrole). Or cette stratégie a clairement montré ses limites pratiques : indignations de la communauté internationale, coups d’État avortés ou échoués et aventures militaires désastreuses se sont succédés durant les quatre dernières années.

On peut ajouter à ce triste bilan les facteurs aggravants, en termes d’urgence à remédier à la situation, de l’étirement de la production globale qui est aujourd’hui officialisé par les publications de l’IAGS et du pic inattendu - suivi d’une chute brutale qui vient de commencer - de la production de gaz naturel en Amérique du Nord, avec des conséquences économiques très graves. Exit donc les prévisions de production démesurément optimistes de l’Agence Internationale de l’Énergie ou du World Energy Council : l’IAGS s’appuie désormais sur les chiffres de l’Association pour l’étude du pic de la production mondiale de pétrole (ASPO), constatant la baisse de production des pays hors-OPEP, la concentration de 60 % réserves restantes dans 5 pays du Moyen-Orient, etc. [4]. On se doutait, avec la présence de Matt Simmons parmi les conseillers de Dick Cheney et la nature pour le moins agressive de la politique énergétique états-unienne, que les décideurs à Washington prenaient la baisse imminente de la production de pétrole au sérieux. C’est maintenant officiel : on trouve même, parmi les suggestions de lectures de l’IAGS, le livre qui circule de main en main dans les milieux les plus avisés du secteur énergétique depuis plus d’un an : The Party’s over : oil, war and the fate of industrial societies [5]. L’ouvrage est un condensé des travaux de l’ASPO prédisant, avec force graphiques, la chute imminente de la production mondiale de pétrole et ses inquiétantes conséquences globales.

Ainsi, l’IAGS prend la question de l’épuisement des ressources à bras le corps en affirmant d’emblée dans son rapport : « Nous sommes maintenant confrontés à ce qui pourrait être qualifié de "parfait cataclysme" [6] entre des conditions stratégiques, économiques et environnementales qui, si elles sont correctement comprises, nous imposent de mettre en place dans les quatre prochaines années une nette réduction des quantités de pétrole importées en provenance de régions instables et hostiles du monde. ». L’institut poursuit en rappelant les chiffres de la dépendance états-unienne, à savoir les 65 % de pétrole importé dans la consommation nationale ; la concurrence de la Chine sur un marché où l’offre baisse ; les 27 000 emplois sacrifiés, selon des estimations, pour chaque milliard de dollars d’importation ; pour terminer son introduction en s’alarmant du délai nécessaire pour convertir le secteur des transports : il faudra 15 à 20 ans. Il est donc impératif de commencer dès maintenant. Contrairement aux rapports précédents, celui-ci met donc l’accent sur les mesures domestiques visant à réduire la consommation, et écarte définitivement l’alternative de la diversification des sources d’approvisionnement en raison de la baisse de la production hors-OPEP.

La science va-t-elle sauver la mise ?

Le problème qui se pose alors, à la lecture des travaux de l’IAGS, est celui de la validité scientifique des solutions proposées pour réduire une consommation domestique de pétrole qui représente actuellement 25 % de la consommation mondiale. Si la vision de l’IAGS semble très réaliste quant à la situation mondiale en termes de ressources, les solutions avancées ne sont guères convaincantes.

Pour mémoire, lors de son discours sur l’état de l’Union de 2003, George W. Bush promettait l’avènement de l’« économie de l’hydrogène » pour limiter les changements climatiques et pour que le « pays réduise sa dépendance à l’égard des sources étrangères d’énergie ». Ces déclarations avaient suscité l’hilarité de la communauté scientifique indépendante, car l’hydrogène, qui n’est pas une source d’énergie mais un vecteur, ne sera jamais économiquement viable [7] .

L’IAGS reconnaît l’aspect chimérique de l’économie de l’hydrogène et en appelle à des « solutions réalistes » car, explique-t-il, « Nous n’avons pas le temps d’attendre la commercialisation de technologies aujourd’hui immatures. Les États-Unis devraient déployer des technologies qui existent aujourd’hui et sont disponibles pour un usage étendu ». Mais alors qu’avance-t-il en remplacement ? Il propose la diversification des carburants et la conversion des moteurs pour un coût beaucoup plus modeste. Ils doivent pouvoir alterner entre carburant conventionnel, éthanol (carburant produit à partir de céréales et mélangé à du gaz naturel liquéfié « pour une meilleure efficacité énergétique »(sic)), méthanol (carburant produit à partir de charbon ou de déchets) et énergie électrique stockée dans les batteries qui équipent déjà les véhicules de type « hybride ».
À l’horizon 2025, la combinaison de ces technologies dans le moteur de toutes les voitures du parc automobile états-unien permettrait selon le rapport de maintenir dans le meilleur des cas la consommation actuelle de 8 millions de barils par jour, contre une demande projetée de 20 millions de barils par jour si aucune mesure drastique n’est mise en place.

Nous pouvons déjà noter une chose au sujet de ces préconisations qui sont certes plus réalistes que l’ « économie de l’hydrogène » : depuis longtemps déjà des scientifiques ont souligné que la production de tous ces carburants alternatifs, y compris les dérivés du charbon, implique l’utilisation d’une grande quantité de pétrole et de gaz naturel. Qu’il s’agisse des carburants produits à partir de céréales ou des dérivés liquides du charbon, leurs coûts de production augmenteront proportionnellement à celui du pétrole et du gaz naturel. En effet, d’une part l’agriculture intensive est très gourmande en pétrole et en gaz naturel sous forme d’engrais et de pesticides, d’autre part l’extraction et la transformation du charbon en condensé liquide, si elle n’est pas faite par des esclaves, consomme également énormément de pétrole. La conversion des moteurs pour un coût modeste serait en revanche un moyen efficace de limiter la consommation des réserves stratégiques en cas d’interruption brutale de l’approvisionnement en pétrole du pays.

Vers une « économie du charbon » ou une guerre mondiale ?

En conclusion le rapport préconise une série de mesures gouvernementales à l’échelle nationale qui se résument en un mot bien étrange pour des libéraux : des subventions. Subventions aux fabricants d’automobiles, aux recherches scientifiques, aux transports en commun, etc. Rien de surprenant néanmoins, lorsqu’on sait que la production d’éthanol en France est subventionnée à 300 % car elle n’est tout simplement pas rentable. Pourtant le coût estimé de ce projet, que les auteurs du rapport n’hésitent pas à comparer au Projet Manhattan ou au Projet Apollo, n’est estimé qu’à 12 milliards de dollars, une fraction de ce qui a été dépensé jusqu’à présent pour la colonisation de l’Irak.

Pour comprendre le document de l’IAGS, il faut en relever l’apparente contradiction interne. Les mesures proposées pour réduire la consommation domestique peuvent être efficaces, mais seulement pendant une courte période, car elles ne modifient pas les besoins énergétiques et se contentent de jouer sur une diversification marginale des carburants. Elles ne peuvent être poussées bien loin, sauf à demander aux États-uniens d’en revenir à l’économie du charbon. Elles ne visent donc pas, contrairement aux objectifs annoncés, à répondre à la crise énergétique globale, mais uniquement à une crise momentanée d’approvisionnement des États-Unis. Il s’agit en fait d’un plan d’urgence, préparé à l’avance, pour résoudre une situation de crise passagère aiguë tel qu’il résulterait d’un événement politique majeur affectant un grand pays exportateur.

Or, l’IAGS conseille la lecture non seulement d’ouvrages techniques sur les questions pétrolières, mais aussi d’une abondante littérature diabolisant les Séoud, qui règnent sur le premier pays exportateur de pétrole. Dans le domaine politique, l’institut est animé par James Woolsey, théoricien de la « Quatrième Guerre mondiale », la « guerre au terrorisme » [8]. Cet ancien directeur de la CIA, qui fut l’un des plus ardents promoteurs de l’invasion de l’Irak, plaide aujourd’hui pour le renversement des Séoud, la déstabilisation de l’Iran et de la Fédération de Russie. Le plan de l’IAGS permettrait à l’économie états-unienne de traverser la période de désorganisation des marchés pétroliers qui suivrait une nouvelle aventure militaire des néo-conservateurs.

[1« Les marionnettistes de Washington » par Thierry Meyssan, Voltaire, 13 novembre 2002.

[2« Stay-behind : les réseaux d’ingérence américains » par Thierry Meyssan, Voltaire, 20 août 2001.

[3« Les ombres du rapport Cheney », par Arthur Lepic, Voltaire, 30 mars 2004.

[4Voir notre article « Le déplacement du pouvoir pétrolier », par Jack Naffair et Arthur Lepic, Voltaire, 10 mai 2004.

[5Par Richard Heinberg, New Society Publishers, 2003

[6ndlr. Nous avons préféré ce terme un peu barbare à une traduction littérale de "perfect storm", qui serait manifestement inadaptée.

[7Voir la traduction du rapport de Michael Ruppert sur la conférence de l’ASPO de Paris en mai 2003 où le problème était résumé en ces termes par un intervenant : « A l’heure actuelle, sur le marché, nous sommes dans une situation où nous avons un carburant conventionnel, c’est-à-dire le pétrole, que nous brûlons dans un moteur à explosions qui effectue le travail. Maintenant, ce que je crois comprendre dans ce que défendent les partisans de l’hydrogène emmenés par Jeremy Rifkin, c’est une économie de l’hydrogène qui consiste en gros à prendre de nouveau du carburant conventionnel, ou produire des énergies alternatives propres, solaires ou éoliennes, pour produire de l’électricité afin de diviser les molécules d’eau en hydrogène et oxygène, pour ensuite comprimer cet hydrogène dans le but de le transporter et le stocker sous forme liquide, puis finalement l’injecter dans un moteur à hydrogène qui produit l’électricité entraînant la machine. Croyez-vous vraiment que c’est ce qu’on appelle de l’efficacité ? »

[8La « Troisième Guerre mondiale » étant la Guerre froide.