Dans un étourdissant silence médiatique, l’Union européenne a renforcé, le 1er juillet 2007, le blocus économique de la Transnistrie en s’appuyant sur deux États pourtant non-membres de l’Union : la Moldavie et l’Ukraine. Sur fond de guerre du gaz et de globalisation forcée, la mission de Javier Solana est d’affamer la dernière entité politique qui résiste à l’OTAN dans cette région. Le Réseau Voltaire commence aujourd’hui la publication d’une série d’articles sur cette guerre larvée au centre de l’Europe et sur ses enjeux cachés.
En soutenant activement la petite République moldave de Pridniestrovie (dite « Transnistrie ») dans sa quête de reconnaissance internationale, Moscou défend une pièce maîtresse de son aire d’influence traditionnelle, avec qui elle instaura des liens économiques et militaires privilégiés dès la révolution de 1917. Si l’Ukraine, qui sépare géographiquement la mère-patrie de cette enclave, n’avait pas basculé politiquement dans le camp atlantiste en 2004 [1], la Transnistrie ne serait pas aujourd’hui dans une situation si complexe, à la fois épine dans la botte de l’OTAN et poste avancé des intérêts stratégiques russes.
Administrativement rattachée par Staline à la Moldavie, en 1940, la Transnistrie a dû s’en séparer avant de retrouver son indépendance, en 1991, consécutivement à l’effondrement de l’URSS. Cependant, alors que la communauté internationale a accepté sans problème la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie, en 1993, elle continue à ignorer la séparation de la Moldavie et la Transnistrie et ne reconnaît que la première.
La Transnistrie ne représente qu’un confetti sur les plans géographique et démographique, mais elle n’est pas moins le point de passage obligé du gaz naturel alimentant tout le sud-est de l’Europe, et pour Moscou un point de contrôle essentiel pour remédier aux inconvénients du système de troc gazier avec ses voisins, hérité de l’époque soviétique.
Trois jours après son arrivée au pouvoir fin 2004, le nouveau gouvernement atlantiste d’Ukraine décrétait que la Transnistrie devait s’acquitter de la taxe d’exportation moldave avant tout transit de marchandise par sa frontière, imposant de fait un embargo économique sur le pays qui n’a ni accès à la mer, ni aéroport civil fonctionnel.
Quelques mois plus tard, en avril 2005, éclatait la « guerre du gaz » entre la Russie et l’Ukraine. Jusqu’alors la Russie s’acquittait des droits de passage ukrainiens en accordant 15 % de la marchandise à l’Ukraine, mais l’augmentation rapide des cours de l’énergie et les sanctions commerciales imposées par l’Ukraine à la Transnistrie, sous l’influence de l’OCDE, incitèrent Gazprom à remettre en question le contrat existant.
Après l’annonce faite par la Russie de son intention d’augmenter les tarifs gaziers accordés à l’Ukraine, alors plus de deux fois inférieurs à ceux pratiqués communément [2], l’Ukraine refusa les arrangements successivement proposés par la Russie, ce qui aboutit le 1er janvier 2006 à une diminution des livraisons à l’Ukraine par Gazprom, la société d’État russe, pour compenser la dette en nature estimée de son créancier.
Les répercutions de cette baisse se firent rapidement sentir jusqu’au bout de la ligne d’approvisionnement, avec par exemple une baisse de 25 % en France et jusqu’à 40 % en Hongrie.
En effet le lendemain Gazprom constata que l’Ukraine, pour contourner la baisse d’approvisionnement domestique, se servait sur la bête en siphonnant une partie des livraisons destinées à l’Europe et transitant par son territoire. Or Gazprom basait ses accusations sur des mesures effectuées en aval de l’Ukraine (Pologne et Transnistrie), qu’elle proposa à des instances internationales, et aux ukrainiens eux-mêmes, de vérifier. Ces derniers refusèrent mais, devant l’évidence et sous les pressions européennes, durent se résigner à céder sur les accords de transit quelques jours plus tard pour que les livraisons vers l’Europe reprennent à un rythme normal.
Cet épisode asséna un véritable électrochoc à l’Europe, qui prit soudain conscience de sa dépendance vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine pour se chauffer et faire marcher son industrie. Il incita de plus les Ukrainiens à réaliser qu’ils avaient fait la « révolution » contre leurs propres intérêts ; ces derniers infligèrent une défaite au gouvernement atlantiste dès les élections suivantes.
Car l’enjeu de cette remise à niveau des prix était, pour Gazprom et par extension l’État russe, considérable. D’une part, l’Ukraine possède une industrie lourde datant de l’ère soviétique et très gourmande en gaz qui en fait le quatrième importateur et sixième consommateur mondial de gaz naturel. En outre, avec une capacité de 120 milliards de mètres cubes par an, soit quatre fois plus que le réseau Biélorusse (30 milliards de mètres cubes / an), le système trans-ukrainien de gazoducs reste à ce jour la principale voie d’approvisionnement de l’Europe en gaz russe et turkmène, qui comptent pour plus de 40 % de sa consommation. Compte-tenu de la répartition des réserves et de la demande à venir [3] très favorable à la Russie, l’Europe tente désespérément de diversifier ses fournisseurs, mais sa maladresse trahit l’absence d’action concertée au niveau étatique. Car pendant que l’élite financière organise la privatisation du secteur énergétique, une logique étatique d’alliances stratégiques fait défaut à l’extérieur pour assurer l’avenir énergétique de l’Europe, creusant encore davantage le fossé entre l’opinion européenne anti-libérale, qui défend ses intérêts à long terme, et son oligarchie financière assoiffée de profits à court terme.
Les divisions artificielles induites par la logique de marché laissent ainsi tout le loisir à Gazprom de faire avancer ses intérêts qui consistent à contrôler autant que possible toute la chaîne d’approvisionnement, pour éviter d’être de nouveau sujet au chantage des pays de transit. De fait, pendant qu’au Nord le projet « North Stream » de Gazprom s’imposait avec l’aide de Gerhard Schroeder, au sud c’est également Gazprom qui a remporté la mise en disqualifiant le projet de gazoduc rival et officiellement soutenu par les États-Unis, le Nabucco, qui devait acheminer jusqu’en Europe et via la Turquie le gaz iranien, irakien et azéri principalement. Ce dernier projet ayant comme lourds handicaps de compter sur l’approvisionnement de pays instables, ayant relativement peu de réserves ou faisant toujours partie de l’ « Axe du mal », les investisseurs ne se sont pas bousculés à la table. Il ne restait plus à Moscou que de convaincre les autorités turques, serbes et hongroises qu’il valait mieux faire confiance à un fournisseur déjà bien implanté et fiable pour lancer la construction du nouveau corridor gazier reliant la Turquie au cœur de l’Europe.
Marché conclu le 21 juin 2007 entre Mol, la compagnie nationale hongroise, et Gazprom, au nez et à la barbe de George W. Bush attendu deux jours plus tard à Budapest. Le gazoduc russe South Stream traversant la Mer Noire jusqu’en Turquie sera prolongé jusqu’en Hongrie où les capacités de stockage seront étendues, faisant de ce pays le nouveau pôle européen d’échanges gaziers.
Enfin, Gazprom a renforcé le segment de gazoduc qui traverse la Transnistrie et longe la Mer Noire, en le prolongeant de Burgas (Bulgarie) jusqu’à la ville côtière grecque d’Alexandroúpolis, où existe déjà une importante usine de liquéfaction. Ce renforcement de capacité permettra manifestement, une fois le North Stream opérationnel, de réattribuer au Sud une partie de la production sibérienne qui est aujourd’hui destinée au Nord de l’Europe pour alimenter la flotte de méthaniers à destination des États-Unis et du Japon notamment.
Ainsi, le fait que le même fournisseur (Gazprom) contrôle les voies d’approvisionnement alternatives (en provenance de Sibérie et de la Caspienne) met les investisseurs à l’abri d’une sous-exploitation des installations provoquée par une guerre des fournisseurs. L’absence d’alternative pour l’Europe, pour sa part, n’est pas à mettre sur le compte de la politique de Moscou, mais bien celle des États-Unis qui, en semant le chaos au Moyen-Orient ou en imposant un blocus de l’Iran, seul autre nouveau fournisseur potentiel de l’Europe, dissuadent les investisseurs d’y mettre les pieds.
L’État transnistrien a contracté une dette de plus de 500 millions de dollars vis-à-vis de Gazprom pour des livraisons de gaz naturel. Comment s’étonner, vu le contexte général, du fait que Gazprom ferme les yeux sur cette facture et permette à l’économie de la petite république de garder la tête hors de l’eau ? Les Transnistriens, qui ont voté en décembre 2006 à 97 % pour une indépendance garantie par la Russie lors d’un référendum incontesté, savent également reconnaître leur intérêt qui est paradoxalement mieux protégé que celui des Européens par leur propre élite. Coincée entre la Moldavie, un État en faillite n’ayant rien tiré de son alliance avec l’Ouest, et l’Ukraine qui ferme rapidement une brève parenthèse d’égarement sur fond de corruption, la Transnistrie fait preuve de lucidité en affirmant son attachement à Moscou, dont elle est culturellement proche, malgré le blocus économique dont elle est victime. Avec les trois quarts de son énergie provenant de Transnistrie où stationne la 14ème armée russe, la Moldavie, quant à elle, ne semble pas trop pressée de résoudre ses contradictions et d’entrer dans l’OTAN.
[1] « Washington et Moscou se livrent bataille en Ukraine », par Emilia Nazarenko et la rédaction, et « Ukraine : la rue contre le peuple », Réseau Voltaire, 1er et 29 novembre 2004.
[2] Et non pas en comparaison des « prix du marché », puisqu’il n’existe pas de marché du gaz à proprement dit.
[3] Voir l’article « L’avenir du gaz naturel », par Arthur Lepic, Voltairenet,18 mars 2005.
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