Dès le préambule, le traité constitutionnel dit en quelques mots ce qu’est l’Europe : des peuples qui, après avoir connu la guerre, la dictature et la division, ont su se rassembler autour d’un projet démocratique, des nations qui ont su s’unir dans le respect de leur diversité, des citoyens qui disposent des mêmes droits et qui pourront en assurer le respect et enfin un ensemble politique qui porte ses valeurs universelles dans le monde et qui peut faire contrepoids à l’hyperpuissance américaine.
Dans son article I-3 sur les objectifs de l’Union, le traité constitutionnel offre une possibilité de rompre avec le tout économique qui prévaut dans la construction européenne depuis le Traité de Rome. Tous les éléments introduits dans ce texte et qui ne figuraient pas dans les traités antérieurs ont été inspirés par la gauche européenne. La concurrence libre et non faussée qui, jusque-là, figurait dans le traité de Rome et surtout dans l’Acte unique (signé en 1986 par un gouvernement socialiste) est enfin mise au second plan par rapport à d’autres objectifs. Il y aurait un certain paradoxe à rejeter ce traité qui pour la première fois dépasse le cadre d’un grand marché ou d’une monnaie unique, au prétexte qu’il n’irait pas assez loin car cela entraînerait un retour au Traité de Nice, c’est-à-dire le grand marché sans les institutions et le cadre politique.
Avec l’article I-20, le traité constitutionnel consacre le Parlement européen et en fait un véritable législateur au même titre que le Conseil européen, c’est-à-dire les chefs d’État et de gouvernement. Dans le domaine budgétaire, il exercera le pouvoir conjointement avec la Commission. Dans le même temps, il acquiert une vraie légitimité politique en faisant reculer José Manuel Barroso concernant la nomination de Rocco Buttiglione. Le traité constitutionnel parachève cette évolution. Le président de la Commission procédera désormais de la majorité du Parlement européen. Il ne sera plus le fruit d’obscures négociations entre États.
Dans son article I-28, le traité crée le poste de ministre des Affaires étrangères de l’Union pour permettre à l’Europe de parler d’une seule voix. C’est lui qui coordonnera les diplomaties des pays membres et il pourra proposer des décisions aux autorités européennes sur les grands sujets internationaux (Proche-Orient, Afrique...). Il contribuera à harmoniser la position des Européens au sein de l’ONU et même du Conseil de sécurité. Il bâtira donc une politique étrangère de l’Europe qui devra conduire à une politique commune de la défense qui se fera avec l’OTAN (aucun pays membre ne veut s’en exclure, pas même la France !), mais autour d’une identité européenne. Prétendre que l’Europe serait soumise à l’Otan, au prétexte que le traité ne prévoit pas d’en sortir, est un argument invraisemblable pour qui a gouverné. Il ne sera cependant pas sans contrôle et il sera responsable devant le Parlement
L’Article I-47 du texte crée le droit à un million de citoyens de présenter une proposition de loi européenne. C’est une formidable opportunité pour les citoyens de contribuer à la vie démocratique. Ce sera aussi le moyen d’obtenir des débats sur certaines propositions jusque-là refusées (taxe Tobin, les OGM, les droits des salariés...).
L’Article I-25 change la définition de la majorité qualifiée et la fait passer de 72,3 % des voix pour obtenir une majorité à 55 % et les règles de la majorité qualifiée ont été étendues à de nouveaux domaines (énergie, agriculture, politique économique dans la zone euro...). Pour parvenir à cette avancée, il a fallu le changement de majorité en Espagne. Les règles d’unanimité qui demeurent, notamment sur la fiscalité mais aussi sur la culture, ont été défendues aussi bien par des gouvernements de gauche que par ceux de droite pour préserver des éléments essentiels à leurs yeux. Refuser le traité constitutionnel ne changerait d’ailleurs rien à cette réalité, puisque le traité de Nice prévoit la même unanimité dans tous ces domaines !
L’Article I-30 sur la banque centrale européenne est la reprise pure et simple du traité de Maastricht que les socialistes ont contribué à faire adopter en 1992. Ce qui change avec le traité constitutionnel, c’est l’émergence d’un gouvernement économique en face de la BCE puisque désormais l’Eurogroupe dispose d’une part d’autonomie et de la reconnaissance officielle de l’Union. Cette disposition est déjà appliquée par anticipation et Jean-Claude Trichet s’est exprimé pour le regretter. En revanche, si le traité constitutionnel était rejeté, la BCE demeurerait indépendante. Son influence ne serait équilibrée par aucun pouvoir politique au niveau de la zone euro.
Dans son Article I-41, le traité constitutionnel traite des dispositions particulières relatives à la politique de sécurité et de défense commune et principalement des liens avec l’OTAN. Dans ce domaine, rien ne change puisque ce texte est identique à ce qui est en vigueur actuellement et cela n’a pas empêché la France d’être autonome à l’égard de la politique américaine. Par ailleurs, les pays européens non-membres de l’Otan gardent leur statut. La France, rappelons-le, est membre de l’organisation politique, mais non du dispositif militaire intégré. Ce texte prévoit de développer les capacités opérationnelles de l’Union européenne. Le traité constitutionnel prévoit par ailleurs la possibilité pour les États membres qui le souhaitent de former une coopération renforcée propre à la défense (articles I-41 et III-312), inclut une clause de défense mutuelle en cas d’agression armée (article I-41) et une clause de solidarité antiterroriste (article III-329). Il organise la place du nouveau ministre des Affaires étrangères de l’Union dans la politique européenne de défense et renforce le rôle du Parlement européen dans cette politique, en organisant sa consultation « régulière » (article I-41). Il ne sert à rien d’agiter une peur inutile en affirmant que désormais l’Europe de la défense sera soumise à l’Otan. En revanche, c’est une illusion de croire que l’Europe de la défense peut se faire sans lien avec l’Otan. Aucun pays membre de l’Alliance ne l’acceptera.
Les coopération renforcées sont décrites dans l’Article I-44. Il s’agit des mesures que les États qui veulent aller plus loin sur la route de l’intégration peuvent prendre. C’est ce qui existe déjà avec Schengen en 1985 et aujourd’hui avec l’euro. Je souhaite, qu’à l’avenir, la France et l’Allemagne, avec les pays de la zone euro, puissent devenir les pivots de coopérations renforcées qui permettent d’harmoniser nos politiques fiscales et sociales et le traité constitutionnel a fort opportunément assoupli le mécanisme de « coopérations renforcées » entre les États membres. Refuser le traité institutionnel au prétexte de construire au premier cercle, c’est en fait empêcher purement et simplement celui-ci tout en brisant le second.
Les Articles I-53, I-54 et I-55 traitent des finances de l’Union et il s’agit pour l’essentiel de reprises des traités antérieurs ou de la codification des pratiques européennes. En aucun cas, ils ne posent de limite au budget européen qui reste une décision politique. L’article I-53 prévoit que le budget européen doit être équilibré, comme cela est prévu pour les collectivités locales en France. Il n’y a jamais eu en Europe de majorité politique pour décider d’un emprunt européen, mais les socialistes soutiennent la proposition d’un grand emprunt pour les infrastructures, l’environnement et la recherche. Le traité constitutionnel prévoit, comme le traité de Nice, que le budget est adopté à la majorité qualifiée du Conseil. Ce qui est décidé à l’unanimité ce sont les « perspectives financières pluriannuelles », mais c’est déjà le cas aujourd’hui. La grande nouveauté du traité est que le Conseil européen pourra décider, de passer sur ce sujet de l’unanimité à la majorité qualifiée. La gauche, une fois revenue au pouvoir, devra mener ce combat.
Les services publics sont traités dans les Articles III-122 et III-166. Les socialistes européens se battent depuis de nombreuses années pour obtenir cette reconnaissance claire des services publics et ce texte est le premier traité européen à consacrer une existence juridique autonome aux services publics. Le traité constitutionnel affirme que les règles de la concurrence qui servent à lutter contre les monopoles ne préjugent en rien le régime de propriété des entreprises, ce qui permet de garder des services publics sans ouverture de capital. Les privatisations ne sont pas décidées par l’Europe mais par les Etats, ceux-ci devraient s’en souvenir. Si le traité constitutionnel était rejeté, on en resterait à la situation actuelle où la loi de la concurrence est opposée en permanence aux services publics pour altérer leur fonctionnement et même leur présence.
Les possibilités de révision du traité constitutionnel sont détaillées dans les articles IV-443, IV-444 et IV-445. Les révisions ne sont possibles qu’à l’unanimité, mais ce n’est pas nouveau et cela resterait vrai si le non l’emportait et qu’on revenait au Traité de Nice. Quoi qu’il en soit, rien n’est gravé dans le marbre et depuis 20 ans, l’Union a connu un nouveau traité tous les quatre ans malgré la règle de l’unanimité. Au contraire, le traité constitutionnel introduit des dispositions nouvelles qui rendront la révision plus facile puisque le Parlement pourra faire des propositions de révision, des « clauses passerelle » générales permettent dans les domaines de compétence qui demeurent encore à l’unanimité de passer à la majorité sans révision de l’ensemble du traité constitutionnel, l’utilisation des coopérations renforcées est facilitée et le droit de pétition permet aux citoyens de prendre l’initiative.
Si voter « oui » rendait impossible la révision du traité constitutionnel, alors voter « non » rendrait impossible la révision du traité de Nice. Les partisans du « non » devraient y réfléchir. Mieux vaut partir d’un meilleur traité que d’un moins bon !

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Pourquoi il faut dire oui à la Constitution européenne », par François Hollande, Libération, 22 novembre 2004.