La ministre syrienne des Émigrés, Bouthaina Shaaban, livre le point de vue de son pays sur la fameuse politique de « démocratisation » du « Grand Moyen-Orient » au lectorat états-unien. Pour cela, elle utilise un canal inhabituel pour un dirigeant officiel étranger s’exprimant aux États-Unis. En effet, traditionnellement, un ministre ou un diplomate souhaitant donner un point de vue officiel s’exprime dans le New York Times s’il veut être lu par les diplomates de l’ONU ou dans le Washington Post, voire le Washington Times, s’il veut être lu par les responsables politiques états-uniens. Mais c’est au peuple états-unien à qui s’adresse directement Bouthaina Shaaban dans le Los Angeles Times, n’attendant vraisemblablement rien de ses cibles. Elle appelle les citoyens à rejeter les présupposés sur lesquels se fondent la politique de l’administration Bush et qui lui sont martelés par les médias : les Arabes ne sont pas collectivement responsables des attentats du 11 septembre 2001 et les populations n’ont donc pas à subir les retombés des crimes commis par d’autres. Elle rappelle également les conséquences de la politique suivie et avertit les lecteurs : si on s’attaque à la Syrie, c’est un pays avec une tradition laïque et de tolérance religieuse qui sera détruit.
Compte tenu du caractère isolé de ce discours, l’appel à la prudence et à l’esprit critique ne risque malheureusement pas d’être entendu.

En Europe également, ce type d’opinion est tout autant ignoré. Les responsables politiques européens débattent de la position que l’Europe doit adopter dans la « guerre à la tyrannie » en utilisant les problématiques définies à Washington.
Pour le député conservateur allemand et administrateur de l’International Crisis Group, Friedbert Pflüger, dans l’International Herald Tribune, les Européens doivent soutenir la politique de Washington. Il affirme que les Arabes ne peuvent pas se démocratiser sans les pressions des États-Unis, mais on ne peut pas leur imposer un modèle. Aussi, les Européens doivent apporter leur sagesse à l’enthousiasme et à l’optimisme états-unien. Le parlementaire allemand recycle une fois de plus la rhétorique du mentor européen. Il s’agit d’un discours régulièrement utilisé par les cercles atlantistes européens pour légitimer l’implication européenne dans les stratégies décidées par la Maison-Blanche.
De son côté, l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, répond dans Le Monde à la question qu’avait posé en Une le quotidien des élites françaises : « Faut-il remercier George Bush ? ». Dans son texte, l’auteur essaye de sortir du piège rhétorique posé par le principe de « démocratisation » du « Grand Moyen-Orient » : comment critiquer la politique états-unienne dans la région sans apparaître comme un adversaire de la démocratie et un défenseur du statu quo ? Il oppose donc, dans un langage très diplomatique, ceux qui utilisent l’argument démocratique pour dénigrer la politique européenne, retarder la création d’un État palestinien et mener une entreprise néo-coloniale (sans citer explicitement ceux dont il pourrait s’agir) et ceux qui veulent s’investir dans ce mouvement au côté des populations et gouvernements arabes. Il s’agit là d’une tentative de justification de la politique arabe de la France en utilisant le vocabulaire diplomatique états-unien, bien souvent repris par Le Monde. Ce faisant, il utilise une technique classique de contre-propagande qui consiste à reprendre les idées reçues de l’adversaire, pour arriver à une conclusion différente de lui. Le problème de cette approche est qu’elle peut contribuer à valider ces présupposés.

Mais quelle forme prendra cette fameuse « démocratisation » arabe ? Les analystes arabes Mezri Haddad et Antoine Sfeir font une proposition surprenante dans Le Figaro : la politique de démocratisation doit s’inspirer du modèle tunisien ! Citant volontiers les travaux de Samuel Huntington ou le Washington Times dans leur analyse, les deux chercheurs atlantistes affirment qu’avec le recul il faut constater que c’est l’État construit par Ben Ali qui offre les meilleures garanties de « démocratie » arabe acceptables pour l’Occident. Ils recommandent donc que la mise en place du libéralisme économique et la lutte contre les intégristes, en faisant peu de cas des Droits de l’homme, soient un préalable à la mise en place d’une « vraie » démocratie. On peut voir là une façon de justifier a priori l’installation de régimes amis dictatoriaux se donnant l’apparence de régimes en voie de démocratisation.
L’ancien responsable du département d’État états-unien, Aaron David Miller, estime dans l’International Herald Tribune que les États-Unis ne pourront pas parvenir à « démocratiser » le monde musulman en peu de temps. Ils doivent donc se préparer à mettre en place une stratégie à long terme. Il faut aussi calmer la rancœur arabe contre les États-Unis, initiateurs du projet, en résolvant le conflit israélo-palestinien.

Présentée comme un modèle pour les pays arabes en voie de démocratisation, la Palestine de Mahmoud Abbas n’a pas obtenu d’avancée significative venant d’Israël. Le concert de louanges sur la relance des discussions entre Israéliens et Palestiniens n’empêche pas certains, même en Israël, de se poser des questions sur le bien-fondé d’une discussion où c’est l’un des deux camps qui dicte les règles. En effet, les Palestiniens ont dû se plier au cessez-le-feu et à la « réforme » pour obtenir des avancées mineures, tandis qu’Israël continue d’augmenter son emprise sur Jérusalem et la Cisjordanie.
Dans Al Ahram, Mustafa Barghouthi, challenger de Mahmoud Abbas lors de l’élection palestinienne, dénonce l’attitude des groupes palestiniens qui se sont rassemblés au Caire et leur trop grande passivité face à Israël : aujourd’hui, c’est Sharon qui dicte les règles du jeu et les Palestiniens n’ont aucune prise sur les évènements. Il leur demande d’avoir une position plus offensive dans les négociations et d’exiger l’arrêt immédiat de la colonisation comme préalable aux discussions.
Cette évidente domination israélienne dans les négociations inquiètent l’Israélien Daniel Levy, ancien conseiller de Yossi Beilin. Dans Ha’aretz, il estime que le jeu mené aujourd’hui par Ariel Sharon humilie l’Autorité palestinienne aux yeux de la population arabe et favorise le Hamas. Il rappelle que Tel-Aviv avait déjà aidé cette organisation dans les années 80. Autrefois, le Hamas était aidé pour affaiblir l’OLP ; aujourd’hui, il est soutenu car son développement justifie un report des négociations et favorise Israël. Comme pour lui donner raison, Morton A. Klein, président de la Zionist Organisation of America, dénonce une fois de plus le terrorisme palestinien, le même jour, dans le même quotidien. Il accuse l’Autorité palestinienne de soutenir les groupes terroristes et demande donc à l’administration Bush de cesser d’appuyer Mahmoud Abbas.
Le prince jordanien, El-Hassan bin Tala, présente dans le Daily Star une autre approche pour régler le conflit israélo-palestinien : l’intégration économique sur le modèle de ce qui s’est fait pour l’Union européenne dans les années 50. Il faut reconnaître que la Jordanie, la Palestine et Israël sont interdépendants économiquement et que la question de la répartition des ressources naturelles empoisonne les discussions. Il faut donc construire un partenariat qui permettra de se partager les ressources et à cette entité de peser dans la région. Il ne s’agit en quelque sorte que d’une façon de relancer, sans le dire, la solution de l’État unique israélo-arabe en y adjoignant la Jordanie.