Le 6 avril 1994, à 20h30, l’avion Falcon ramenant à Kigali les présidents rwandais et burundais était abattu par un missile, à l’approche de la capitale rwandaise. La lumière n’est toujours pas faite sur cet attentat qui fut pourtant le détonateur du génocide. De plus en plus d’éléments tendent néanmoins à accréditer la thèse d’une implication française. Quel que soit le niveau de ses responsabilités dans l’attentat, la France ne peut pas « ne pas savoir ». Elle fait pourtant silence.
– Mi-juin 1994, Colette Braeckman, journaliste au quotidien belge Le Soir, reçoit par porteur une lettre datée du 29 mai et signée d’un « chef de milice à Kigali ». Il écrit :
« L’avion du président Habyarimana a été abattu par deux militaires français du DAMI (Détachement d’assistance militaire à l’instruction) au service de la CDR [l’extrême droite rwandaise - NDLR] dans le but de déclencher le carnage [...].
Il n’y avait que très peu de CDR au courant de ce complot, quatre personnes plus les deux Français, personne de la famille du Président, quatre chefs CDR dont moi [...]. Les Français ont mis des uniformes belges pour quitter l’endroit et être vus de loin par deux soldats de la garde nationale [...]. L’un des Français s’appelle, je crois, Étienne et est jeune [...] ». [1]
– Cherchant à recouper ce témoignage, Colette Braeckman découvre qu’un soldat français répondant au surnom d’Étienne « se trouvait effectivement au Rwanda à ce moment. Cet "Étienne" était en réalité le nom de code d’un instructeur de tir français qui avait travaillé au Rwanda, P. E., le nom de code commençant, comme de coutume, par la première lettre du nom de famille.
"Étienne", spécialiste de tir mortier et portant le grade de sergent, qui faisait partie du DAMI, avait quitté Kigali avec l’opération Noroît en décembre 1993. Il était discrètement revenu au Rwanda en mars 1994 et depuis l’été, il se trouve au Burundi. » [2]
– En décembre 1993, l’opération Noroît sonnait le départ du contingent de militaires français opérant au Rwanda depuis 1990, date de l’offensive du FPR. Officiellement, seuls 25 coopérants militaires devaient rester présents au Rwanda. Pourtant de nombreux témoignages font état, dès février 1994, de la présence, à Kigali et Butare notamment, d’une douzaine de membres du DAMI en civil.
A des amis, l’un des ces militaires devait déclarer qu’il se trouvait au Rwanda « avec quelques copains, pour une mission de courte durée » [3]. « Plusieurs témoins affirment avoir reconnu, en février, onze de ses membres revenir en civil dans la capitale rwandaise, et l’on ne manque pas de traces de cette présence officieuse. »(11)
« Par la suite, certains de ces "soldats inconnus" devaient gagner Goma [au Zaïre] depuis Gitarama, où se trouvait alors le gouvernement intérimaire rwandais, et déclarer qu’ils avaient "laissé des hommes derrière eux » [4] [c’est-à-dire déploré des morts dans leurs rangs - NDLR].
– D’autres témoignages corroborent la thèse de la présence de militaires français sur le site de tir des missiles au moment de l’attentat. Parmi eux, celui de Paul Henrion, citoyen belge, ami du défunt président rwandais et qui a passé sa vie au Rwanda. Il confie à Colette Braeckman avoir vu « le 6 avril, à 10 heures du matin, sur la route de Massaka [...] des militaires installés derrière une mitraillette quadruple [et] deux lanceurs portatifs. [...]
Certains de ces hommes, qui portaient l’uniforme des gendarmes rwandais et/ou les bérets noirs de la garde présidentielle, avaient mis leur béret à l’envers, à la mode française, alors que les Rwandais portent leur béret du même côté que les Belges. J’ai pensé qu’il pouvait s’agir de soldats français d’origine martiniquaise ou guadeloupéenne comme il y en avait beaucoup au Rwanda ». [5]
A 20h15, soit quinze minutes avant l’attentat, M. Henrion repasse sur les lieux pour constater : « À ma grande surprise ils étaient toujours là, en position de tir. Par la suite, Massaka a été rasée et des milliers d’habitants tués. Comme si l’on avait voulu supprimer tous les témoins ». [6]
– L’opération de tir sur l’avion présidentiel, « opération militaire minutieusement préparée » [7], a été effectuée par des professionnels qualifiés avec du matériel hautement sophistiqué.
« Tous les témoins qui, de près ou de loin, ont assisté au lancer des roquettes sont formels : la précision du tir ne peut qu’être l’oeuvre de professionnels, des étrangers vraisemblablement, car aucun militaire rwandais n’a jamais été formé à une telle technique et l’armée nationale ne dispose pas de missiles dotés d’un système de détection à infrarouges.
En outre, l’appareil était pourvu d’un leurre permettant de déjouer le premier tir. Pour faire mouche, il fallait donc très vite, avant que le dispositif ne se remette en place, tirer un second coup. Ce qui fut fait, à la seconde près, par des tireurs qui connaissaient vraisemblablement le système de défense de l’avion. » [8]
– L’engin utilisé pour abattre le Falcon, « un missile portable SAM [SAM 16 "Gimlet" - NDLR] de la série Strela » [9] fournit lui aussi de troublantes informations. Filip Reyntjens [10], proche de l’ancien régime rwandais et auteur d’un livre d’enquête sur les 72 heures qui suivirent l’attentat, a retrouvé le numéro de série du lanceur utilisé. Ayant remonté la piste, il affirme :
« Les deux lanceurs [qui] ont été récupérés par l’armée rwandaise trois semaines après l’attentat [...] auraient fait partie d’un lot qui a été vendu en 1988 par l’ancienne Union soviétique à l’Irak.
En février 1991, ces missiles ont été [...] saisis par la France comme une sorte de butin de guerre à l’occasion de la guerre du Golfe [...] Ils ont été emmenés en France, pays qu’ils n’ont officiellement jamais quitté. » [11]
– « La France sait tout, après avoir envoyé le 10 avril 1994 un commando de la DGSE collecter les éléments de preuve sur place. Les militaires belges, qui ont mené leur propre enquête [pour éclaircir les circonstances de la mort, le 7 avril 1994, de dix paracommandos belges - NDLR], font état de l’implication dans l’attentat de deux de leurs collègues français (Esteban (ou Étienne) et Thadée... » [12]
– A ce jour, l’enquête est pourtant suspendue... Les Nations unies, qui voudraient également y voir plus clair, n’ont toujours pas eu l’autorisation d’examiner l’épave de l’avion.La France garde le silence ou dément. Elle n’apporte en tous cas aucune preuve réfutant les éléments toujours plus précis qui la mettent gravement en cause.
Questions :
– Pourquoi des soldats du DAMI sont-ils revenus au Rwanda après le départ de l’opération Noroît ?
– Comment des armes lourdes détenues par l’armée française se sont-elles retrouvées au lieu-dit Massaka, près de Kigali, pour être utilisées contre l’avion présidentiel ?
– Comment le gouvernement français explique-t-il la présence d’un militaire français instructeur de tir en lieu et heure de l’attentat ?
– La Belgique, mise en cause après l’attentat, a immédiatement réclamé « l’ouverture d’une enquête internationale afin de déterminer les circonstances exactes de l’attentat et l’identité de ses auteurs » [13]. Aucune suite ne sera donnée à cette demande. Paris, en particulier, ne la relaiera aucunement.
Pourquoi la France, qui a soutenu politiquement et militairement le régime d’Habyarimana, est-elle aussi peu curieuse d’en savoir plus sur les circonstances de la mort de son ancien protégé ?
– Les militaires français incriminés auraient « donné leur appui technique aux miliciens de la CDR pour abattre l’avion » [14].
Étaient-ils des mercenaires agissant à titre privé (pour qui dans ce cas ?) ou des hommes en mission sur ordre de leur gouvernement ?- Au moins six ressortissants français sont morts lors de ces événements : les trois membres de l’équipage du Falcon, plus deux coopérants militaires et l’épouse de l’un d’eux, assassinés à Kigali par des membres de la garde présidentielle, le lendemain de l’attentat.
Pourquoi la France n’a-t-elle pas jugé nécessaire d’ouvrir une enquête ?
L’attentat du 6 avril 1994 fut l’étincelle qui provoqua le génocide des Tutsis rwandais et le massacre d’opposants hutus, faisant un million de victimes. La France a-t-elle allumé l’incendie ? L’Etat a ses raisons que la raison ignore.
[1] Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide (Fayard, 1994) pp. 188, 189.
[2] C. Braeckman, op. cit., p. 191.
[3] C. Braeckman, op. cit., p. 195.
[4] C. Braeckman, op. cit., p. 195.
[5] C. Braeckman, op. cit., p. 195.
[6] C. Braeckman,"Le Soir" (20/06/95).
[7] C. Braeckman, op. cit., p. 196.
[8] C. Braeckman, op. cit., p. 176.
[9] C. Braeckman, op. cit., p. 196.
[10] Filip Reyntjens est professeur aux universités d’Anvers, de Louvain et de Bruxelles, et président du Cedaf (Centre d’études africaines). Il est l’auteur du livre Rwanda : trois jours qui ont fait basculer l’histoire (L’Harmattan, 1996).
[11] Entretien à la RTBF, émission « Matin première » du 13 février 1996.
[12] 6e Dossier noir de la politique africaine de la France (L’Harmattan, 1995).
[13] C. Braeckman, op. cit., p. 178.
[14] C. Braeckman, Actes de la « mise en examen » de la politique africaine de la France, lors du contre-sommet de Biarritz, les 8 et 9 novembre 1994 (édité par Survie et Agir ici).
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter