Quasiment dès sa création, la République Fédérale Yougoslave, réduite à la Serbie et au Monténégro, a dû apprendre à vivre sous embargo. Les routes classiques des drogues dans les Balkans s’étant détournées vers le nord (Bulgarie, Roumanie, Hongrie) ou le sud (Grèce, Macédoine, Albanie), pendant les toutes premières années du conflit en Bosnie-Herzégovine, les structures criminelles liées à l’héroïne ont périclité. Mais les conflits eux-mêmes et les blocus qui en ont découlé, ont très vite créé de nouvelles structures, beaucoup plus diversifiées et performantes. Dès la fin de l’embargo, les filières classiques ont été réactivées tandis que la consommation des drogues dures connaissait une explosion et celui de la marijuana se banalisait.
Les trois piliers étatiques du trafic des drogues
En Serbie, les services secrets de Belgrade, qui ont comme tâche de trouver des financements pour les Serbes dans le conflit bosniaque, utilisent leurs réseaux internationaux et certaines firmes yougoslaves pour acheminer les drogues sur les marchés européen et balkanique et blanchir l’argent du trafic. D’autant que le marché régional devient de plus en plus lucratif, la guerre ayant créé un boom de la consommation dans la région. Le directeur de l’Institut de traitement de la toxicomanie à Belgrade, le docteur Milutin Nanedovic, avance le chiffre de 30 000 héroïno-dépendants en Serbie. Il indique aussi que le cannabis est consommé par la quasi totalité des jeunes écoliers de la capitale. Tout comme en Macédoine et en Croatie, la vente au détail se fait devant les hôtels internationaux Moscou et Prague, mais la population s’inquiète surtout de la présence quasi constante de dealers à proximité de chaque école. Des productions locales ont été repérées au sud de la province de la Voivodine (cannabis) et dans le sud-est de la Serbie (cannabis et quelques champs de pavot). Ces dernières années, la police yougoslave a trouvé des plants de marijuana dans des lieux des plus insolites : jardins publics, fermes paysannes à proximité de Belgrade, jardins privés au centre de plusieurs villes, quartiers résidentiels, campus, etc. Il semble donc que, indépendamment de la législation, la consommation de cannabis se rapproche dans ce pays, comme dans la Bulgarie voisine, du modèle néerlandais.
Mais le trafic de drogues reste principalement aux mains de trois organisations étatiques : le SID (Service d’information et de documentation du ministère des Affaires Žtrangères), le SDB (police secrète du ministère de l’Intérieur) et le KOS (service du contre-espionnage militaire du ministère de la Défense). Il est organisé, parallèlement à celui de fausse monnaie, à travers deux personnages depuis lors bien connus : Zeljko Raznatovic, alias Arkan, et Asanin Darko, grand consommateur de cocaïne, actuellement en prison à Athènes. Tous les deux étaient recherchés par Interpol. Le premier pour s’être évadé d’une prison belge où il purgeait une peine pour le braquage d’une banque, le deuxième pour l’assassinat à Bruxelles d’un concurrent de nationalité albanaise, Enver Hadjin, ex-agent de la Sigurimi (police secrète de l’Albanie communiste).
En Serbie même, ils n’ont jamais été inquiétés. Bien au contraire : à Belgrade, ils sont quelques fois présentés comme des héros nationaux. Arkan et ses hommes ont souvent défrayé la chronique au cours de la guerre, notamment à ses débuts, du fait de leur brutalité et des opérations de "purification ethnique" qu’ils ont menées en Slavonie orientale et en Bosnie centrale. Dans les années 1994-1995, Arkan avait terrorisé les populations du Kosovo à la tête de ses "Scorpions", miliciens habillés sur le modèle de Mad Max. Un autre organisateur du trafic a été, pendant longtemps, Cedomir Mihailovic, un "businessman" de Belgrade et agent du SDB. Après s’être brouillé avec le ministère de l’Intérieur, il est désormais un des témoins à charge au Tribunal International de La Haye. L’argent du trafic aboutit presque toujours en Macédoine ou à Chypre, pays qui avait un long passé de partenariat avec les apparatchiks yougoslaves, depuis l’époque où la Yougoslavie était un grand exportateur d’armes. Paradoxalement, Arkan possède, en copropriété avec des dignitaires croates, une compagnie off-shore à Nicosie. Cet ex-homme de main du SIS (contre espionnage militaire croate), possède toujours un "vrai-faux passeport" émis à Zagreb. Le grand "purificateur" serbe possède en Slavonie croate une usine de charcuterie et rentre dans ce pays sans aucun problème, gardant les meilleurs contacts avec ses ex-patrons. Une partie de l’argent se trouve aussi sur les comptes secrets de partis politiques ou ceux de l’Etat. Il sert à acheter des armes, principalement en Russie, et à financer des lobbies serbes aux Etats-Unis, en Angleterre et en Autriche. La police de Belgrade couvre ces opérateurs haut placés, qu’ils soient mêlés au trafic de drogues, de cigarettes, d’alcool ou de devises. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle perçoit un pourcentage. Narco-business et politique sont donc, à Belgrade aussi, intimement liés. A tel point que certains militaires ou politiques, profiteurs de guerre, "casseurs d’embargo" et autres hommes d’affaires, ont été assassinés dès lors qu’ils ont voulu se rendre indépendants et couper les ponts avec les services secrets serbes. Ainsi, Miograd Niksic, alias Miska, qui troquait héroïne et diamants à Bangkok, a été abattu à Belgrade. Il en est de même pour Dragan Tepcevic, chargé du transport de drogues et d’armes pour la République serbe de Bosnie, ou de Goran Vukovic, assassiné en Allemagne par Ljubo Zemunac, un des caïds de la mafia yougoslave, etc. Ces liens entre action politique et trafic de drogues existent aussi dans l’autre camp, chez les Albanais du Kosovo. D’ailleurs, plusieurs victimes "politiques" d’Arkan étaient surtout des concurrents qui gênaient ses activités commerciales. Mais le rôle des services secrets est, au sein de la communauté albanaise, joué par les clans, les fares, spécialisés surtout dans l’acheminement et la revente de l’héroïne en Europe. Au Monténégro, la situation est quelque peu différente. Comme en Albanie, ce sont surtout les organisations italiennes qui ont fait main basse sur le trafic. Investissant dans l’immobilier et les projets d’exploitation touristique de la côte, la Sacra Corona Unita et la Camorra ont pris en charge l’exportation de l’héroïne balkanique ou turque depuis Bari et les petits ports de l’Adriatique. Le trafic de drogues se fait sous couvert de celui des cigarettes. Ainsi, des armes, de la cocaïne et des drogues de synthèse continuent toujours d’alimenter l’ex-Yougoslavie, via le Monténégro, depuis l’Italie.
Trois groupes chapeautent les opérations du côté monténégrin : le clan de Podgorica, celui de Niksic et celui du port militaire de Kotor. Comme en Serbie, nombre de hauts fonctionnaires des ministères de la Défense et de l’Intérieur, voient leurs noms à la une de la rubrique "faits divers" de la presse locale, sans pour autant être inquiétés. La guerre en ex-Yougoslavie a donc eu sa part d’effets "collatéraux" : tous les belligérants se sont frottés aux avantages de l’économie informelle, ont financé leurs armées avec l’argent de la drogue, ont créé des nouvelles structures mafieuses et ont fait leur jonction avec celles du reste de l’Europe.
La cessation des hostilités en Bosnie, la levée de l’embargo en Serbie, et enfin l’ouverture de l’autoroute Belgrade-Zagreb, donnent à cette nouvelle génération de trafiquants des perspectives nouvelles. Ceux-ci ont l’avantage de s’être endurcis par la guerre, d’être chapeautés par des structures politiques et d’être relayés par des organisations commerciales légales bien rodées. En outre, ils continuent à collaborer entre eux, même lorsqu’ils appartiennent à des camps ennemis, comme ils l’ont fait pendant toute la période de la guerre. Bref, ils savent profiter de toutes les ressources dont disposent habituellement les services secrets.
Parallèlement à ces "nouveaux" circuits, l’axe désormais classique Istanbul, Sofia, Belgrade, aux mains des babas turcs, devient à nouveau opérationnel. Mais il semble toujours doublé par un autre, créé durant l’embargo, et qui mélangeait, pendant trois années, produits de première nécessité, pétrole et héroïne. Il s’agit de la route reliant la Bulgarie, via la Macédoine, la région du Kosovo et/ou l’Albanie et aboutissant au Monténégro. L’une ou l’autre de ces routes aboutissent en Slovénie. Ce pays, à la législation la plus "laxiste" concernant les drogues, est devenu un lieu de passage terrestre obligé vers l’Italie ou l’Autriche, mais aussi un marché conséquent. Ainsi, en 1996, au poste frontière de Gradina, entre la Nouvelle Yougoslavie et la Bulgarie, plusieurs interceptions de TIR transportant des centaines de kilogrammes d’héroïne concernaient le marché slovène. Au total, que ce soit du côté bulgare ou serbe, près de 700 kg d’héroïne ont été saisis, en 1996, sur ce poste frontière. Tandis que les saisies sur les frontières sud de la Nouvelle Yougoslavie portent sur des volumes importants d’héroïne (moyenne 180 kg), celles opérées sur ses frontières nord, par ses douaniers ou ceux des pays voisins, sont relativement moins importantes (20 kg en moyenne) mais plus nombreuses. Il semblerait donc que ce pays soit devenu un lieu de transbordement important et que la formule TIR-voiture de tourisme-bus collectifs contribue à distribuer les chargements d’héroïne sur le grand nombre de véhicules qui doivent passer, dans un premier temps, en Slovénie et en Hongrie, avant d’atteindre leur destination finale, l’espace Schengen.
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