19.44. Malgré toutes les conséquences prévisibles, les réfugiés restèrent dans les camps, de même que les tueurs armés qui poursuivirent leurs raids au Rwanda. Ce n’était pas un secret. Devant l’intensification des activités militaires dans les camps et des activités d’infiltration et de sabotage au Rwanda, le Conseil de sécurité prit la décision d’établir une Commission internationale d’enquête sur les allégations de livraisons d’armes aux forces de l’ancien gouvernement[68].

19.45. Créée en novembre 1995, près d’un an et demi après l’exode massif aux Kivus, la Commission publia trois rapports avant que ses travaux ne soient suspendus un an plus tard (pour être réactivés pendant six mois en 1998). Elle fit plusieurs recommandations pour la mise en oeuvre d’un embargo sur les armes et pour freiner l’entraînement militaire dans les camps. Aucune de ces recommandations n’a été appliquée. La constatation majeure n’était pourtant pas inattendue pour quiconque avait la moindre connaissance de la région et du commerce des armes. Mobutu avait appuyé sans faillir le gouvernement rwandais qui avait mené le pays au génocide et lui avait notamment fourni un soutien militaire ; il continuait désormais d’appuyer ce même gouvernement en exil[69]. Le Human Rights Watch Arms Project venait d’ailleurs de publier un rapport dont les accusations avaient été confirmées par Amnistie Internationale et divers reportages télévisés de la BBC. Il était clair que Mobutu était complice des FAR[70].

19.46. Dans un rapport daté de mars 1996, la Commission confirmait ses accusations : les camps faisaient l’objet d’un réarmement intensif ; les ex-FAR et les milices Interahamwe entraînaient de nouvelles recrues et l’armée zaïroise participait à ces activités. Le gouvernement du Zaïre déclara allégrement à la Commission qu’il avait fait sa propre enquête sur les allégations et avait constaté qu’elles étaient toutes fausses. Tous les autres pays sur lesquels portaient les accusations, la Belgique, la France, la Bulgarie, la Chine et l’Afrique du Sud, ont nié avoir procédé à des livraisons d’armes.

19.47. La Commission se retrouva alors dans une situation impossible ; manquant de ressources pour mener ses propres investigations, elle était obligée de demander l’aide des pays mêmes qu’elle accusait de rompre l’embargo sur les armes. Lorsque ces pays déclarèrent, comme le Zaïre, avoir effectué leurs propres investigations sans avoir pu trouver de preuves d’infraction, la Commission n’eut pas d’autre choix que de faire un rapport en conséquence[71]. Les États n’avaient pas à prendre la Commission au sérieux et agirent dans ce sens. Les Nations Unies se retrouvèrent donc affublées d’une piteuse image de faiblesse et d’incapacité à résister à ce qu’il convient d’appeler la culture mondiale d’impunité. Pourtant, les conclusions de la Commission glaçaient le sang. Elle attira l’attention sur le problème critique que pose la prolifération des armes. Car des armes de toutes sortes étaient en réalité disponibles partout et facilement. La plupart provenaient de pays non africains où l’industrie de l’armement représentait une importante source de revenu. Nous l’avons vu, rien n’était plus facile que de trouver des moyens licites et légitimes de faire entrer ces armes en Afrique. De plus, avec la fin de la guerre froide, de grandes quantités d’armes devenues inutiles étaient désormais disponibles à des prix ridiculement bas.

19.48. Mais l’Afrique avait aussi ses propres sources de prolifération d’armes. En particulier, selon le président de la Commission Mahmoud Kassem, les mouvements de libération victorieux des décennies précédentes étaient à l’origine de cette prolifération ; des centaines de millions d’armes provenant des guerres de libération au Mozambique, au Zimbabwe, en Angola et en Afrique du Sud étaient encore en circulation. Des armes provenaient également des divers groupes rebelles qui avaient été autrefois des soldats de gouvernements, entre autres des armées des Présidents Habyarimana et Mobutu. Cet état de choses est un autre défi majeur dans la recherche d’une solution pacifique aux conflits en Afrique.

19.49. En septembre 1996, à la suite d’autres investigations, la Commission déposa un second rapport qui précisait le premier et concluait à nouveau qu’il existait des preuves abondantes et convaincantes que les ex-FAR et les milices Interahamwe recevaient des armes malgré l’embargo du Conseil de sécurité et se livraient à un entraînement intensif au Zaïre et en Tanzanie en vue d’envahir le Rwanda. Un peu partout dans le monde, des collectes de fonds servaient à financer leurs activités, et le trafic de drogue faisait partie de leurs moyens de financement. La Commission avait également établi des liens entre ces rebelles rwandais et les insurgés anti-gouvernement et anti-Tutsi du Burundi. Enfin, le rapport apportait des preuves supplémentaires montrant que le Zaïre continuait de jouer un rôle central dans l’acheminement des livraisons d’armes et autorisait l’entraînement militaire des insurgés rwandais et burundais sur son territoire.
19.50. La Commission présenta à nouveau ses recommandations, mais cette fois, il était trop tard. Ce qui était prévisible devait arriver. Le monde ayant refusé d’intervenir pour contrer la menace des camps, les prétendus opprimés décidèrent de prendre les devants comme ils en avaient si souvent donné l’avertissement. La régionalisation du conflit était imminente.


[68] Nations Unies, "Rapport de la Commission internationale d’enquête" (Rwanda) S/1996/195, 14 mars 1996.

[69] Prunier, 317 et 319.

[70] Arthur Klinghoffer, The International Dimension of Genocide in Rwanda (New York : New York University Press, 1998), 66.

[71] Nations Unies, S/1996/195, paragraphes 40-47.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org