Général LEBOURG : Le général de Saqui de Sannes appartient aux troupes de marine, il a servi un peu partout et a participé à de nombreuses opérations, notamment au Liban, en Somalie et dans les Balkans. Il vient d’être nommé, au dernier conseil des ministres, peut-être le savez-vous, commandant supérieur en Nouvelle Calédonie qu’il rejoindra dans les jours qui viennent. Mon Général, je vous passe la parole.

Général de SAQUI de SANNES : Merci.

Vous avez remarqué probablement que je suis le seul personnel militaire de l’armée de terre française à être présent à la table cet après-midi. Il y a une raison quand même : lorsque j’ai été invité, bien sûr, je me suis senti très honoré et j’ai appelé le général Soubirou pour le remercier et il m’a dit : "Mon cher Saqui, ne vous faites pas trop d’illusions, vous êtes là parce que si les intervenants prennent trop de temps, on sautera votre tour". C’est bon de se sentir aimer. It’s a joke of course.

Cette période de retour à la vie civile je l’ai séparé en 4 phases :
 Une première phase, où il n’y a que les militaires qui sont en jeu. C’est la phase de rétablissement de la paix, c’est la phase - tu me permettras, Bruno, de l’appe-ler la phase Cuche - la rentrée au Kosovo, où là, de toute façon, il faut repousser les forces serbes, il faut qu’elles quittent le territoire et désarmer le plus gros des belligérants.
 Puis il y a la quatrième phase, la dernière phase qui est le retour à la vie normale, même s’il reste une autorité policière civile et donc qu’ils restent complètement sous autorité civile.
 Entre, il y a deux phases extrêmement importantes que j’ai baptisées, la première "retour de l’espoir", et la seconde "retour de l’activité".

Cette phase " retour de l’espoir " est éminemment critique, mais elle est très importante pour nous, militaires : D’abord, parce qu’elle nous permet de répondre à une question qui nous préoccupe grandement, c’est : que faire des civils en temps de crise ? Moi je dis : il faut travailler avec eux. Mais encore faut-il qu’ils soient présents. Le problème, c’est qu’à Mitrovica, le centre de recrutement pour les administrateurs présentait Mitrovica comme une station balnéaire où il régnait beaucoup d’activités diurnes et nocturnes, mais cela ne faisait pas un tabac. Donc les administrateurs repartaient aussi vite qu’ils étaient arrivés et je n’avais pas d’interlocuteurs. Je me suis donc tourné vers Eric Chevallier, et c’est pour cela que nous sommes ensemble aujourd’hui. C’est vrai que dans les moments que l’on a vécus, on a arrêté les "mon Général" et "monsieur le conseiller particulier ".

Certains liens d’amitié se sont tissés.

Pourquoi avais-je besoin d’avoir un interlocuteur civil pour m’aider ? D’abord pour régler le problème des ONG.Vous savez que les ONG ont une éthique que je respecte, qui fait qu’elles n’aiment pas travailler avec les militaires parce que, pour elles, c’est une perte d’indépendance ou au moins d’image d’indépendance, et elles ont besoin de cette image d’indépendance. Quand il y a un responsable civil, ça marche beaucoup mieux. Et c’est indispensable pour moi. Je vais vous prendre un cas précis qui vous montrera un petit peu l’importance de ces actions : un jour du bétail s’est fait voler dans une enclave serbe. Autrement dit, les Serbes n’avaient plus de moyens de vie, donc ils étaient prêts à partir. Pour moi, c’était l’échec de la mission. J’avais beau essayer de leur dire : "Je vous protégerai et tout", ils n’avaient plus de bétail, ils ne pouvaient plus vivre. Il y avait une ONG suisse à qui on a demandé s’ils pouvaient nous aider et faire venir des vaches suisses.

Cela fait toujours rire tout le monde, mais ceci dit, moi, avec mes 8 000 hommes et mes 4 bataillons, je ne pouvais rien faire. Mais l’ONG suisse avec les 100 vaches suisses qui sont arrivées m’a réglé le problème. Donc nous, nous avons assuré la sécurité, le transport et c’est l’ONG qui a distribué une cinquantaine de vaches aux Serbes et une cinquantaine aux Albanais. Parce que bien entendu pendant le mouvement aller des forces serbes, il y avait des vaches albanaises qui avaient disparu aussi. Bilan de l’affaire : les Serbes sont restés et dans un climat d’apaisement. Or c’était ma mission. Donc je me suis occupé de cette affaire autant que des opérations militaires qu’on a pu mener. C’était vraiment ma mission. C’est extrêmement important pour nous, chefs militaires, ce n’est pas quelque chose d’annexe ces actions là.

La deuxième chose, c’est que j’avais énormément besoin de redonner de l’espoir à la population de Mitrovica, parce que j’avais 70 000 chômeurs sur les bras, et dès qu’il se passait un incident, eh bien ils arrivaient tous. Cela fait quand même beaucoup ! Certes, la popularité c’est sympa, mais au bout d’un moment c’est pesant, surtout quand ils arrivent à 70 000. Parce que les actions humanitaires d’urgence, c’est absolument indispensable mais cela ne règle pas le problème de l’identité et surtout de la dignité des gens qui redemandent à vivre normalement. Donc moi, j’avais besoin d’argent pour remettre un circuit économique en route et c’est ce que j’ai demandé à Eric Chevallier et c’est lui qui a monté les "projets verts". Je le laisserai bien sûr en parler, parce que c’est lui qui a tout réalisé mais ça a eu un effet extraordinaire sur Mitrovica et la baisse de la tension a été fantastique.

J’en profite aussi pour répondre à une question qu’on me pose souvent : pourquoi j’avais donné quartier libre à mes hommes jusqu’à 22 heures 30 alors qu’on était quand même dans une situation on ne peut pas dire apaisée ? Mais pour moi, cela faisait partie de la mission pour deux raisons :
 D’abord, le fait que mes hommes aillent - alors il y avait quand même un dispo-sitif de sécurité, on ne peut pas dire que tout le monde était en béret et sans flak jacket dans Mitrovica, c’était pas du tout cela - et donc le fait que mes hommes aillent s’attabler dans les bars, bien sûr ils étaient regardés par la population au nord comme au sud et le réflexe était de dire : "Si les soldats français boivent un pot en béret et sans flak jacket, (on avait nos armes bien sûr), c’est qu’on a rien à craindre", et par mimétisme les gens descendaient et on voyait les terrasses se remplir et ça, ça participe à la baisse de la tension.
 La deuxième chose, c’est que mes soldats bien sûr payaient, moi aussi quand j’y allais, et j’y allais souvent, je vous le garantis, - mais je ne faisais pas que cela, mais je le faisais souvent quand même - eh bien, on remettait de l’argent dans le circuit économique et très vite, on a vu des tas de petites échoppes se créer, se dresser, et petit à petit au lieu d’avoir 70 000 manifestants, j’en ai eu 50, 40, 30000 et puis on a réussi à baisser un petit peu la tension.

C’est absolument indispensable et là on doit travailler vraiment en coopération étroite avec les autorités civiles et on doit préparer à deux ce passage de l’autorité militaire à l’autorité civile, c’est-à-dire que pendant la phase 2, c’est encore l’autorité militaire parce que la situation n’est pas stabilisée et l’autorité civile est en soutien.

Mais le but, c’est d’aller le plus vite possible vers la troisième phase, autorité civile et autorité militaire en soutien. Moi, je tenais à cela parce que je faisais des choses que j’aurais préféré faire faire par d’autres.

Donc cette coopération est fondamentale et je ne vais pas prendre plus de temps.

Je dirai simplement qu’à Mitrovica, elle a particulièrement bien marché, pas avec l’administrateur de Mitrovica parce que je n’avais pas d’interlocuteur, mais avec Eric Chevallier.

Général LEBOURG : Merci mon Général. Nous passons maintenant à monsieur Chevallier, notre dernier intervenant. Monsieur Chevallier est docteur en médecine, il est diplômé de Sciences Po également et était donc, comme vous l’avez bien compris, conseiller auprès de monsieur Kouchner au Kosovo. Il l’a suivi et il est toujours conseiller auprès de monsieur Kouchner. Monsieur le Conseiller, je crois que vous avez également servi au Sirpa santé en des temps reculés et vous avez été l’auteur d’un film dont on ne parlera pas ici, mais qui fit un tabac à l’époque ! Monsieur Chevallier, je vous passe la parole.

Monsieur CHEVALLIER : : Oui, j’ai eu la chance de faire ce film de prévention du sida pour les Armées pendant mon service militaire et c’est un excellent souvenir.

Rapidement, puisque j’aimerais avoir le temps d’engager un véritable débat avec la salle.

Je voudrais tout d’abord effectivement témoigner de la qualité de la relation que nous avons entretenu avec Pierre de Saqui, lorsqu’il commandait la brigade multinationale Nord, et l’amitié qui nous lie depuis. Mais pour répondre à votre question, général Lebourg, je tiens également à souligner que cette amitié ne saurait à elle seule résumer l’excellence de la relation civilo-militaire au Kosovo, et je vois ici d’autres responsables éminents de la KFOR dans ses différents moments avec qui, Français ou non Français, nous avons tissés des liens amicaux, mais aussi professionnels forts.

Trois points très rapidement, mais avec une introduction pour dire que le général Jung a tout à fait raison : les civils ne sont pas encore prêts à s’adapter aux nouveaux concepts de mission de la paix : ces missions de construction de la paix dont je parlais tout à l’heure, et pour lesquelles, le monde civil international ou national, n’est pas encore en mesure de préparer des gens à travailler ensemble, sur des tâches multiples et spécifiques, et à les mettre à disposition presque instantanément.

Quand nous sommes arrivés au Kosovo, c’était après un mois de présence de la MINUK. Nous avons succédé à l’équipe dirigée par Sergio Di Melo, qui est maintenant responsable de la mission des Nations Unies à Timor, nous étions moins d’une centaine de civils pour quelques 40000 soldats. Evidemment, on peut considérer que qualitativement un civil vaut 1000 militaires, c’est une option, mais ce n’est pas la nôtre, et plus sérieusement cela signifiait que même si nous avions voulu faire différemment, on n’avait pas vraiment le choix que de décider de créer une relation de confiance entre civils et militaires si nous voulions avancer dans la construction de la paix.

Cette remarque me conduit à poser la question de l’articulation entre le civil et le militaire sur au moins quatre points :

D’abord, l’assistance humanitaire : cela devient un sujet de plus en plus tendu et de plus en plus polémique. Je vais vous raconter en préambule une anecdote qui m’a beaucoup frappée. C’était durant l’hiver 2000 : une jeune femme, chef de mission d’une ONG, vient me voir un jour en urgence et me dit : "Voilà, il s’est passé quelque chose hier, l’un de nos camions s’est renversé, c’étaient des camions qui apportaient vers un village du matériel pour la reconstruction, il s’est renversé sur le bord de la route, la KFOR est intervenue a remis le camion sur la route et l’a amené jusqu’au village." Et je m’attendais à ce qu’elle me dise : "Est-ce qu’il y a moyen de remercier la KFOR ?" Mais au contraire elle m’assène : "C’est un scandale, c’est une honte, il est quand même incroyable que la KFOR se permette de toucher à nos camions.". Je vous assure que c’est la réalité ! Et j’ai du lui répondre : "Ecoute, ce qui me paraît important, c’est justement de se poser la question de l’objectif final, c’est-à-dire du service rendu à la population et en l’occurrence, c’est plutôt une bonne nouvelle si le matériel de reconstruction est arrivé à bon port".

Ceci pour illustrer un débat qui effectivement, comme quelqu’un l’a souligné tout à l’heure, est assez conflictuel pour savoir si oui ou non les militaires doivent faire de l’humanitaire. Ma réponse est très simple, c’est évidemment "oui" mais à deux conditions :
 la première c’est que l’on clarifie le service rendu aux populations, qui doit être le seul critère d’appréciation ;
 la seconde, c’est que l’on trouve les conditions optimales de cette intervention en termes de valeur ajoutée et de complémentarité avec les autres acteurs, notamment non-gouvernementaux.

L’exemple des camps de réfugiés en Macédoine et en Albanie me paraît être un excellent cas d’école. Seuls les militaires étaient capables de mettre en place, en quelques heures ou quelques jours, des camps pour des centaines de milliers de réfugiés qui devaient trouver un hébergement immédiat. La question n’était pas de savoir s’il fallait que les militaires le fassent, la question était de savoir comment une fois réalisés par les militaires, on pouvait transférer la responsabilité de la gestion de ces camps aux ONG. Je suis un fervent partisan de la contribution des armées à l’action humanitaire, mais je ne crois pas, comme cela a été dit tout à l’heure, qu’il faille critiquer les ONG pour utiliser des moyens, pour financer leurs personnels ou des structures, pour se professionnaliser en un mot, parce que si on veut de la compétence, c’est nécessaire. Je crois que ce n’est pas le sujet.

Le sujet, en revanche, c’est de faire comprendre aux ONG qu’il y a des valeurs ajoutées respectives qui ne sont pas forcément les mêmes et qu’en l’occurrence il y a des moyens et des capacités d’intervention militaire qui ne sont pas les capacités d’intervention des ONG et qu’il faut voir comment on les articule avec une valeur ajoutée maximale, avec toujours ce seul critère du service rendu à la population.

Deuxième sujet sur l’articulation civilo-militaire, c’est la question de la loi et de l’ordre. J’y reviens parce que je pense que c’est crucial. Il faut absolument développer ce corpus pénal initial qui est le seul moyen pour que les forces militaires, les forces de police ou les forces judiciaires puissent tra-vailler de façon efficace et coordonnée sur un théâtre d’intervention tel que celui du Kosovo.

Troisième sujet : la question de la reconstruction économique et administrative. Que s’est-il passé dans ce domaine au Kosovo ? Qui a constitué l’expertise technique, administrative, ou économique dans les premières semaines, dans les premiers mois ? Ce ne sont pas les Nations Unies, qui une nouvelle fois ne sont pas encore prêtes à mettre rapidement à disposition des gens préparés, dans tous les domaines concernés par une mission de construction de la paix. Pour le moment cela n’est pas encore le cas, il faut y travailler, le rapport Brahïmi va dans cette direction.

Donc on a eu recours à de nombreux militaires. Comme le disait le général Cuche tout à l’heure, on a utilisé des gens à qui on a mis des faux nez, des militaires, cadres de réserve ou pas, à qui on a enlevé l’uniforme, qu’on a mis dans les différentes structures multilatérales, notamment la MINUK. Le général Jung a raison de dire, comme Klaus Reinhardt, qu’il faut qu’on raccourcisse ce temps, avant que la force de présence civile soit capable de prendre totalement le relais. Mais comme Pierre le soulignait, il restera de toute façon pendant une période incompressible pendant laquelle il faudra faire appel aux militaires.

En matière économique, je voudrais souligner la nécessité, à côté de l’impératif de développement d’un cadre macro-économique cohérent et structuré, de travailler au niveau micro-économique. Je m’explique : qu’est-ce qui se passe quand on est dans une situation de construction de la paix ? On doit certes mettre en place les bases saines de l’économie pour les décennies à venir, mais on a aussi besoin de remettre des gens au travail localement pour qu’ils disposent des ressources permettant d’assurer la vie de leur famille mais aussi de retrouver de la dignité, et puis, s’ils sont fatigués le soir parce qu’ils ont cassé du caillou pour faire des trottoirs toute la journée ou des routes, eh bien ils ont moins envie de se taper dessus.

Général LEBOURG : "Casser du caillou", ce n’est peut-être pas très bon !

Monsieur CHEVALLIER : Non, mais il faut le faire un peu.

Général LEBOURG : Ils s’en servaient après.

Monsieur CHEVALLIER : Non, mais c’est vrai que quand ils les cassent, ils peuvent les lancer aussi, bon ! Enfin, vous m’avez compris.

C’était très frappant de voir que les experts de l’équipe en charge de l’économie étaient le plus souvent des macro-économistes qui souhaitaient - ce qui était d’ailleurs tout à fait naturel - appliquer au Kosovo, où il y avait tout à construire, ce qu’ils avaient appris dans les livres de macro-économie. Et d’ailleurs, ce n’est pas inutile de mettre en place une autorité fiscale, de mettre en place des mécanismes de régulation des marchés, c’est extrêmement utile. Mais c’est une perspective de moyen/long terme. Quand on est dans une situation de construction de la paix, ce qui est indispensable, c’est d’abord de développer de la micro-économie, de donner des moyens aux gens de subsister et de leur donner du travail tout de suite, leur permettant ainsi de retrouver leur dignité.

Quelques mots enfin sur les questions du mandat et de la planification. Il paraît effectivement assez juste de réclamer des mandats clairs. On a dit ça sur le terrain pendant plusieurs mois et puis après on s’est rendu compte qu’on s’était peut être trompés : c’est-à-dire qu’un mandat clair, c’est aussi un carcan qui ferme les possibilités de s’adapter aux évolutions de terrain. Or dans ce genre de mission, chaque minute change la donne et il faut pouvoir se mouvoir, évoluer, adapter les stratégies et les réponses. Donc je serai prudent sur la question du mandat et la résolution 1244, qu’on a beaucoup qualifié de mandat imparfait, de mandat flou, au bout de quelques mois on était finalement assez content qu’elle existe, parce que ça nous donnait les moyens politiques localement de se mouvoir à l’intérieur du cadre et de ne pas être complètement prisonnier.

Cela m’amène à la question de la planification. Je sais que les militaires adorent faire de la planification. Je rappelle simplement que c’est à la fois utile et totalement inutile : c’est utile parce que c’est mieux de savoir à peu près ce qu’on est capable de faire, quels emplois de force on peut avoir, etc., et puis on se rend compte que le jour où le plan est prêt, eh bien la situation fait qu’il faut changer le plan. Mais vous êtes habitués à cela aussi.

Je voudrais bien qu’on garde à l’esprit le fait que, par essence ce sont des missions où la flexibilité est le terme majeur.


Source : Forum de doctrine militaire 2001 : Vers une vision européenne d’emploi des forces terrestres, CDES, Ministère de la Défense http://www.cdes.terre.defense.gouv.fr