Comme nous l’écrivions dans nos colonnes le 13 octobre, la vraie question qui se posait dans l’élection états-unienne n’était pas qui l’emporterait, de Bush ou Kerry, mais si Bush devrait tricher ou non pour l’emporter. Sans surprise donc, George W. Bush va disposer d’un nouveau mandat de quatre ans pour poursuivre sa politique impériale.
Il est bien entendu trop tôt pour que les commentateurs politiques ou les dirigeants puissent commenter les résultats de cette élection dans la presse mais nous pouvons étudier les derniers argumentaires publiés juste avant l’élection.
Le jour même de l’élection, le quotidien états-unien USA Today avait demandé aux deux candidats d’expliquer une dernière fois aux électeurs les raisons de voter pour eux. George W. Bush met en avant, sans surprise, son bilan en matière de sécurité et de baisse d’impôt et John Kerry l’attaque sur les déficits et sur la Guerre d’Irak. Contrairement au président sortant, le candidat démocrate amende un peu son discours traditionnel et adopte une tonalité plus sociale, plus en adéquation avec le lectorat populaire du quotidien, et s’éloignant donc de la présentation de son programme économique dans le Wall Street Journal, où il comparait l’élection du 2 novembre à une réunion d’actionnaires.
C’est également dans le Wall Street Journal que l’ancien expert du département de la Justice états-unien John C. Yoo brocarde John Kerry. Pour l’auteur, Kerry ne peut pas faire un bon « commandant en chef » car il est trop attaché au droit international. Pour le juriste, au contraire, la guerre au terrorisme ne doit pas tenir compte des Conventions de Genève. L’auteur en profite pour faire l’apologie des mauvais traitements aux prisonniers de Guantanamo et des assassinats des supposés dirigeants d’Al Qaïda.

Ce texte, qui a le mérite d’exposer crûment l’idéologie de l’administration Bush, est l’un des rares textes publiés ces derniers jour par une figure de premier plan dans la presse états-unienne concernant les programmes de l’un ou de l’autre des candidats. En effet, à la veille de l’élection, on pouvait constater que la majorité des analystes outre-atlantique réservaient leurs jugements sur le résultat de l’élection, ou évitaient de reparler des programmes. On trouvait ainsi plus de tribunes traitant des enjeux de l’élection en Europe qu’aux États-Unis, émanant surtout des soutiens de Kerry.
Dans le quotidien espagnol El Periodico, le pasteur noir et militant des droits civiques Jesse Jackson affirme que si Kerry était élu, il inverserait la politique d’aide aux grandes entreprises de Bush et de destruction des droits syndicaux aux États-Unis. De son côté, George Soros poursuit sa campagne internationale contre George W. Bush et pour l’emploi du soft power en lieu et place de l’armée. Ni les Espagnols, ni les Britanniques n’ayant le pouvoir d’élire John Kerry ou de chasser George W. Bush, l’objectif de ces textes est essentiellement de convaincre l’opinion européenne que le candidat démocrate incarne une véritable alternative à George W. Bush et qu’il faudra donc lui faire bon accueil s’il est élu. Un effort qui s’est avéré vain.

Outre l’éloge du candidat préféré de la presse atlantiste européenne, les quotidiens européens ont surtout vu des débats sur l’impact des résultats de l’élection présidentielle états-unienne sur leur pays.
Au Royaume-Uni, le Guardian se fait l’écho du débat du parti travailliste sur l’avenir de la « relation privilégiée » entre les États-Unis et leur pays après l’élection du 2 novembre. Pour l’ancien conseiller en communication de Tony Blair, Alastair Campbell, la question de l’engagement du Royaume-Uni au côté des États-Unis ne se pose même pas, elle doit être une constante qui doit échapper aux alternances politiques. Selon lui, Tony Blair en a conscience et c’est pour cela qu’il s’est abstenu de participer au débat électoral états-unien : sous son gouvernement le Royaume-Uni a attaqué la Serbie avec Clinton, puis l’Afghanistan et l’Irak avec Bush. Tony Blair peut donc continuer à faire de son pays un fidèle supplétif des États-Unis, quel que soit l’hôte de la Maison Blanche.
Pour David Clark, ancien conseiller de Robin Cook, cette situation est intolérable car elle relègue le Royaume-Uni au rang d’État colonisé. Quel que soit le vainqueur de l’élection états-unienne il faut donc réorienter la politique britannique en direction de l’Union européenne car il n’est pas possible, même avec John Kerry, de servir de « pont » entre les deux côtés de l’Atlantique comme prétend le faire Downing Street. Toutefois, fataliste, l’auteur constate que personne aujourd’hui dans les élites politiques britanniques n’est en mesure de mener cette réorientation. Comme les États-Unis, le Royaume-Uni est coincé dans un système bipartisan qui exclut certaines options politiques.

En France, Le Figaro publie une longue et très instructive interview débat d’Alain Minc et Alexandre Adler, deux figures de l’atlantisme français s’opposant sur les raisons qui doivent pousser la France et l’Europe à soutenir les États-Unis… mais pas sur le soutien lui même. Pour Alain Minc, l’Europe et les États-Unis s’éloignent inexorablement et ont de moins en moins de valeurs communes puisque le marché et la démocratie se diffusent et ne sont plus la spécificité de « l’Occident ». Pourtant, si les valeurs ne sont plus partagées, il existe un intérêt objectif à ce que les deux rives de l’Atlantique restent associées : poursuivre la diffusion d’un système économique qui les avantage et résister à la concurrence des nouvelles puissances émergentes qui essayeraient de profiter de ce système. Ainsi, pour Minc, le vrai danger n’est pas le terrorisme, mais la diffusion des idées altermondialistes en Europe et la croissance chinoise.
Au contraire, pour Alexandre Adler, les valeurs communes restent le ciment d’une alliance transatlantique qui doit se regrouper contre le monde musulman, adversaire avec lequel il prédit un conflit d’ici une trentaine d’année. Les États-Unis ont compris où était l’ennemi et l’Europe doit les imiter. Le véritable ennemi est l’islam et la Chine peut très bien être un allié de circonstance contre cet adversaire.
Derrière ce débat, on peut trouver les échos français du débat opposant Francis Fukuyama à Samuel Huntington, la « fin de l’histoire » contre le « choc des civilisations ». Il s’agit cependant d’un débat à fleuret moucheté et les deux « adversaires » s’accordent sur l’essentiel : l’Europe doit rester arrimée aux États-Unis, ce qui serait bien plus facile si Kerry était élu, et heureusement que Ben Laden existe pour justifier l’interventionnisme états-unien.