Les rares informations en provenance d’Irak présentent la situation militaire, dans le meilleur des cas, comme se dégradant rapidement. Les combats s’intensifient un peu partout ; les bombardements ont repris sur Falloudja, une ville que les forces d’occupation déclaraient « libérée » il y a de cela un mois. Mais la résistance affirme qu’ils ont brutalement cessé hier, alors qu’une importante offensive était lancée et qu’une tempête de sable se levait, car l’aviation U.S. induite en erreur par la faible visibilité a bombardé une colonne de blindés. Les résistants auraient profité du chaos engendré par cette bavure et de leur avantage tactique momentané pour infliger de lourdes pertes aux forces d’occupation.
À Washington, loin de la réalité du terrain, on tente de garder la tête haute en s’aggrippant à l’objectif de façade des élections de janvier 2005 et en tirant des plans sur la comète pour l’avenir du pays. Cependant, ne nous y trompons pas : la détermination justifiée de la résistance ne laisse pas d’autre alternative au chaos que le retrait total des forces d’occupation du pays, premier objectif du commandement unifié des groupes de résistants.

Dans cette situation pour le moins schizophrénique, deux défenseurs de longue date d’une « dictature soft » sous contrôle de Washington tirent leur épingle du jeu en proposant une solution plus réaliste pour le Moyen-Orient : Ray Takeyh et Nikolas Gvosdev demandent dans le Christian Science Monitor que l’idéalisme démocratique déclinant de l’administration Bush soit définitivement abandonné et que l’on se contente d’acheter les gouvernements de la région.
Évitant soigneusement d’évoquer la débâcle militaire et la crise morale des troupes, Jonathan Morrow glose pour sa part dans le Los Angeles Times sur un concept plus valorisant pour les États-uniens : la rédaction par le peuple irakien de sa propre constitution. Qu’importe si celui-ci désire en majorité et avant tout la fin de l’occupation : il faut sauver les apparences.

Car la puissance états-unienne ne repose décidémment plus que sur des apparences, qui parviennent toujours à garantir un flux de capitaux vital et à galvaniser ses plus fidèles serviteurs. Ainsi le parlementaire-nomade Ralf Dahrendorf, l’ancien président du Conseil italien Giuliano Amato et l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing semblent-ils tenir pour victorieuse l’aventure irakienne, lorsqu’ils expriment dans une tribune commune de l’International Herald Tribune leur souhait ardent d’un retour à la normale des relations transatlantiques dans un contexte multilatéral. Leurs doléances ne reposent sur aucune objectivité stratégique, mais davantage sur le rêve d’une stabilité plus propice aux affaires. La propagande états-unienne convainc d’abord ceux qui veulent y croire.

Mais revenons à la réalité : après les protestations des GI’s qui doivent bricoler leurs Humvees à l’aide de ferraille pour se protéger, on voit poindre de nouveau la question de la conscription pour alimenter les forces d’occupation, ce qui réduirait d’autant leur mobilité, donc leur exposition. C’est probablement ce à quoi le spécialiste congénital des manipulations William Kristol veut préparer l’opinion publique. Dans une tribune publiée par le Washington Post, il conspue mollement un Donald Rumsfeld qui déclare ne pas avoir le contrôle du nombre de soldats sur place. Ce discours incite le Congrès à lever les obstacles légaux à la conscription et à libérer ainsi Rumsfeld de ses dernières entraves démocratiques.
Sur le chapitre de la torture, les Britanniques veulent également sauver des apparences dont les États-Unis se sont défaits il y a longtemps déjà. Phil Shiner propose dans le Guardian de tenir pour responsables les militaires impliqués dans des affaires de torture en dehors du territoire européen. Mais à qui s’adresse-t-il au juste ? Si c’est à la bonne conscience de gauche, il la dédouanne de la responsabilité politique d’une guerre forcément sale en condamnant de simples exécutants.

Enfin, Richard Holbrooke, qui briguait aux côtés de Mark Brzezinski le poste très convoité de conseiller pour la politique étrangère de John Kerry, définit à mots à peine couverts les règles du jeu à venir en Ukraine. Dans le Washington Post, il commence par donner sa bénédiction à une éventuelle partition du pays en rebaptisant Kiev par son nom « ukrainien » de Kyiv, avant de se féliciter des revers infligés à Poutine lors des événements « anti-russes » de Géorgie et d’Ukraine. Il termine en définissant les modalités d’une intégration de la partie pro-occidentale de l’Ukraine à l’OTAN : une fois l’élection gagnée, il ne faudra pas perdre de temps et recevoir aussitôt les époux Yushchenko pour préparer l’absorption du pays dans le giron états-unien. Dans cette logique d’un cynisme assumé, il affirme que les tentes de la « révolution » étaient destinées à préparer l’intégration d’un nouveau pays à l’OTAN, et même plus : en cas de victoire de Yanukovitch, ses adversaires déclencheront sans hésiter une guerre civile.