En pleine campagne de bombardements sur le nord du Viêt-Nam en 1967, les États-Unis organisaient des élections pour qu’une partie de la population du sud-Viêt-Nam sous occupation choisisse un président. Onze ans plus tôt, ils avaient ouvertement violé les accords de Genève en annulant des élections générales sous contrôle international qui auraient sans aucun doute porté Hô Chi Minh au pouvoir. Détournant ouvertement la résolution N°1546 de l’ONU en 2004, Washington a de nouveau organisé une opération électorale en situation de guerre d’occupation, pour tenter de faire accepter une occupation illégale. Mais cette fois la plupart des leaders d’opinion s’inclinent devant cette « étape vers la démocratie ».
Toute opération de propagande, surtout en situation de guerre, doit être envisagée sous des angles différents selon le public récepteur du message. Le feu vert est généralement donné par les décideurs lorsqu’ils estiment que l’opération proposée a un effet suffisamment positif sur les différentes parties. Dans le cas de l’organisation d’ « élections » dans un pays occupé militairement, à l’intérieur de ce pays l’effet recherché est généralement d’apaiser la ferveur de la résistance ; soit parce qu’elle craint l’autodétermination d’une population qu’elle contrôle par la terreur, soit parce qu’elle s’attend à en sortir renforcée et ne souhaite donc pas sacrifier de combattants inutilement avant l’échéance. Mais c’est aussi l’occasion de convaincre l’opinion, à l’extérieur du pays, des bonnes intentions de l’occupant pour justifier a posteriori une invasion.
Une fois franchi le rideau de la propagande états-unienne qui domine les médias occidentaux, il nous apparaît clairement que l’opinion irakienne, surtout dans les milieux chiite du sud et kurde au nord, s’est prise au jeu des élections jusqu’à un certain point, espérant en tirer profit. L’embarras de l’administration états-unienne face aux revendications de victoire des dirigeants chiites souligne d’ailleurs toute l’ambiguïté de l’opération : brillante manœuvre de communication auprès de l’opinion occidentale, elle pourrait très bien devenir le sceau de la deuxième principale défaite militaire états-unienne de l’histoire, lorsque ces mêmes « Irakiens moyens », qui jusque là avaient donné une chance au projet de « démocratie » états-unien et voté pour ce qu’ils croyaient être le retrait des troupes d’occupation, perdront leurs illusions et rejoindront l’ « armée des ombres ».
En effet les récentes déclarations de John Negroponte, l’« ambassadeur U.S. » qui gouverne véritablement l’Irak par les armes, évitent soigneusement la question du retrait des troupes. Il manque, face à lui, un leader de la trempe d’Hô Chi Minh qui puisse expliciter les objectifs stratégiques de la puissance occupante sous un angle différent (bases stratégiques permanentes et pétrole), réveillant ainsi la conscience du peuple irakien. On s’aperçoit ainsi à quel point les techniques de propagande et de division se sont perfectionnées depuis, mais aussi à quel point le soutien d’une grande puissance étrangère fait défaut à la Résistance irakienne.
Lorsqu’ont eu lieu les élections irakiennes organisées par les États-Unis le 30 janvier 2005, des blogueurs, puis des sites d’information alternative ont eu la bonne idée de les mettre en parallèle avec d’autres élections en situation d’occupation militaire, cette fois au Viêt-Nam du sud en 1967. Si les deux situations présentent en effet beaucoup de similarités, elles méritent pourtant un éclairage encore plus large, en remontant jusqu’aux accords de Genève de 1954, afin que cette mise en parallèle révèle toute sa pertinence.
D’une part, les accords de Genève qui furent signés en 1954, au lendemain de la défaite humiliante de la France à Diên Biên Phu, ne concernaient pas autant Paris que Washington, qui était la seule véritable force de négociation face au Vietminh. En permettant à la France de sauver la face, Washington l’entraîne du même coup pour de bon dans sa politique de « containment » de l’URSS, même si dès 1950, avec la guerre de Corée, le conflit s’était mué en une croisade anti-communiste franco-états-unienne.
Les grandes lignes des accords de Genève étaient un cessez-le-feu sans condition, un partage du pays en deux au niveau du 17è parallèle et l’organisation d’élections libres dans l’ensemble du pays.
Hô Chi Minh fit preuve d’une bonne volonté exemplaire jusqu’à l’issue des négociations, et fit même montre d’un certain optimisme quant à la tenue des élections, car il faisait confiance au désir d’indépendance du sud, où en dehors de Saigon il était d’ailleurs très populaire. On estime en effet qu’il aurait largement remporté le scrutin, avec probablement plus de 70% des voix. Puis il confia progressivement ses doutes, de 1954 jusqu’en 1956, date à laquelle les élections générales au Viêt-Nam furent annulées sur décision de Washington. Entre temps, la police du régime fantoche de Diêm s’était employée à mettre à sac et à incendier les locaux de la Commission internationale de contrôle chargée de veiller à la bonne application des accords de Genève [1].
Cela n’est pas sans rappeler les circonstances mystérieuses de l’assassinat en 2003 de Sergio Vieira de Melho, représentant de l’ONU en Irak, avant que les États-Unis verrouillent le processus politique et rappellent ensuite l’ONU pour qu’elle joue un rôle secondaire, sans rôle de supervision, dans l’organisation des « élections ». On notera d’ailleurs sur ce point qu’il n’y eût pas davantage d’observateurs internationaux (ou au moins indépendants de Washington) le 30 janvier en Irak, que le 3 septembre 1967 au Viêt-Nam. Des élections, oui, mais pas de démocratie : contrairement à celles qui devaient se tenir en 1954, les élections de 1967 ne concernaient que le Viêt-Nam du sud, et il s’agissait de choisir parmi des candidats autorisés par les forces d’occupation. Dès lors que tout représentant de la Résistance est considéré comme « terroriste » et donc criminel, il ne peut en effet participer au processus électoral. Aussi est-il important de répéter qu’une élection en territoire occupé n’impliquant pas les forces politiques de la Résistance ne peut en aucun cas ressembler à la « démocratie ».
La Résolution N° 1546 (2004) de l’ONU, adoptée le 8 juin 2004 par le Conseil de sécurité, prévoyait « la fin de l’occupation » et qu’« un gouvernement intérimaire entièrement souverain et indépendant assume la pleine responsabilité et la pleine autorité dans le pays d’ici au 30 juin 2004 ». La seule possibilité pour que l’occupation se prolonge était, selon cette même résolution, qu’un gouvernement souverain le demande. Nous avons donc assisté à un tour de passe-passe juridique exemplaire : le « transfert de souveraineté » au gouvernement nommé par l’occupant qui à son tour a demandé la prolongation de l’occupation. La même résolution (Article 4 c) exigeait « La tenue d’élections démocratiques au suffrage direct, avant le 31 décembre 2004 si possible et en tout état de cause le 31 janvier 2005 au plus tard. ». Voilà donc comment les Irakiens ont eu à subir cette supercherie démocratique en pleine occupation étrangère, avec malheureusement le concours de l’ONU.
Rien de surprenant alors qu’un régime fantoche militaire, celui de Nguyen Van Thieu, en soit sorti vainqueur au Viêt-Nam. Quant à l’authenticité du scrutin, les rares chercheurs ayant travaillé sur cet événement presque oublié par l’histoire commentent [2] :
« Nombre de Vietnamiens avaient des doutes quant à l’intégrité du processus électoral. Un homme d’affaires vietnamien commenta : "99% des gens pensent que c’est une élection frauduleuse, mais ils votent parce que c’est ce qu’on attend d’eux. " Des signes donnaient à penser que la participation massive était surtout à mettre sur le compte de pressions et de menaces de représailles subies par ceux qui ne se présenteraient pas aux urnes. Étant donné que les responsables électoraux avaient tamponné les cartes d’identité, on soupçonnait généralement que l’absence de ce "symbole de loyauté" envers le gouvernement soit la cause de problèmes ultérieurs, voire même de soupçons d’appartenance au Viêt-Cong. »
La méthode choisie en Irak était cette fois le marquage corporel : de l’encre bleue sur le doigt, gage de loyauté après un rituel de passage signifiant pour les Irakiens l’allégeance à l’occupant, et pour les plus naïfs, de l’étranger, l’intégration à la grande communauté « démocratique » de ceux qui votent. Qu’importe que les non-votants soient publiquement stigmatisés pour leur choix qui est pourtant tout aussi démocratique ; le fait de voter serait en soi un acte de foi démocratique.
En août 1967, la popularité aux États-Unis de la guerre menée par le président Johnson est au plus bas (33% soutiennent cette politique, pour 53% qui la rejettent. Source : D.M. Barret, Uncertain warriors : Johnson and his Vietnam advisers). Le Congrès et l’opinion publique soutiennent la politique qui consiste à maintenir un Viêt-Nam du sud « libre », mais pas les moyens ; à savoir les bombardements massifs sur le nord et toujours plus de soldats sur place (500 000 au plus fort du déploiement en 1968) avec les pertes que cela implique. Johnson cherche donc à justifier l’engagement militaire comme un sacrifice pour le soutien d’un gouvernement « élu et légitime » représentant la volonté des sud-Vietnamiens. Sur le taux de participation, les conclusions des chercheurs étaient tout aussi éloquentes [3] :
« Selon les estimations U.S. officielles, près d’un tiers des 17 millions d’habitants du sud-Viêt-Nam se trouvait en territoire contrôlé par le Viêt-Công et ne put donc pas voter. Le gouvernement lui-même a disqualifia des dizaines de milliers d’électeurs, et nombre de bouddhistes, victimes de mauvais traitement par la junte, boycottèrent les élections. De plus, le ticket militaire de Thieu et Ky ne reçut que 35% des suffrages, loin d’un mandat populaire. Les règlements électoraux imposés par la junte stipulaient qu’aussi bas que puisse être le pourcentage de votes obtenus par un candidat vainqueur, il n’y aurait pas de second tour, car cela aurait permis à des candidats civils de joindre leurs forces lors d’un second scrutin. ».
Le 1er septembre 1966, plus de douze ans après les accords de Genève et presque un an jour pour jour avant les « élections » tragi-comiques de Saigon, le général de Gaulle réaffirmait lors de son « coup d’éclat » de Phnom Penh son attachement au respect de ces accords qui devaient mettre fin à toute occupation étrangère avant la tenue d’élections libres dans l’ensemble du Viêt-Nam. Il exprimait par ailleurs son inquiétude à propos de l’escalade militaire états-unienne, qui devenait selon lui « de plus en plus menaçante pour la paix mondiale ». On pourrait pousser la logique du parallèle très loin, et juger l’attitude de notre gouvernement actuel, qui se réclamait traditionnellement de l’héritage gaulliste, en la confrontant à celle de son père spirituel, intransigeante dans une situation similaire sur le plan des lois et conventions internationales. Mais ce n’est pas là toute la réalité. La réalité, c’est également qu’au Viêt-Nam, il n’y avait pas de pétrole.
[1] « Hô Chi Minh », par Jean Lacouture, éditions du Seuil, 1969.
[2] Dans « The Vietnam experience : America takes over, 1965-67. », par un collectif de chercheurs, The Boston Publishing Company (épuisé), cité par Bill Christison dans Counterpunch du 4 février 2005.
[3] « The Vietnam experience : America takes over, 1965-67. », Op. Cit.
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter