Renouant avec les périodes les plus noires de leur histoire, les États-uniens développent une hantise de l’étranger, perçu comme un terroriste potentiel, et adoptent des comportements xénophobes. Ce climat et le renforcement de l’arsenal légal de contrôle de l’immigration favorisent la multiplication des détentions abusives.

Le cas de Myriam Benkhamsa est révélateur de cette évolution. En juin 2003, cette Française vivant au Canada part avec un visa touristique en poche pour un séjour de trois mois chez son fiancé, Wilfried, dans le Massachusetts. Au moment où elle s’apprête à regagner le Canada, elle est hospitalisée pour des ennuis de santé et contrainte de différer son départ. Elle se présente finalement à la douane canadienne en compagnie de son ami le 9 octobre, soit 22 jours après la date d’expiration de son visa. Les autorités canadiennes refusent à ce dernier l’entrée sur leur territoire au motif qu’il y a été condamné 24 ans plus tôt pour conduite en état d’ivresse. Myriam et Wilfried rebroussent chemin et sont alors contrôlés par la douane états-unienne. Sans l’interroger sur les raisons du dépassement de date de son visa, les policiers la menottent et la transfèrent au poste de police de Newport dans le Vermont.
La situation s’envenime lorsqu’elle est interrogée : après avoir décliné son identité, et mentionné le nom et la nationalité de son père, l’officier Pfeiffer hésite :
- Où se situe la Tunisie ?
- En Afrique du Nord.
- Est-ce un pays musulman ?
- Oui.
- Votre père est-il musulman ?
Myriam qui suit le questionnaire s’affichant sur l’écran, s’inquiète de la dérive de l’interrogatoire. Elle demande le rapport entre la religion de son père et son arrestation et refuse de répondre à la question posée. Les policiers, embarrassés, ne la renvoient pas vers le Canada, où elle réside, mais décident de son incarcération, en vue, assurent-ils, d’une expulsion vers Paris le lendemain.
Du 9 au 16 octobre, elle est détenue dans l’unité de haute sécurité de la prison de South Burlington, dans le Vermont, où elle est d’abord placée trois jours à l’isolement. Lorsque son fiancé états-unien, Wilfried, se présente pour lui rendre visite et lui transmettre des effets personnels, on lui refuse le parloir. Plus tard, la Croix-Rouge, dont Myriam avait été bénévole pendant son séjour, demande aussi à la rencontrer en prison et essuie un refus de l’administration pénitentiaire au motif qu’elle n’est pas ressortissante états-unienne.
Le 16 octobre, Myriam Benkhamsa est transférée à la prison de Niantic dans le Connecticut où son cauchemar continue. Elle y reste 22 jours, dont sept en cellule d’isolement. Les droits élémentaires des détenus lui sont refusés : on lui dénie l’accès aux « collect calls » (appels téléphoniques en PCV) ainsi que les appels vers la France où elle souhaitait contacter sa famille et son employeur pour les informer de sa situation. Totalement désorientée et affaiblie psychologiquement, ce n’est que le 4 novembre que Myriam Benkhamsa pense à contacter l’ambassade de France à Washington. Deux jours plus tard elle est finalement expulsée vers Paris.
Au cours de ses 29 jours de détention, Myriam Benkhamsa n’a jamais été présentée à un juge. Contrairement à la procédure applicable en matière d’immigration, elle n’a pas été détenue dans une prison fédérale. C’est l’officier de police qui l’a arrêtée à la frontière canadienne qui a effectué l’interrogatoire, décidé de sa mise sous écrou et établi son interdiction du territoire pour une période de 10 ans. Sur la base des suspicions de ce fonctionnaire, Myriam Benkhamsa a été projetée, pendant un mois, au milieu d’un trou noir légal, ne bénéficiant pas de la possibilité de se défendre, ni de contacter sa famille.

L’histoire de Myriam n’est pas une exception. Déjà, en juin 1999, Libération fait état d’une aventure similaire arrivée à Slim Hamrouni. Ce citoyen français, au passeport « parfaitement en règle », décide, au terme de l’année scolaire, de s’offrir une semaine de vacances à Los Angeles. À son arrivée à l’aéroport international, un officier de l’immigration, l’interpelle et lui demande de présenter son passeport. Une fois le document en main, ce banal contrôle prend une toute autre tournure. Le responsable états-unien accuse le jeune homme de disposer d’une fausse pièce d’identité. Selon lui, le passeport du Français est une « copie faite selon la technique en vogue à Bangkok ». Slim Hamrouni, qui a fait établir ses papiers à la mairie du XIIIe arrondissement de Paris, se retrouve au cœur d’une intrigue kafkaïenne. S’ensuit un interrogatoire, au cours duquel on lui explique qu’il ne peut pas être français, vu son nom, avant de lui offrir une alternative : reconnaître que son passeport est un faux, auquel cas il sera renvoyé en France et interdit de séjour aux États-Unis, ou bien être conduit au pénitencier de Terminal Island. Il opte naturellement pour la première solution, non sans avoir au préalable tenté de faire valoir ses droits : « J’ai demandé si je pouvais passer un coup de fil. On m’a répondu que ce droit ne s’appliquait qu’aux citoyens américains, pas aux clandestins ». Après une nuit passée sous haute surveillance dans une chambre d’hôtel de l’aéroport, il est finalement rapatrié par un vol Air France. De retour à Paris, le jeune étudiant fait immédiatement vérifier son dossier par les douanes françaises, qui confirment bien sa validité. [1]

Mais la paranoïa sécuritaire des États-Unis, qui permet de considérer chaque étranger (ou « alien ») comme un ennemi de la nation, a atteint des sommets, depuis, le 11 septembre 2001. Plusieurs cas en témoignent :
Michaël Philippe, steward français, est arrêté, le 27 mars 2003, par le FBI et incarcéré pour « utilisation d’une arme de destruction massive contre les États-Unis ». En fait, il avait signalé au commandant de l’avion à bord duquel il travaillait des graffitis présents dans les toilettes de l’appareil. Les inscriptions évoquaient une bombe, Al Qaida, et Ben Laden. L’avion avait été détourné, puis fouillé, sans qu’aucune bombe ne soit trouvée. Il est emprisonné pendant un mois et, lorsque sa famille parvient à réunir les 500.000 dollars de caution, assigné à résidence dans une famille d’accueil pendant sept mois sous contrôle d’un bracelet électronique. Finalement, après l’intervention du ministère français de la Justice, puis du président de la République auprès de son homologue George W. Bush, Michaël Philippe regagne la France, le 21 décembre 2003. Là encore, la justice états-unienne qui ne voulait pas perdre la face a obtenu qu’il plaide coupable et soit condamné à une peine avec sursis. En effet, selon Michaël Philippe, le procureur l’avait menacé d’ajouter de nouvelles charges contre lui incluant des faux témoignages, s’il refusait de plaider coupable. Il aurait alors risqué une lourde peine de prison ferme.

Plus récemment, Franck Moulet, un Français de 27 ans a été arrêté à sa descente d’avion, le 10 janvier 2004. À une hôtesse qui lui demandait pourquoi il s’attardait aux toilettes, il avait répondu en plaisantant : « Vous ne croyez quand même pas que j’ai posé une bombe ? ». Il encourait 4 ans de prison pour « fausse alerte à la bombe ». Il a été relâché le 26 janvier, à l’issue de 16 jours de détention, après avoir plaidé coupable de « mauvaise conduite ».

Si nos exemples ne concernent que des citoyens français, c’est uniquement pour la commodité qu’ils offrent pour recueillir et vérifier leur témoignage. Des cas similaires sont rapportés dans le monde entier.

Devant l’augmentation de ces graves dysfonctionnements, l’administration Bush a décidé, non pas d’encadrer l’activité de ses officiers pour en limiter les excès, mais d’organiser à une grande échelle la collecte et le fichage de données personnelles pour tout entrant aux États-Unis. Le projet, baptisé ironiquement US-Visit (United States Visitor Information and Immigrant Status Indication Technology), a été présenté pour la première fois à la mi-2003.

Le 20 mai 2003, le sous-secrétaire états-unien à la Sécurité des frontières et du transport, Asa Hutchinson, annonce en effet la création prochaine d’un système de sécurité des frontières de haute technologie. « Grâce à notre frontière virtuelle, nous saurons qui viole nos critères d’entrée, qui dépasse sa durée de séjour et viole les termes de son séjour, et qui doit être à nouveau bien accueilli » sur le sol états-unien.
D’après lui, ce système est une nécessité absolue, comme il l’explique lors d’une conférence au Center for Strategic and International Studies, devant une photographie de la Statue de la Liberté : « Aujourd’hui nous sommes confrontés à une menace nouvelle et sans précédents. Certains de ceux qui traversent la frontière ne cherchent pas à respirer l’air de la liberté. Ils cherchent à détruire la liberté. Ils ne cherchent pas une vie meilleure, mais une occasion pour affaiblir les États-Unis et détruire des vies innocentes », a-t-il déclaré. Il a précisé que ce système permettrait d’informer les autorités des connections terroristes d’un individu, mais aussi de ses condamnations passées ainsi que des violations de visas.
Ces visas doivent d’ailleurs devenir, selon le projet, plus durs à obtenir, puisque le personnel des consulats états-uniens est invité à interroger en profondeur tous ceux qui demanderont à entrer aux États-Unis. Quant aux pays qui n’ont pas besoin de visas, il leur est demandé d’adopter rapidement des méthodes d’identification biométriques.
 [2]

C’est bien là le nœud du problème : en exigeant que figurent sur ces passeports des données, comprenant, notamment, les empreintes digitales, les États-Unis exigent de l’ensemble de la communauté internationale qu’elle aligne sur eux sa législation en matière de partage des données personnelles. Cette ligne peut se résumer à « plus nous en savons sur vous, plus vous êtes en sécurité ». La police des frontières états-unienne demande désormais aux compagnies aériennes acheminant des passagers vers les États-Unis de leur fournir le Passenger Name Record (PNR). Ce dernier est traditionnellement établi par les compagnies aériennes et les agences de voyages, sur la base d’informations fournies par les passagers dans le cadre des services de réservations. Elles comprennent, d’après la CNIL [3]
 les renseignements sur l’agence de voyage auprès de laquelle la réservation est effectuée,
 l’itinéraire du déplacement qui peut comporter plusieurs étapes,
 les indications des vols concernés (numéro des vols successifs, date, heures, classe économique, business, etc.),
 le groupe de personnes pour lesquelles une même réservation est faite,
 le contact à terre du passager (numéro de téléphone au domicile, professionnel, etc.),
- les tarifs accordés, l’état du paiement effectué et ses modalités par carte bancaire,
 les réservations d’hôtels ou de voitures à l’arrivée,
 les services demandés à bord tels que le numéro de place affecté à l’avance, les repas (végétarien, asiatique, cascher, etc.) et les services liés à la santé (diabétique, aveugle, sourd, assistance médicale etc.).
Selon la commission française, la transmission de ces données aux autorités états-uniennes « constitue un détournement de finalité du traitement informatique dans la mesure où elles ont été collectées à des fins commerciales et non pour des raisons de sécurité. Par ailleurs, certaines informations figurant dans le dossier de réservation d’un passager sont de nature à révéler à un tiers des données susceptibles de porter atteinte à la vie privée des personnes concernées. L’itinéraire des déplacements d’une personne, le nom de ses compagnons de voyage, son numéro de téléphone peuvent relever de sa vie privée. C’est encore plus le cas des données qui peuvent faire apparaître les origines raciales ou les opinions politiques, philosophiques, religieuses ou les mœurs ». La CNIL considère en conséquence « que la transmission de ces données personnelles est illégale au regard tant de la loi relative à l’ informatique, aux fichiers et aux libertés du 6 janvier 1978 que de la législation européenne en matière de protection des données personnelles. » [4]

Mais l’ambiance au sein de l’Union européenne est moins à la défense des libertés individuelles qu’à une politique du tout-sécuritaire incluant fichage et partage des données personnelles collectées auprès des ressortissants de l’Union. Le Conseil des ministre européens a décidé, d’après le site consacré aux droit des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) Njuris.com, que le « passeport européen devrait à plus ou moins long terme contenir l’empreinte digitale de son titulaire ainsi que celle de son iris. De plus, le 8 octobre 2003, la Commission européenne a proposé d’introduire dans les visas et les permis de séjour des éléments d’identification biométrique, en attendant de les insérer dans les grands systèmes informatiques et en particulier dans la seconde génération du Système intégré de Schengen (SIS). » [5] Ce système dont ont déjà été dénoncés les aspects liés au fichage des citoyens de l’Union européenne. [6]

La paranoïa actuelle qui s’empare des États-Unis n’est pas nouvelle. Sans parler des manifestations d’intolérance classiques comme l’internement des citoyens d’origine japonaise durant la Seconde Guerre mondiale, cette xénophobie s’est déjà manifestée par deux fois dans leur histoire :
Peu après l’indépendance, le Parti fédéraliste tenta de protéger le pays de l’influence de la Révolution française. Il fit adopter, en 1798, la loi sur les étrangers et la sédition (Alien and Sedition Act) donnant au président John Adams le pouvoir discrétionnaire de faire arrêter et incarcérer toute personne critiquant sa politique ou les institutions. Au pays de la libre expression, les fédéralistes en firent usage pour museler Thomas Jefferson et ses partisans.
Le 29 juin 1940, le Congrès adopta la loi d’enregistrement des étrangers (Alien Registration Act, dit Smith Act) pour protéger le pays de l’influence de la révolution russe. Non seulement l’entrée sur le territoire fut interdite aux communistes (et sous Eisenhower aux gays), mais en quatre mois, l’administration Roosevelt releva les empreintes digitales et ficha les opinions politiques de 4 741 971 étrangers de plus de 14 ans. Ils furent contraints de se présenter annuellement à la police jusqu’en 1953. De cette loi, plusieurs fois modifiée, découle le formulaire d’entrée sur le territoire états-unien dont la naïveté enchante les voyageurs. Chacun doit garantir par écrit qu’il ne représente pas de danger pour l’ordre public. Malheureusement cette précaution ne suffit pas à défendre « l’Amérique » : les étrangers sont menteurs.

[1« Trop basané pour un passeport français », par Michel Holtz, Libération, 18 juin 1999.

[2« US plans high-tech system to track foreigners », par Laura Bonilla, AFP, 20 mai 2003.

[6Voir « "L’Euro Patriot Act" », Voltaire, 17 novembre 2003.