En pleine campagne de « containment » de la Fédération de Russie, Sergeï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères dénonce dans Izvestia les attaques contre son pays menées par les États-Unis et leurs alliés. Revenant sur les accusations de re-soviétisation, principal angle d’attaque contre la Fédération, il estime qu’elles jouent sur les incompréhension autour de la recomposition d’un État en déliquescence dans les années 90 et qu’elles n’ont pas lieu d’être, surtout venant d’un pays qui n’est pas non plus un modèle de démocratie. Ce débat est stérile et ne permet pas de résoudre les problème mondiaux. Jouant l’apaisement, il estime qu’il faut mettre en place un partenariat plutôt qu’un affrontement vain et affirme que les Russes ne veulent pas d’un retour à la Guerre froide.

Depuis la fin de la Guerre froide justement, on assiste à une lente érosion du bloc atlantiste et à une redéfinition des alliances. Aujourd’hui, pour des États comme la France ou l’Allemagne, le danger ne vient plus du bloc soviétique, désormais disparu, mais des visées impérialistes des États-Unis. Si la guerre au terrorisme a pu semblé pouvoir servir de ciment à une nouvelle alliance atlantique, elle n’a pas tardé à faire long feu. Aussi, les commentateurs atlantistes en Europe espèrent que la nouvelle doctrine de la « guerre à la tyrannie » permettra de rassembler à nouveau Washington et la « vieille Europe ». pour eux, la visite de Condoleezza Rice en Europe sera un premier pas vers un retour de l’Europe dans le giron états-unien.
Dans une tribune diffusée par le Guardian, le Los Angeles Times et The Age, le chercheur de la Hoover Institution Timothy Garton Ash analyse la visite de Rice et la place de cette dernière et de l’Europe dans le second mandat Bush. Il approuve ce passage de la « guerre au terrorisme » à la « guerre à la tyrannie », mais il estime que les États-Unis ont tort de se concentrer trop sur le Moyen-Orient car la guerre à la tyrannie ne peut s’appuyer sur personne de fiable dans cette région (on retrouve là une adaptation du slogan israélien « il n’y a pas de partenaire pour la paix »). Comme le mouvement de démocratisation ne peut venir que de l’extérieur, il faut donc que les Européens soient associés à ce programme et que les relations transatlantiques soient restaurées.
Même son de cloche dans le Washington Post, avec son collègue de la Hoover Institution, Joseph Joffe, rédacteur en chef du très atlantiste Die Zeit. Certes, la fin de la Guerre froide a rendu l’alliance atlantique moins vitale, mais la guerre d’Irak a démontré que la France et l’Allemagne ne parviendront pas à détrôner les États-Unis de leur prééminence mondiale et que les États-Unis ne peuvent se passer des Européens au Moyen-Orient, il faut donc que les deux pôles de l’alliance se retrouvent. L’auteur se réjouit du bon accueil fait à Condoleezza Rice et estime que c’est elle qui doit désormais s’occuper des liens avec l’Europe et qu’il faut minimiser l’importance de l’épouvantail Rumsfeld.
De son côté, le chercheur français de la Brookings Institution, Justin Vaïsse, s’interroge dans Le Monde sur la façon dont les Européens peuvent appliquer les objectifs de la « guerre à la tyrannie » définie par les États-Unis. Partant du principe qu’il est du devoir des nations démocratiques de promouvoir la liberté et la démocratie dans le monde (et que cela est principalement vrai pour la France, héritière des Lumières), l’auteur développe un certain nombre de pistes qui permettra à l’Europe d’agir en complément de l’action des États-Unis. À aucun moment dans cette argumentation n’est posée la vraie question : l’Europe a-t-elle intérêt à suivre la politique définie à Washington ? En effet, la politique de « démocratisation » voulue par les néo-conservateurs (que l’auteur présente contre toute évidence comme des héritiers des Lumières !) ne vise qu’à constituer que des démocraties de nom, pas de fait, et à développer l’influence de Washington dans une région stratégique clé. Justin Vaïsse, comme il l’a fait avant la guerre contre l’Irak, évacue donc la vraie question pour convaincre son lectorat que l’entreprise coloniale états-unienne est à la fois une entreprise morale et va dans le sens des intérêts européens.
Cette logique est dénoncée par Melor Sturua dans Moskovski Komsomolets. Le journaliste russe voit dans cette entreprise de « démocratisation » l’application des principes trotskistes de « révolution permanente » à une politique impérialiste et rappelle que Paul Wolfowitz a commencé son parcours idéologique dans les milieux trotskistes. Toutefois, la principale caractéristique de la politique de l’administration Bush selon l’auteur est avant tout que ses principes sont à géométrie variable et que la démocratisation n’est qu’un outil au service d’une ambition hégémoniste, ainsi ce qui est toléré dans un pays ami ne l’est pas chez un adversaire.

Quoi qu’il en soit, les États-Unis n’ont pas attendu l’accord des Européens pour lancer la guerre à la tyrannie, mais pour que celle-ci soit efficace et reçoive un soutien populaire, il faut auparavant convaincre l’opinion internationale qu’il n’y a aucune chance que les pays pour lesquels on planifie des changements de régime « démocratiques » se réforment par eux-mêmes.
Dans une tribune largement diffusée par Project Syndicate, la chercheuse de Chatham House, Mai Yamani, applique cet argument à l’exemple saoudien. Elle affirme dans le Korea Herald, le Daily Star, le Daily Times et le Jerusalem Post que les élections municipales qui ont actuellement lieu dans le royaume ne sont qu’un leurre et qu’il n’existe aucun prince souhaitant réellement une réforme. La conséquence logique est donc qu’une démocratisation de l’Arabie saoudite passe par la chute des Séoud.
Mais de quelle marge de manœuvre disposent réellement les pays arabes ? Quelle est leur possibilité d’action ? Martin Walker, directeur de l’agence de presse UPI, remarque en étudiant la question nucléaire iranienne dans Alqods Alarabi qu’au Moyen-Orient, les seuls pays disposant d’une marge de manœuvre et d’une capacité d’influence ne sont pas des pays arabes, il s’agit d’Israël, des États-Unis et de l’Iran.

Face à une alliance occidentale que certains rêvent de reconstruire, l’ancien secrétaire général des Nations Unies Boutros Boutros Ghali propose dans une interview à Gulf News de redonner une nouvelle forme au mouvement des pays non-alignés via son think tank, le South Center, et de réformer l’ONU pour la revitaliser. Il estime que l’ONU va mal, mais que ce n’est pas à cause des scandales affichés dans la presse. Le vrai problème est que son autorité a été bafouée par l’OTAN en Bosnie et au Kosovo, puis par les États-Unis en Irak.