Nous publions le témoignage exceptionnel d’une analyste des services secrets vénézuéliens qui, dans les années 90, fut chargée de suivre Cuba, puis le commandant Chávez. Fonctionnaire civil rattachée à la DISIP, elle travaillait en lien avec la CIA états-unienne et divers services de renseignement occidentaux. Elle atteste à la fois des méthodes et des partenariats de ces services, ainsi que du phénomène Chávez.
Nous publions le témoignage exceptionnel d’une spécialiste de la DISIP (Dirección de Servicios de Inteligencia y Protección), les services secrets du Venezuela, recueilli par agence Alia2. Dans les années 90, elle s’occupait « du cas Cuba » et durant la visite du commandant Hugo Chávez sur l’île en décembre 1994, elle a été chargée d’analyser les discours et les actions du lieutenant-colonel, qu’elle a suivi à une certaine distance depuis lors, et ce jusqu’en 1996. C’est au cours de cette année qu’ordre lui a été donné de se consacrer exclusivement à évaluer Chávez en profondeur. Elle a accompli avec zèle et rigueur cette tâche.
Bien qu’elle ait 27 ans d’expérience professionnelle, c’est une femme encore jeune qui a répondu à nos questions avec habileté et précision. Avant de terminer l’entrevue, elle nous a livré une série de documents très utiles pour nos recherches et qui constituent une preuve irréfutable du lien des services secrets états-uniens avec la Direction du renseignement vénézuélienne, intéressés dès le début par la neutralisation de la relation du commandant bolivarien avec son peuple. Parmi ces preuves documentaires on trouve plusieurs certificats attestant des cours qu’elle a suivi, dispensés par des fonctionnaires CIA et organisés par l’ambassade des États-unis à Caracas.
Pour des raisons de sécurité, nous ne révélerons pas le nom de notre interviewée.
Qu’elle est votre formation initiale ?
Relations Internationales, puis Droit.
Avez vous une hiérarchie militaire ?
Non, je suis un personnel civil, analyste en sécurité extérieure.
Quel était votre secteur d’analyse en 1992 ?
Je travaillais sur Cuba à la DISIP. À partir du 4 février l’équipe du secteur international, à laquelle j’appartenais, est entrée dans une nouvelle phase. Le coup d’État a généré beaucoup de pression et il y a eu à cette occasion une réorganisation du travail. En fait ce jour c’était mon anniversaire, et nous plaisantions en disant : « Quelqu’un s’est chargé d’immortaliser ce jour », nous ne savions pas ce qui se produisait et je me suis même demandé si je devais me rendre au bureau. Je suivais un cours à l’ambassade états-unienne...
Quel était le sujet du cours ?
Rapports et Analyses d’Intelligence. J’ai le certificat qui l’atteste. J’ai suivi plusieurs cours avec les États-uniens et aussi, sur indication de mes supérieurs, j’ai animé des ateliers destinés à des fonctionnaires du renseignement US sur les résultats de mon travail. Le sujet sur lequel je travaillais était particulièrement important pour eux.
Permettez-nous de préciser ce que vous nous dites : les services de renseignement états-uniens vous formaient pour accomplir tout ce travail ?
Oui. Comme je l’ai indiqué, j’ai mes certificats et jusqu’à une lettre d’un fonctionnaire de la CIA, qui a fait une évaluation de mon travail dans un de ces cours. Ce n’est un secret pour personne que la DISIP et les services éats-uniens formaient les spécialistes et officiels à ce type de techniques, qu’ils élaboraient des profils sur nous. Ils nous évaluaient de façon permanente en tant que fonctionnaires, tout en recevant de l’information sensible, en rapport avec notre travail.
Ici, par exemple, c’est un certificat qui atteste qu’entre le 27 janvier et le 4 février 1992, j’ai pris part à une formation organisée par l’Ambassade des États-Unis. L’année suivante, j’en ai suivie une autre. C’était le plus normal du monde et en même temps quelque chose de plus ou moins imposé, étant donné que je travaillais sur Cuba. Des gens venaient même des États-unis, particulièrement intéressés par ce que nous savions sur l’île. Ils venaient non seulement des États-unis, mais aussi d’autres pays « amis », comme l’Allemagne, par exemple.
Tout comme cette lettre reçue par l’analyste pour la remercier de son implication dans la formation dispensée par des agents de la CIA à Caracas.
La DISIP a t’elle des contacts avec les services israéliens. Avez vous déjà participé à une réunion avec eux ?
Il est exact qu’elle en a. Mais je n’ai jamais assisté à aucune réunion avec eux.
Vous souvenez-vous de noms des États-uniens qui donnaient les cours ?
Ils sont annotés dans les diplômes, mais ils n’utilisaient pas leurs vrais noms.
Où avaient lieu ces cours ?
Dans des hôtels de Caracas. Ils ne le faisaient jamais dans l’ambassade, mais les certificats en émanaient, comme le cachet le démontre.
Quels étaient les objectifs de ce travail ?
Analyser le processus cubain après la chute du Mur de Berlin. Je devais évaluer la situation et faire des prévisions. Il nous semblait acquis qu’après ce qui s’était produit en Europe, Cuba n’allait pas survivre à l’échec du socialisme européen, ni au blocus économique des États-Unis. Toutes les études conduisaient à la conclusion que le gouvernement de Castro allait tomber. Nous attendions l’implosion du gouvernement.
Quel type d’analyse particulière sur Cuba et sur le Fidel avez vous faite ?
En ce qui me concerne, je m’intéressais au volet politique. À plusieurs reprises, nous nous sommes réunis avec les dissidents qui arrivaient au Venezuela et demandaient l’asile politique. Nous les écoutions. Je prenais part à leurs réunions et j’ai eu des entretiens avec eux. Évidemment, ils disaient qu’ils venaient d’un monde infâme, que là-bas tout était mauvais. Je m’efforçais de prendre du recul vis-à-vis de ces positions et de les nuancer, et cela sur la base d’une réflexion évidente : si je voulais fuir mon pays et en tirer quelque bénéfice, je dirais exactement la même chose.
Comme à cette époque j’étudiais le Droit, j’essayais de chercher à l’université de l’information sur la réalité cubaine, un sujet qui était largement débattu dans ce secteur. Évidemment, je me suis rendu compte que le processus cubain était beaucoup plus complexe que ce qu’on pouvait trouver dans les rapports états-uniens et dans les opinions des émigrés. Que la chute du Mur de Berlin, ne signifiait pas l’effondrement de Cuba.
J’ai cherché à fuir les préjugés et à aborder mon sujet avec une approche plus universitaire et non comme le ferait strictement un policier, un fonctionnaire du renseignement. Je voulais aller à la source, mesurer précisément ce qui se passait, pour avoir des bases solides pour ensuite formuler des opinions. À ce moment-là, je lisais tout ce qui me passait sous la main, bien qu’il s’agisse souvent d’informations très partisanes. J’assistais, évidemment, aux réunions des anti-castristes au Venezuela et c’est au cours d’une de ces réunions que l’ai connu Mas Canosa. Je me souviens particulièrement d’une dame qui paraissait toujours être l’organisatrice de ces événements.
Quel est son nom ?
Silvia, mais je ne rappelle pas de son nom de famille. C’était une dame d’âge mur, grande et très élégante. Elle vivait à Caracas. Je n’avais pas de contact direct avec elle, parce qu’étant donné les particularités de mon travail de renseignement, je n’entrais jamais ouvertement en contact avec ces personnes. À un certain moment, elles m’ont demandé d’évaluer Chávez.
Quand et pourquoi ?
Après la crise militaire de 1992, l’attention portée au processus cubain a immédiatement commencé à diminuer et la situation interne est repassée au premier plan. La priorité était le Venezuela. De toute évidence cela supposait une réorganisation interne de la DISIP, parce qu’un centaine d’officiers de haut rang étaient emprisonnés .C’était une commotion nationale.
Nous avons commencé à évaluer ce que disaient les gens dans la rue, ce qui se disait à l’université. Quand il est sorti de prison en 1994, on a commencé à le suivre plus étroitement : qui le visitait, avec qui il se réunissait, quelle était sa vie. J’ai alors commencé à appréhender le personnage. Dès lors j’avais deux sujets à traiter : Cuba et Chávez.
Pourquoi vous a- t’on confié l’analyse de Chávez, alors que vous vous consacriez au suivi d’un sujet international ?
Cela a justement commencé quand il a entamé une tournée internationale, avant d’aller sur l’île. J’ai suivi son périple en Colombie, puis dans d’autres pays, et finalement à Cuba. Disons qu’en quelque sorte le sujet me revenait. Pour une raison ou pour une autre, il était toujours présent dans mon champ d’investigation étant donné son rayonnement international.
Quelle a été l’évaluation du voyage à Cuba ?
Il a été décidé de le criminaliser, parce qu’à ce moment-là, la position politique de Chávez n’était pas très claire. Il avait des contacts avec beaucoup de forces politiques, avec des gens de droite comme de gauche, même s’il était clair pour le gouvernement de Caldera qu’il était un ennemi politique, une menace, parce qu’il a refusé de pactiser avec les institutions et ne s’est pas laissé manipuler. Mais le voyage à Cuba a déclenché toutes les alarmes.
Qu’est-ce que cela signifie ?
C’était un signal politique évident. J’ai reçu pour instruction d’évaluer son influence. J’ai encore la vidéo de son discours à La Havane et d’autres matériels qui m’ont été fournis afin d’étudier sa pensée, ses propositions, sa manière de se comporter en public. J’ai alors commencé à approfondir encore plus, à chercher au-delà des mots qui était la personne, d’où il est sorti, comment il est apparu. J’ai essayé de pénétrer son programme, sa stratégie. Pendant les deux années où il a été détenu, il était presque impossible d’évaluer avec exactitude sa pensée, parce qu’il ne s’exprimait pas publiquement.
Les gens allaient le voir, lui l’écrivaient, l’admiraient, mais emprisonné il ne paraissait pas être un danger immédiat. À peine sorti, il a été accueilli comme un héros par tout le Venezuela, et apparaissait dans les médias pour expliquer son programme politique. Il a commencé alors à préoccuper sérieusement le gouvernement. À cela s’est ajouté la tournée internationale en Colombie, au Panama, en Argentine, en Uruguay, au Chili... Toutefois, ce n’est qu’à son retour de Cuba, que la décision a été prise de l’étudier soigneusement et d’obtenir de l’information non seulement par la voie opérationnelle, mais aussi par l’analyse professionnelle de sa personnalité et de sa pensée.
Disons qu’à partir de ce moment, ce qu’il appelait bolivarianisme a commencé à prendre corps comme idéologie et ils se sont rendu compte que Hugo Chávez ne disait pas les choses au hasard, n’était pas un des ces prophètes, un Jean-Baptiste dans le désert... Jusqu’alors il était intellectuellement ignoré. Après cette rencontre avec Fidel Castro, tout a changé.
Vous parliez de la tournée internationale de Chávez, qui incluait également la Colombie, l’Uruguay, l’Argentine, le Chili... Il y a-t-il des relations avec les services de renseignement de ces pays ?
Évidemment, il ne faut pas oublier qu’à cette époque Norberto Ceresole a été expulsé du Venezuela, de par ses relations avec Chávez. Cela s’est fait en collaboration avec le gouvernement argentin, pays de résidence de ce ressortissant uruguayen, au moins en théorie, c’était par ailleurs un homme assez contesté. Je n’ai pas eu accès à des rapports classifiés qui pourraient apporter des preuves sur la collaboration entre les différents services de renseignement, mais sans doute dans ce cas précis et dans bien d’autres cas, un échange d’informations et une coordination des actions ont dû avoir lieu. Mes chefs à la DISIP étaient seulement intéressés par ce que je pouvais produire et évitaient de me divulguer des informations secrètes. J’étais là pour donner des idées sur le moment et sous quelle forme agir. Rien de plus.
Vous recommandiez des actions ?
Non. Mon travail était d’établir un diagnostic à partir de sources généralement publiques. A savoir, ce qu’il a dit dans tel lieu, à qui il délivre ce message, quel peut être sa portée, quelles idées il véhicule.
Pour analyser la visite à Cuba, quelles sources avez vous consulté ?
Les notes de presse et la vidéo avec les détails de la visite, y compris les discours qui ont été prononcés.
Quel a été votre diagnostic ?
À La Havane, Chávez a confirmé ce que je ne cessais d’affirmer, à savoir qu’il avait une grande aisance pour la communication. Il appliquait avec un succès extraordinaire la psychologie de masses. Ce n’était pas un fou, comme il était dédaigneusement désigné dans la presse et aussi par quelques fonctionnaires de la DISIP. Par exemple je me demandais, pourquoi il chantait l’hymne national ? Parce que dans la psychologie de masses, cela fonctionne comme un élément de cohésion. Quand il chantait l’hymne ou une chanson populaire, cela facilitait l’union autour de lui, c’était comme un ressort affectif d’une grande efficacité communicative. On sous-estimait ce type d’éléments. « Mais il parle beaucoup », disaient-ils. « Écoutez-le », je leur répondais
Ce qui se passe en réalité, c’est que Chávez est capable de délivrer un message à la fois au conscient et au subconscient collectif. Il commence d’abord par créer de la chaleur, une certaine familiarité, et ensuite il sait où insérer le message politique. Et les gens l’acceptaient, il s’identifiaient pleinement. Il a réussi à maîtriser ces techniques de communication par le contact au corps à corps avec les gens. Il a tiré profit de ses tournées dans le pays. Il s’est pourvu d’une charge symbolique qu’il intègre magistralement dans ses discours. Jusqu’à l’apparition de Chávez sur la scène publique vénézuélienne, il n’existait aucun politicien qui parvenait à ces niveaux de communication avec le peuple.
Comment ont été appréciées vos analyses ?
Elles ont été sous-estimées, tout comme ils ont sous-estimé Chávez. Ils ont pensé qu’avec le temps son projet allait s’user et que les mesures prises pour lui faire peur et le harceler allaient porter leurs fruits. Ils ont plus parié sur la force que sur l’intelligence. Je suis sûre qu’il eut été plus efficace de l’affronter sur son propre terrain, après l’avoir compris et déchiffré.
Ce fut une erreur que d’avoir négligé ses talents de leader. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’Hugo Chávez s’est transformé en un « phénomène » dans l’imaginaire populaire. Simplement, il n’a fait que démontrer, qu’on pouvait faire au Venezuela ce qu’il avait annoncé dès sa sortie de prison. Toute sa stratégie a été élaborée dès le début et les gens ont compris immédiatement qu’il ne leur servait pas la « soupe » habituelle.
Vous rappelez-vous précisément de l’analyse que vous avez faite sur la visite du commandant Chávez à Cuba ?
Nous avons travaillé sur deux axes : situation et appréciation. À ce moment-là, il y avait un grand vide académique à propos de la marche à suivre, non seulement pour la région, mais pour le monde. On nous vendait des théories millénaristes : c’était la fin de la civilisation, le monde était fini. J’ai apprécié chez Chávez le net rapprochement avec les principales thèses de Fidel Castro, qui proposait un cap face à cette confusion théorique : « Il faut se tourner vers l’intérieur, nous devons aller vers l’essence et l’histoire de nos pays ».
Vous l’avez rapporté ainsi ?
Oui J’ai dit : tous deux se sont rendus compte des potentialités qu’a l’Amérique latine et de la nécessité de construire un leadership. Ils considèrent que tout le monde cherche ailleurs un référent, un modèle, des recettes communes, alors que ce doit être l’inverse : chercher dans chaque lieu le modèle qui ressemble le plus à sa réalité.
Ce fut même une surprise pour Chávez d’avoir été reçu par Fidel. Avez-vous évalué les raisons qu’a eues le président cubain pour l’accueillir en chef d’État ?
À ce moment-là, cela a été évalué comme un pied-de-nez contre le gouvernement de Rafaël Caldera. C’était ce que disait la presse et ce qu’a considéré le président vénézuélien lui-même ainsi que ses conseillers, mais je n’ai jamais cru à une explication si simple. En tenant compte des similitudes entre les positions politiques de Castro et Chávez, la préoccupation réitérée du président cubain pour un leadership régional et la communication extraordinaire à laquelle parvenaient tous deux avec le peuple, il n’était pas difficile de se rendre compte que Fidel Castro a perçu en Chávez un potentiel politique qui ne se percevait pas au Venezuela.
En tant qu’ analyste de la DISIP,votre analyse n’a-t’elle pas été considérée comme quelque peu complaisante envers Chávez et Fidel ?
Voyez-vous, cette analyse a été sous-estimée, et quand ils en ont tenu compte, il était trop tard. Je n’étais pas éblouie, je n’avais pas une position subjective, mes appréciations étaient fondées sur l’observation et l’examen de l’activité des deux hommes. Fidel Castro a vu en Hugo Chávez un leadership alternatif en gestation. Le militaire vénézuélien n’avait pas encore la stature requise. Il n’avait pas non plus la vision qu’il a en ce moment, il s’est amélioré à force de travail. Mais le président cubain s’est rendu compte de qui il était et surtout, où il pouvait arriver. C’est-à-dire, qu’il ne l’a pas sous-estimé.
Quand êtes-vous désignée pour vous occuper exclusivement du « cas Chávez » ?
En 1996.
Pourquoi ?
Parce qu’un processus d’ajustement contre Caldera s’est produit. Le mouvement bolivarien en tant que concept, d’idéologie, prenait force dans toute la société. Au cours de cette année, on lui connaissait déjà l’intention de se présenter aux élections, après une période où il avait appelé à l’abstention. Bien que cette force soit invisible au niveau des médias, elle était perceptible dans la rue, elle était là.
Le processus d’usure sur lequel comptait l’oligarchie ne s’était pas produit, bien au contraire. Chávez continuait à dire des choses qui continuaient à intéresser les gens. À ce moment-là, la classe moyenne du pays était très proche de lui et voyait dans son leadership l’espoir d’un changement politique. Les enquêtes indiquaient la tendance nationale vers un gouvernement de forte assise populaire, et il incarnait cette force.
D’autre part, il ne passait pas son temps à théoriser sur le futur programme de gouvernement, ni à assister à des réunions entre intellectuels à Caracas. Il était hors de Caracas, contrairement aux autres politiciens, on pouvait tout aussi bien le trouver sur de grandes places, ou bien réuni avec deux ou trois personnes en train d’expliquer ce qu’était la constituante et ce qu’il appelait « l’ouragan révolutionnaire ».
Cela a sérieusement commencé à préoccuper. C’est pourquoi ils m’ont assigné la tâche de m’occuper exclusivement de lui, et à partir de là, ils ont commencé à me livrer tout le matériel dont ils disposaient afin que je l’évalue.
Enregistrements, rapports... ?
Des « travaux de nos services de renseignement ». Ils me disaient : « Ceci est du commandant Chávez à Chuluaca ». Je l’écoutais et je rédigeais mon rapport.
Combien de personnes travaillaient sur Chávez ?
En tant qu’analystes, nous étions deux. Ma chef, qui avait accès à tout ce qui est imaginable et moi qui me chargeais de la partie politique la plus ouverte.
Avez-vous une idée du nombre d’agents de la DISIP infiltrés auprès du commandant ?
Je n’en connais pas précisément le nombre, mais je sais qu’il y avait beaucoup de monde. Ils m’ont même proposé que je « m’assimile »
Qu’est ce que ça veut dire ?
Que je devais intégrer les Forces Armées, pour m’infiltrer ensuite par le biais des militaires loyalistes. J’ai fait le processus d’assimilation à la FAN, mais quand je suis parvenue à un certain stade, à savoir les examens psychologiques, j’ai volontairement répondu de manière erronée. Cela s’est produit en mars 1996. Je ne pouvais pas refuser ouvertement un travail, parce qu’ils pouvaient prendre des représailles à mon encontre. Je le dis clairement et ouvertement : j’ai raté volontairement mon test psychologique.
Dítes-nous, sincèrement en êtes-vous arrivée à vous identifier à Chávez et à son Mouvement ?
Je le répète, ce que nous avons analysé n’a rien de subjectif. Voyons les choses sous un autre angle : j’ai pu analyser ce processus sans préjugés aucuns, parce que je suis issue d’une famille très modeste. J’ai pu faire des études grâce aux efforts de mes parents, un ouvrier et une secrétaire. Ils m’ont toujours poussé à devenir quelqu’un de bien, à étudier et à travailler dur. Sans nul doute, mon origine sociale m’a permis d’appréhender ce que disait Chávez. Je savais parfaitement que ce qu’il disait était vrai : si le Venezuela continuait sur cette voie, il allait exploser.
Il n’était pas soutenu par une structure sociale semblable à une flûte de champagne retournée avec quelques individus en haut et des millions en bas. Toutes mes connaissances vivaient dans la frange de la société la plus malmenée et dédaignée, qui était l’alliée de Chávez. Je connaissais de près de cette réalité. Pas de par mon travail. Je n’ai pas pris cette affaire comme quelque chose de personnel. Ce n’était pas un ami, pas plus qu’un ennemi à abattre. J’ai essayé de chercher des explications à ce qui se produisait et de d’où sortait cet homme, et c’est l’homme qui m’a intéressée. Et quand j’ai commencé à me rendre compte qu’il disait des choses raisonnables, je me suis dit : si autant de gens le ressentent, il va falloir un miracle dans ce pays pour le battre aux élections.
Avez-vous signalé une possible victoire ?
Oui. Chávez avait capitalisé l’espoir de millions de Vénézuéliens qui étaient las de la corruption, de l’impunité, de la fausseté des politiciens, des différences sociales énormes, de ce processus dégénératif des institutions.
Qu’avez-vous ressenti lorsque Chávez a gagné les élections ?
C’était comme un film que j’aurais déjà vu auparavant, comme si je m’installais dans un cinéma pour voir une histoire que je connaissais d’avance. J’ai alors vécu des situations, et rencontré des personnes familières. De toute façon la sensation était étrange. Je savais qu’il allait gagner, je n’ai pas été surprise, mais de le vivre de si près, a provoqué chez moi un certaine commotion
Où étiez-vous quand les résultats officiels ont été annoncés ?
Ils m’avaient envoyée travailler dans bureau de vote - évidemment pas au grand jour -, et dans ce même bureau de vote Chávez a gagné avec une large avance. Ils ont peu après donné les résultats officiels. Je me suis dit - et je l’admets avec un certain plaisir similaire à celui que procure une bonne note à un examen - : Eh bien, je ne me suis pas trompée !.
Quelle fut la réaction de la DISIP après la victoire de Chávez ?
Une grande incertitude. Qu’allait il se passer avec lui ? Où irions-nous ? Beaucoup de mes collègues se sont sentis affligés : quelques-uns avaient un sentiment de culpabilité, mais dans l’ensemble l’inquiétude s’est installée
Dans les jours qui ont suivi, avez-vous eu des contacts avec les service états-uniens ?
Nous nous réunissions avec eux au moins une fois par an. En mars 1998, deux analystes de la CIA sont venus, et je leur ai fait une présentation de Chávez, comme je l’avais déjà fait auparavant. Mais à cette occasion ils étaient beaucoup plus intéressés et préoccupés.
Avez-vous ressenti une certaine pression de leur part ?
Non. Ils essayaient plutôt de gagner notre confiance. De fait, le 4 février 1992, pendant le coup d’État, c’est un officier états-unien qui m’a appelée pour que je me présente à mon cours à l’ambassade des États-Unis, ainsi qu’a mon travail régulier à la DISIP. Il m’a dit de ne pas me faire de souci, que tout était sous contrôle. Quand j’ai intégré le cours, l’un d’eux, d’origine mexicaine, m’a demandé : « Quelle perception avez-vous de ce qu’il vient de se passer ? ». C’était dans une atmosphère de quasi camaraderie, comme deux compagnons de travail qui conversent sur une préoccupation commune.
Vous demandaient-ils d’identifier les faiblesses de Chávez ?
Oui.
Par exemple...
Tout ce que nous pouvions, et je n’étais pas la seule à faire ce type d’analyses. Nous étions plusieurs personnes qui, pour une raison ou pour une autre, avaient quelque chose à voir avec lui ou avec son environnement. Ils nous convoquaient pour faire ce que nous appelons un brain-storming et répondre à la question « Quelles sont vos prévisions ? ».
Quand vous dites « ils », s’agit-il des États-uniens ?
Non, il s’agit de mes chefs. Les contacts que nous avions avec eux étaient très ponctuels. Au moins en ce qui me concerne. Quand ils venaient, nous le savions à l’avance et nous nous préparions. Nous nous réunissions pour travailler ensemble - car l’organisation était très compartimentée, chacun travaillait sur sa partie -, et quand nous étions tous ensemble face aux États-uniens, j’avais l’occasion de prendre connaissance des travaux de chacun. Ce sur quoi nous travaillons était une obsession : qui est ce personnage ? Parce que après tant de temps, il demeurait encore une nouveauté et le peuple le soutenait de plus en plus, quel était alors le mystère Hugo Chávez. Tous voulaient savoir où il cachait sa baguette magique.
Quelles faiblesses ont été identifiées lors de ces réunions ?
Voyez vous : aucune. Il était et demeure encore un homme de circonstance. Si on revient sur ce qu’il a dit en sortant de prison, on pourra constater qu’il dit la même chose aujourd’hui, seulement en ce temps là, il avait un touche d’ingénuité. Au fur et à mesure de son rapprochement avec le peuple et en acquérant une plus grande expérience politique, on se rend compte qu’en plus de ce qui a été dit au début, s’ajoute une méthodologie pour atteindre son but. Son discours était extraordinairement cohérent.
Par exemple, si vous lisez Paroles du Commandant, un livre que reprend une longue entrevue qui a commencé en 1995 et s’est achevée peu avant les élections, dans laquelle Chávez présente toute sa stratégie et raconte son histoire personnelle, on trouvera le même Chávez qu’aujourd’hui. Il n’a jamais trompé personne. Il disait ce qu’il allait faire de manière transparente. Ce fut le gouvernement de Caldera et mes supérieurs qui ont refusé de voir la réalité et ont réagi quand ils ne pouvaient déjà plus rien faire.
Maintenant, entre nous, donnez-nous au moins un défaut du commandant Chávez.
Voyez vous, je ne connais pas sa vie personnelle. Je l’ai évalué avec la froideur de l’analyste qui essaye d’apprécier son action dans son contexte historique. De ce point de vue, Chávez est invulnérable. Il n’a pas de talon d’Achille, parce qu’il a su détacher sa personne du processus en marche, contrairement à ce que disent ses ennemis, qui l’appellent dédaigneusement « le leader maximo », « dictateur » entre autres choses. Pour la première fois dans l’histoire du Venezuela, nous sommes parvenus à mobiliser tous les citoyens autour d’un processus, y compris l’opposition, qui a un espace et un rôle jamais vu dans ce pays. Lorsque Chávez a été dans l’opposition au Venezuela, la presse, la DISIP et toutes les institutions gouvernementales le poursuivaient, le calomniaient ou l’excluaient, dans le meilleur des cas.
Prenez n’importe quel discours de Chávez. Vous ne trouverez jamais rien d’imposé, la moidre position pyramidale. Sa proposition est horizontale : toi, nous, nous tous. Avec une telle approche, vous vous sentez inclus, particulièrement si on vous parle de vos problèmes essentiels. C’est cela ce qui le rend différent. C’est un vrai leader, pas un chef, mais quelqu’un qui durant douze années de travail au contact du public a réussi à motiver et intéresser des millions de personnes.
Quand Chávez a triomphé, y a-t-il eu problème ? Vous a t’on retiré votre sujet de travail ?
Non, absolument pas. Quand la nouvelle administration s’est installée, j’ai continué à travailler ici. Je suis une analyste, une professionnel qui à aucun moment n’a pris part à des activités illégales.
Et avez-vous continué à analyser Chávez ?
Non. J’ai commencé à travailler dans le Bureau d’analyse intérieure.
La collaboration avec les services états-uniens s’est poursuivie après le triomphe de Chávez ?
Non, elle a notablement baissé. Je n’ai plus eu de contacts avec eux après 1999.
Mais les services éats-uniens ont été largement impliqués dans le coup d’État d’avril 2002. C’est désormais de notoriété publique, de nouvelles preuves de leur implication apparaissent encore...
C’est ainsi. Mais je réponds en me basant seulement sur mon expérience personnelle.
Une dernière question, pour satisfaire une curiosité : vous qui avez suivi de si près Chávez, qui connaissiez parfaitement la relation qu’il entretenait avec la majorité des Vénézuéliens , pensez-vous qu’il était possible de prédire la réaction du peuple, qui l’a ramené à Miraflores quelques heures seulement après le coup d’État ?
Non, j’admets qu’en tant qu’analyste j’ai failli. Et cela m’a profondément affectée. Je n’avais jamais vécu une telle expérience et je crois que je n’en vivrai jamais de semblable à nouveau. Ma maison est dans un quartier modeste. J’ai vu comment des milliers de personnes sont descendues dans la rue, comment elles se sont spontanément organisées, et avec quelle détermination elles sont allés chercher le commandant Chávez à Tiuna pour le ramener à Miraflores et sont restées des heures et des heures là, résolus à faire face à toutes les épreuves pour un homme, pour leur président. Je ne sais pas si vous me comprenez... Je ne pouvais pas prévoir dans mes froides analyses que ce respect, cette considération, cette affection pour les gens qu’on remarquait dans tant et de tant de discours et réunions de Chávez que j’’avais étudiés, allait être rétribués par le peuple de cette manière. Je l’admets : quand j’ai vu à la télévision l’arrivée de Chávez à Miraflores, j’ai été émue jusqu’aux larmes. Et là l’analyste s’est effondrée.
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