Des milliers de travailleurs forcés redoublent d’efforts pour préparer "Visit Myanmar Year ’96 [1]", l’année touristique de la dictature birmane. Malgré la terreur que fait régner le régime politique birman, des tour operators se ruent sans vergogne à l’assaut du marché prometteur que représente l’"année du tourisme" en Birmanie.

De nombreux activistes appellent au boycott de cette "foire" touristique dont le principal objectif est de renflouer le Slorc [2], la junte militaire au pouvoir et de détourner l’opinion internationale de sa funeste réputation [3]. À l’intention de ceux qui souhaiteraient partir à la découverte de la Birmanie, il est bon de rappeler quelques faits et réalités qu’ils ne liront jamais dans "Grands Reportages" [4].

Certes, il y a bien quelques raisons qui invitent à se rendre en Birmanie. Depuis Loti et Kipling, ce pays remplit l’imaginaire des voyageurs et s’ouvre enfin, bien que timidement, au monde extérieur - ses frontières étaient verrouillées depuis 1962 (suite au coup d’État du général Ne Win, dont l’idéologie, "la voie birmane vers le socialisme", mêlait nationalisme et volonté d’autarcie). Les sites de ce pays sont saisissants de beauté et les Birmans sont un peuple des plus charmants qui soient.

Ce cadre "enchanteur" ne doit pas faire oublier que la Birmanie est une dictature cruelle et que la libération l’été dernier du prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi, après presque six ans d’assignation à résidence, est loin de signifier un retour de la démocratie à Rangoon. L’ONU, l’Union européenne et les organisations des droits de l’homme dénoncent plus que jamais les exactions du Slorc, le manque de réformes politiques et l’absence de dialogue entre les militaires et l’opposition démocratique.

À la lumière de ce qui suit, peut-être faut-il se demander s’il est "éthiquement correct" de se rendre en Birmanie. Les tour operators, qui organisent des circuits touristiques - de concert avec le Slorc - pourront toujours prétendre que la présence d’étrangers devrait atténuer la répression subie par les Birmans, cette justification ne résiste pas aux faits suivants :

 Depuis 1988, le Slorc utilise à grande échelle, des travailleurs forcés pour l’aménagement de ses infrastructures économiques, dont celles liées au tourisme. C’est ainsi que 20.000 civils et autant de prisonniers enchaînés ont nettoyé les douves du palais royal de Mandalay pour le plaisir des touristes. Actuellement, d’autres projets requièrent une main-d’oeuvre forcée en préparation de l’« année du tourisme" : la construction d’un échangeur routier autour de Mandalay, la réfection de la route entre Rangoon et Pegu (où l’on peut voir femmes et enfants casser des cailloux), le développement des aéroports de Bassein et de Mingaladon et des dizaines d’autres projets, dont l’aménagement de voies ferrées.

Zoo humain

 Ces projets touristiques causent aussi des déplacements forcés de population. Il y a quelques années, 5.000 villageois de Pagan furent "relogés" par le Slorc pour les tenir à l’écart des touristes. Des déplacements similaires sont en cours. Le Slorc n’hésite pas à confisquer des terres maraîchères à travers le pays pour faire des terrains de golf et des stations balnéaires.

À Rangoon et Mandalay, le Slorc a déplacé des populations entières pour faire place aux multiples hôtels en construction et aux usines des investisseurs étrangers. Les nouveaux hôtels ont priorité sur les fournitures d’électricité, déjà bien insuffisantes en Birmanie, occasionnant de nombreux black-outs alentour.

 Selon le "Bangkok Post", le Slorc prévoit d’installer un "zoo humain" près de Rangoon. L’accès de certaines régions étant interdit, des habitants appartenant aux minorités ethniques y seront déportés et parqués. On peut craindre le pire pour les femmes padaung, plus connues sous le nom de "femmes-girafes". Déracinées, elles devront abandonner leurs villages pour une "société étrangère", afin de parader comme des bêtes de cirque devant les caméras des touristes.

 À son arrivée, le touriste doit échanger 300 dollars contre des FEC (Foreign Exchange Currency) émis par le Slorc. Ces FEC peuvent être changés au marché noir (1 dollar = 120 kyats [5], la monnaie locale) et servir au lieu des dollars. Ces 300 dollars "taxés", tout comme l’ensemble des revenus du tourisme, ne profitent pas à l’économie locale mais alimentent plutôt les comptes en banque des généraux et permettent surtout la rapide expansion des forces armées du Slorc.

Il faut savoir que l’État birman dépense près de 40% de son budget pour ses besoins militaires. Avec l’aide de la Chine, ses contingents sont passés de 160.000 soldats à plus de 300.000 actuellement. Les généraux de Rangoon envisagent d’arriver à une armée de 500.000 hommes d’ici l’an 2000.

L’Hôtel du Slorc

 Rappelons que l’"année du tourisme" en Thaïlande (en 1987) a joué un rôle majeur dans l’explosion du tourisme sexuel et, par conséquence, dans l’épidémie de sida que connaît ce pays. Le même phénomène est en train de se produire en Birmanie, pays qui fournit depuis quelques années des contingents de prostituées au "marché" thaïlandais.

Quant à l’épidémie de sida, elle est déjà hors de contrôle en Birmanie : l’idée même d’une quelconque politique sanitaire est tout bonnement inconcevable pour les brutes galonnées qui dirigent le pays. À l’inverse, la toxicomanie est encouragée par le Slorc.

En particulier parmi les populations "à problèmes". Un étudiant birman réfugié en Thaïlande affirme que "les militaires encouragent l’utilisation de l’héroïne parce que le Slorc est moins menacé par des jeunes sous influence de la drogue que par une jeunesse agitée qui réclame la démocratie pour son pays". La toxicomanie (par intraveineuse) ajoutée à la nouvelle prostitution font, là plus qu’ailleurs, un cocktail explosif en matière de sida.

 Les touristes ne savent sans doute pas non plus que certains des hôtels en construction en Birmanie appartiennent à Lo Hsing Han, un trafiquant d’héroïne notoire. Et, bien évidemment, les projets hôteliers du Slorc servent au blanchiment de l’argent de la drogue (n’oublions pas que la Birmanie produit 60% de l’héroïne mondiale).

 Par ailleurs, loin de toute considération morale, on peut douter que les infrastructures de cette campagne touristique soient prêtes à temps pour recevoir les flots de touristes. Après avoir misé sur 500.000 visiteurs pour 1996, le général Kyaw Ba, ministre birman du Tourisme, a revu ses estimations à la baisse : 300.000. Il a déclaré que l’année "Visit Myanmar ’96" serait officiellement ouverte en octobre. Parce que la main-d’oeuvre forcée n’est pas assez rapide et fiable ?

Pour leur part, les professionnels du tourisme pensent plutôt à 150.000 visiteurs cette année, ce qui est déjà un chiffre ambitieux vu la capacité du parc hôtelier. Malgré le boom de la construction (17 hôtels à Rangoon), il n’y aurait à ce jour que 6.000 chambres en état de recevoir les vacanciers.

 Et puis, il faut savoir que le Slorc restreint les endroits accessibles aux touristes. Mis à part Rangoon et le triangle Mandalay-Pagan-Inle, toute autre destination est rendue presque impossible. Aussi, ne vous méprenez pas sur la présence en nombre des militaires.

D’après les officiels, ils seraient là pour vous protéger. En fait, le fonctionnement des tour operators répond exactement aux attentes du Slorc : des groupes de touristes dépensant une forte somme d’argent en un minimum de temps, et menés par un guide, ce qui limite le contact avec la population locale.

D’autre part, une étude réalisée en Thaïlande l’an dernier concluait que les économies locales bénéficient plus des routards et des voyageurs individuels que des industriels du tourisme. L’argent investi dans les voyages organisés profite presque exclusivement aux tour operators - lesquels sont, en général, des structures multinationales.

D’ores et déjà, depuis le début de l’année, on a pu enregistrer quelques incidents entre les autorités et des touristes, qui éclairent cette "année du tourisme" à la birmane. Deux groupes d’étudiants américains se sont vus refuser l’autorisation d’atterrir à Rangoon par le ministre du tourisme, le général Kyaw Ba, en janvier et février. Les organisateurs de ces charters avaient pensé bien faire en mettant au programme de leurs tours une rencontre avec Aung San Suu Kyi...

Autre exemple, début janvier : un groupe de touristes anglais et américains souhaitait voyager à travers le pays... en bicyclette. Ce n’était bien sûr pas du goût des forces de l’ordre. Lorsque les touristes s’étonnèrent de ne pas connaître la loi qu’invoquaient les militaires pour leur interdire de rouler librement sur les routes du pays, la réponse fut : "C’est une loi secrète." D’autres touristes se sont plaints d’avoir été suivis et importunés par la police secrète.

Grâce à ses investissements et aux cordiales relations diplomatiques que la France entretient avec les dictateurs birmans, les officiels de notre ambassade à Rangoon sont habilités à vous rendre visite si vous êtes incarcéré. Ce n’est, hélas ! pas le cas pour les citoyens américains, dont l’ambassade n’a pas de traité consulaire avec le Slorc. Quel grand pays, la France !

Je remercie pour leur aide ou leur contribution indirecte : Karen Human Rights Group, Burma Issue, South-East Asia Information Network, Images Asia, The Nation, The Bangkok Post (Thaïlande), Burma Center (Amsterdam), Agir ici et Info Birmanie (Paris), Burma Action Group (Londres).

[1"L’année du tourisme en Birmanie." Les dictateurs birmans ont rebaptisé le pays en Myanmar.

[2State Law and Order Restoration Council : Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre.

[3Le secrétaire général du Slorc, le lieutenant-général Khin Nyunt, affirme que les touristes témoigneront de la réalité eta de la vérité, et que cela éliminera les critiques étrangères contre le Myanmar.

[4Cf. "Grands Reportages", numéro 168, janvier 1996. Dossier intéressant et petit guide pratique à jour. Hélas, toutes références politiques sont soigneusement passées sous silence.

[5Au cours officiel, 1 dollar = 5,5 à 6 kyats ; au marché noir, 110 à 120 kyats. Cette monnaie non convertible est surévaluée vingt fois. Cela occasionne de nombreux casse-tête pour les investisseurs étrangers.