Les pillages ont eu lieu dans des villes « libérées » par la Coalition. Asif Mohammed, conservateur du musée de Mosul, qui fait partie de la liste des institutions culturelles pillées, a attesté à nos confrères du Guardian de la présence des troupes états-uniennes dans la ville lorsque le pillage a eu lieu.

Pourtant, aucune action n’a été entreprise pour protéger le musée. Même scénario lors du saccage du Musée National de Bagdad, dont 80 % des quelques 150 000 pièces ont été dérobées, selon Moayyed Saïd al-Damergi, conseiller de l’ancien ministre de la Culture. « Les chars américains étaient stationnés devant l’entrée principale du musée, lorsque les pillards l’ont mis à sac sous le nez des soldats », affirme M. Damergi, professeur d’Archéologie à l’université de Bagdad, rapporte une dépêche AFP, « nous avons demandé de l’aide aux soldats pour s’opposer aux pillards, mais ils nous ont répondu qu’ils n’avaient pas d’instructions pour intervenir ».

Les plus éminents archéologues avaient prévenu la Coalition des risques de vols aux conséquences désastreuses. Des spécialistes états-uniens avaient été reçus au Pentagone bien avant le début des combats afin de sensibiliser les militaires à « la probabilité des pillages de sites historiques », identifiant les sites sensibles à protéger. « Ils étaient informés. Tout ça aurait pu être évité » dénonce Jeremy Black, spécialiste de l’Irak antique à l’université d’Oxford.
Mais de manière paradoxale, malgré les mises en gardes adressés par des experts internationaux, rien n’a été entrepris pour empêcher le hold-up de musées.

La Coalition a argué dans un premier temps que cette mission n’était pas de son ressort, puis, devant l’émoi international, elle se pose aujourd’hui en preux défenseur du patrimoine culturel irakien. Le secrétaire d’État états-unien, Colin Powell, a déclaré, le 14 avril à Washington, que « les États-Unis appellent la population à rendre tout objet volé et lui donnent des instructions sur la façon de procéder. Le Bureau de la reconstruction et des affaires humanitaires aidera les Irakiens et les experts internationaux à restaurer les objets et à reconstituer les catalogues endommagés par les pilleurs ». Malheureusement trop tard. On ne peut que déplorer que l’armée états-unienne n’ait pas eu le même empressement à protéger les musées qu’à sécuriser les puits de pétrole.

À Bagdad, le seul bâtiment officiel protégé par les forces coalisées durant les pillages était le ministère du Pétrole. Il est communément admis que le pétrole irakien est convoité par les états-uniens. Mais d’autres faits laissent penser que leur convoitise ne s’arrête pas là.

Le professionnalisme des pillages prouve qu’ils ne peuvent être le fait de la seule population irakienne. Si des citoyens ordinaires y ont sans doute pris part, tout semble indiquer que des professionnels du marché de l’art antique y ont également participé. Donny George, directeur de recherche et d’études au Musée National Irakien de Bagdad, est convaincu que les voleurs étaient des professionnels. Dans une déclaration à l’AFP, il affirme « que [les pillards] n’ont pas touché aux copies, ils ont volé les originaux. C’est une opération de vol organisé ». Le directeur de ce même musée parle, lui, de complicités internes, les pillards ayant mis la main sur les œuvres les plus précieuses alors que celles-ci avaient été placées en chambre forte au début des bombardements sur Bagdad. Selon The Independent, les ordinateurs du Musée National de Bagdad, qui contenaient le recensement des collections, ont été vandalisés au point que l’on ignore encore à l’heure actuelle si les informations stockées sur les disques durs sont récupérables ou non. La disparition de ce recensement compliquerait singulièrement les dispositifs visant à empêcher la revente des œuvres sur le marché international. Autrement dit, des professionnels n’auraient pu mieux faire.

Dans une lettre adressée aux États-membres de la Coalition, publiée dans le Guardian, neuf éminents archéologues appellent à une protection des institutions culturelles et à une vigilance internationale pour empêcher la revente d’objets d’art irakiens volés. Ces experts dénoncent également avec indignation un groupement créé en 1994, l’American Council for Cultural Policy (ACCP), qui, selon le New York Times, a négocié avec le département d’État et le département de la Défense états-uniens avant le début du conflit pour assouplir la législation qui protège l’Irak de la spoliation de son patrimoine historique. Le but serait de pouvoir exporter d’Irak des antiquités, commerce interdit depuis la fin du mandat britannique, en 1924, par une loi, renforcée en 1975. La crainte de ces archéologues est que les États-Unis profitent du gouvernement de tutelle qu’ils installent en Irak pour modifier et assouplir la législation locale sur l’exportation des œuvres d’art et d’antiquités, et ainsi accéder à la requête de l’ACCP.

L’héritage culturel irakien est-il menacé ? La Coalition affiche officiellement un souci d’épargner les sites historiques de tout bombardement. Elle ne manque pas de faire savoir qu’elle a mis en place une section chargée « de la protection du patrimoine irakien », dirigée par un officier réserviste, anthropologue dans le civil, et affiche un grand souci de ne pas provoquer de catastrophe archéologique. Mais les tractations de la Coalition avec l’ACCP et la non-intervention de ses soldats accréditent la thèse d’un pillage organisé dans la plus pure tradition coloniale.

Le principal but avoué par le président de l’ACCP, Ashton Hawkins, avocat spécialisé dans le commerce d’art, est d’unir ses membres influents comme un contrepoids aux législations « rétentionnaires » des pays riches en patrimoine archéologique. L’ACCP souhaite également la révision du Cultural Property Implementation Act (Convention états-unienne de 1983 destinée à freiner le pillage culturel et historique), pour réduire à néant les efforts faits par des nations étrangères pour bloquer l’importation de leurs antiquités aux États-Unis. Le troisième combat officiel de l’ACCP est de décourager le recours à la jurisprudence connue sous le nom de 1977 US v McClain, qui s’appuie sur le National Stolen Property Act (loi états-unienne qui punit tant le voleur que le receleur. Elle a permis, en février 2002, la condamnation de Frederick Schultz, grand marchand d’antiquités américain, ancien président de la National Association of Dealers in Ancient, Oriental and Primitive Art, pour avoir reçu en connaissance de cause d’un négociant anglais des antiquités égyptiennes volées.)

Convaincu par la doctrine libérale de l’administration Bush, Ashton Hawkins tient à préciser que, pour l’ACCP, « la dispersion du matériel culturel à travers le marché est l’un des meilleurs moyens pour le protéger ».

Depuis que le monde archéologique dénonce dans la presse ses agissements, l’ACCP dément toute accusation de vouloir faire modifier la législation irakienne sur les antiquités et met au contraire en avant l’offre qu’elle aurait faite au Pentagone d’apporter une aide financière et matérielle pour la conservation des œuvres ainsi que pour la reconstruction des institutions culturelles irakiennes. Les tractations en vue de libéraliser le marché de l’art antique avec le gouvernement états-unien avaient pourtant été jugées « encourageantes », avant le début des pillages.

Pr. McGuire Gibson

Sur instructions du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, le directeur général de l’UNESCO, Koïchiro Matsuura, a multiplié les initiatives. Il a envoyé, avec l’aide du British Museum, une mission sur place pour évaluer l’ampleur des vols. Il a organisé ce matin, à Paris, une consultation d’experts pour définir une stratégie adaptée. Au sortir de cette réunion, l’un des participants, McGuire Gibson, professeur à l’université de Chicago, nous a déclaré : « les pillages ont été planifiés de l’extérieur de l’Irak ». Koïchiro Matsuura a annoncé la création d’un fonds spécial pour le patrimoine culturel irakien, puis, il a appelé à prononcer un embargo international sur les objets d’art irakiens. Surtout, il a réclamé l’adoption d’une résolution ad hoc par le Conseil de sécurité des Nations Unies, signifiant ainsi que la responsabilité des pillages incombe à des États. Sans attendre, Martin Sullivan président du Comité consultatif des Affaires culturelles, a présenté sa démission au président Bush pour que le scandale ne rejaillisse pas sur la Maison-Blanche.