Durant la campagne de l’an 2000, Condoleezza Rice avait raillé l’administration Clinton pour sa supposée perpétuelle recherche d’approbation du plus grand nombre d’États et d’institutions pour exercer son pouvoir. Il est apparu par la suite que l’administration Bush cherchait elle aussi cette approbation et qu’elle a été la chercher elle aussi au Conseil de sécurité de l’ONU. Finalement, l’administration s’est dispensée du soutien de la France et de l’Allemagne, mais elle a estimé qu’elle ne pouvait pas se passer de la Grande-Bretagne. Son soutien n’était pas essentiel militairement, mais cela conférait un vernis de légitimité internationale à l’action des États-Unis. La population américaine y tenait et l’administration a quand même pâti du fait qu’elle n’ait pas réussi à rassembler davantage de pays européens autour d’elle.
Si l’Europe compte, c’est parce qu’elle représente avec l’Amérique le cœur du monde démocratique libéral. La politique étrangère américaine est poussée par le libéralisme qui caractérise le pays à rechercher une plus grande harmonie avec l’Europe, sous réserve bien sûr que les Européens veuillent et puissent créer les conditions d’une telle harmonie. Dans le cas contraire, les États-Unis auront un problème car on voit mal comment ils pourront disposer d’une légitimité sans l’approbation du monde démocratique. Militairement, les États-Unis peuvent agir seuls. Économiquement, ils pourraient, à la limite, reconstruire l’Irak seuls. Mais le peuple américain voudra-t-il et pourra-t-il indéfiniment financer à la fois des actions militaires et le fardeau des occupations qui en découlent tout en étant accusé continuellement d’illégitimité par ses alliés démocratiques les plus proches ? On peut en douter.
Les Américains ont toujours été très sensibles à ce que pense d’eux le reste du monde, surtout le monde libéral. Les États-unis veulent agir dans l’intérêt de l’humanité et ils cherchent donc à aider cette fraction de l’humanité qui partage leurs principes libéraux. La manière dont les États-Unis se comportent en Irak est à cet égard capitale car, outre l’avenir du pays et de la région, c’est la réputation des États-Unis qui est en jeu. Ils seront jugés à l’aune des progrès qu’ils feront faire à la cause du libéralisme ou, au contraire, à la seule poursuite de leurs intérêts. Cette idée a été développée par Henry Kissinger qui a bien pointé la responsabilité particulière des États-Unis sur le monde et la nécessité d’expliquer que la guerre préventive en Irak était dans l’intérêt de l’humanité entière et pas seulement dans le leur.
Le respect des principes libéraux nous donnera une légitimité car les Européens ne pourront pas rejeter leurs principes indéfiniment, même si pour l’instant ils sont surtout attachés au renforcement de l’ordre juridique international. La promotion des idéaux libéraux doit s’accompagner d’une refonte des relations transatlantiques dans le cadre de l’OTAN. Les États-Unis doivent prendre davantage en compte les intérêts et les craintes de leurs alliés démocratiques et un certain droit de regard des Européens sur l’usage de leur puissance. Malheureusement, ce nouveau partenariat ne pourra pas avoir lieu s’il n’existe pas une convergence de vue sur les menaces auxquelles nous faisons face et les moyens à déployer pour les combattre. Or, sur ce point, nous assistons à un schisme philosophique entre les deux côtés de l’Atlantique et il pourrait finir par l’emporter sur le fond commun.
Il ne pourra y avoir de solution à la crise de légitimité des États-Unis tant que ce schisme ne sera pas résolu et que l’on ne se sera pas entendu sur la menace terroriste et celle des armes de destruction massive. Malheureusement, les Européens sont plus obsédés par la crainte de l’unipolarité américaine que par ces menaces. Cette situation affaiblit la cause libérale dans le monde.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Les Etats-Unis en quête d’une nouvelle légitimité », par Robert Kagan, Le Figaro, 5 mai 2004. Ce texte est adapté d’extrait du livre Le Revers de la puissance, les Etats-Unis en quête de légitimité, paru le jour même en France.