Perquisition de la police italienne au domicile de Youssef Nada

Silvia Cattori : Ayant été amené à connaître le détail de votre incroyable histoire, M. Dick Marty a dénoncé l’injustice que vous subissez. Il s’est tout particulièrement appuyé sur votre cas dans son rapport du 19 mars 2007 au Conseil de l’Europe [1]. Malgré cela, vous demeurez inscrit sur la liste des présumés soutiens au terrorisme, privé de liberté, car Berne continue d’appliquer contre vous les sanctions de l’ONU. Vous vivez en Italie et vous êtes gardé en otage par la Suisse ?! Je crois que nous sommes nombreux à être révoltés par le supplice que la Suisse continue de vous imposer !

Youssef Nada : Vous ne pouvez pas dire que c’est le « pays, la Suisse ». Les citoyens sont une chose, la politique en est une autre. Il est vrai qu’en Suisse, les gens sont tolérants, pacifiques et neutres. Ce n’est pas seulement le Gouvernement qui est neutre, les gens eux-mêmes sont neutres. Mais M. Dick Marty a montré qu’il en était le plus bel exemple. Quand vous suivez ce qu’il fait, vous lisez ce que sa pensée exprime, vous comprenez que vous êtes là en présence d’un homme profondément humain. Les risques qu’il a pris en acceptant d’enquêter sur les « Extraordinaiy Renditions » [2] personne n’a accepté de les prendre avant lui. Tous les politiciens savent ce qui se passe, mais personne n’a le courage de parler. C’est le seul qui ait eu ce courage. Ceci pour vous dire que, bien que je respecte tous les Suisses, je respecte par-dessus tout M. Marty, et non pas seulement partant de l’attitude qu’il a eu à mon égard. Le courage qu’il a de parler des gens qui sont laissés sans justice ni espoir, face à la plus grande puissance, est unique.

Silvia Cattori : M. Marty s’est conduit de manière exemplaire. Pas les médias malheureusement. Vous les mettez du reste vivement en cause, sur votre site personnel [3]. Est-ce à dire que les journalistes sont en première ligne dans cette guerre ?

Youssef Nada : Certains journalistes et certains médias sont honnêtes. On ne peut pas généraliser. Il y a beaucoup de gens honnêtes, dans les médias, qui font bien leur travail et cherchent à établir les faits dans l’intérêt du public. Chaque mois, je reçois entre 15 et 20 journalistes. Des chaînes de télévision sont venues, deux de France, deux de Grande Bretagne, une d’Autriche, deux d’Allemagne, deux d’Italie, une d’Espagne, d’autres du Moyen-Orient et d’Extrême-Orient. Certains de ces journalistes sont très honnêtes. Certains autres ont un agenda particulier et font toutes sortes d’amalgames : ils s’appuient en partie sur les informations que je peux leur donner, en partie sur leur idées préconçues et ils mélangent le tout. Mais il y a également des journalistes qui, même sans m’avoir jamais rencontré, ont présenté mon cas de façon très correcte.

Silvia Cattori : Cela a dû être une épreuve terrible ! Chaque jour vous étiez confronté à de nouvelles accusations, toutes plus invraisemblables et accablantes les unes que les autres, sans pouvoir les rectifier !

Youssef Nada : Dans les affaires, on se heurte à beaucoup de surprises. J’ai été dans les affaires pendant 55 ans ; naturellement, chaque semaine, j’avais une surprise. Je suis devenu résistant aux surprises. Je suis à la fin de ma vie. Pour moi, ce qui arrive maintenant est comme ce qui pourrait arriver demain ou après demain.

Silvia Cattori : Sur votre site, parmi ceux des journalistes qui ont dû particulièrement vous blesser, vous avez mentionné Guido Olimpio [4], Richard Labévière [5], Sylvain Besson [6]. Qu’est-ce que vous leur reprochez en particulier ?

Youssef Nada : Je considère que les journalistes que vous venez de citer pouvaient poursuivre des objectifs cachés, ou avoir été motivés par la haine. Ils m’ont attaqué par des mensonges. Je l’ai expliqué sur mon site.

Silvia Cattori : Avez-vous rencontré M. Sylvain Besson, qui a écrit un livre qui vous met gravement en cause ? Livre qui est sorti, du reste, après mai 2005, c’est-à-dire après que toutes les actions ouvertes contre vous aient été fermées pour absence de preuves et que le Procureur fédéral suisse ait été blâmé pour ses actions par le Tribunal fédéral .

Youssef Nada : Je n’ai jamais accepté. Il a essayé. Il n’a pas seulement essayé, il est venu ici sonner à ma porte. Je lui ai dit : « Je suis désolé ; je vous ai déjà dit au téléphone que je ne vous recevrais pas ».

Silvia Cattori : Selon vous, pourquoi autant de journalistes se sont-ils acharnés à vous démolir à ce point ? Était-ce par erreur ? Ou avaient-ils un objectif spécifique ?

Youssef Nada : Certains d’entre eux ont un objectif spécifique ; certains d’entre eux peuvent travailler comme espions pour des services étrangers, je ne sais pas pour lesquels. Mais il n’y a pas de doute qu’ils ont fait des erreurs, qu’ils sont sortis du chemin. Il n’y a aucun doute qu’ils ont un objectif spécifique. Je ne veux pas développer ici. J’ai une action en justice ouverte au Tribunal contre M. Guido Olimpio [7]. Il y a une autre grosse affaire pour les dommages, une affaire civile. Le Tribunal a accepté de transférer l’affaire au Tribunal civil de Milan.

Silvia Cattori : Toutes ces campagnes antimusulmanes n’ont-elles pas un ennemi commun : la guerre de dépossession que mène Israël contre ses voisins arabes depuis 1948 ? Les accusations que M. Olimpio, a portées contre vous, dans son article du 20 octobre 1997, où il affirmait que vous financiez le Hamas, auraient très bien pu émaner des milieux du « Renseignement » israélien ?

Youssef Nada : Au moment où il a écrit cet article, M. Olimpio travaillait pour le Corriere della Sera à Milan. Au Tribunal, il a déclaré qu’il avait fait un témoignage, en 1996, sauf erreur, au Congrès et au Trésor des États-Unis, au sujet du financement au terrorisme ; témoignage dans lequel il nous avait inclus [la Banque Al-Tawqa et M. Nada].

Silvia Cattori : On peut donc supposer que les accusations de journalistes comme Guido Olimpio ont été utiles au développement de l’islamophobie ?

Youssef Nada : Je ne vois pas pourquoi il faudrait mentionner seulement ctel ou tel nom ; alors qu’il s’agit d’une « bande », d’un réseau de gens liés entre eux [8]. Cela dit, je ne veux pas m’embarrasser à me préoccuper d’eux plus que cela. J’ai à me défendre, c’est tout. Ce qu’ils font, et pour le compte de qui, n’est pas intéressant pour moi. Assurément, ils ont un objectif spécifique ; quel objectif, je ne sais pas. Je ne les ai jamais rencontrés. Si je les avais vus, peut-être que je pourrais comprendre leur motivation. Je ne les considère pas comme très importants. Il est vrai qu’ils ont mis de l’huile sur le feu, mais ils ne sont rien pour moi.

Silvia Cattori : L’objectif de ceux qui ont été à l’origine de la cabale contre vous n’était-il pas de viser, en le compromettant par des informations émanant du « Renseignement », un opposant égyptien influent au Président Moubarak - celui-ci est un allié important d’Israël- et qui, last but not least, fait partie des « Frères Musulmans », combattus aussi bien par M. Moubarak que par Israël ? Répandre la rumeur que votre banque « versait de l’argent au Hamas » -qu’Israël qualifie de « branche des Frères musulmans »- n’était-ce pas une manière de fournir à M. Bush de quoi accuser les associations caritatives musulmanes d’être liées au terrorisme, et convaincre les pays européens de les lister ? Comme cela s’est passé du reste ?

Youssef Nada : Je ne vais pas me poser plus de questions que cela pour deviner qui est derrière eux et pourquoi. Je n’ai pas les moyens d’approfondir ces questions.

Silvia Cattori : La stratégie des États-Unis et d’Israël depuis 1990 est claire : entretenir un climat de peur au sujet des « terroristes », quitte à les fabriquer, pour faire accepter la mise en place de mesures situées en-dehors de tout cadre légal.

Youssef Nada : Ce que nous avons entendu comme accusations venait de l’administration des États-Unis, pas d’Israël. Tous avaient déjà accepté dès le début. M. Bush avait dit : « Vous êtes, ou avec moi, ou contre moi ». Et alors les suiveurs ont dit : « Nous sommes avec toi ».

Silvia Cattori : Mais, si les États européens ont accepté avec une telle facilité l’instauration des procédures d’urgence voulues par les États-Unis, n’est-ce pas parce qu’il y a eu également, de la part des médias, tout ce travail de mise en condition sur le « danger islamiste » dont vous avez été vous-même la première victime ?

Youssef Nada : Cette « menace terroriste » ne tient pas debout. En Europe, au cours des 30 dernières années, vous avez entendu parler de Baader et Meinhof, des Brigades Rouges, de l’ETA, des crimes de Cosa Nostra, de l’IRA, de toutes ces actions de terreur criminelle qui se sont passées, et que l’Europe a absorbées. Cela n’a pas ruiné la vie des Européens ! Les gouvernements ont pris des mesures, ils ont contenu ces activités criminelles, et ils les ont absorbées. Et cela a passé. Il y a eu une vague d’actions insensées, une vague de crimes – il y avait là des criminels, et il est vrai que c’était des crimes organisés - mais la démocratie et l’État se sont montrés capables, par des mesures légales, au travers de la loi, de les absorber et de les contenir ; sans se mettre hors la loi.

Mais, quand quelque chose se produit aux États Unis –personne jusqu’ici ne sait qui sont les vrais commanditaires de l’attentat de New York ; si c’est Oussama Ben Laden ou d’autres– le monde entier doit en payer le prix !

Silvia Cattori : Dans son livre intitulé Innocent Victims in the Global War on Terror, le Dr. M.A. Salloomi [9] documente le fait que les États-Unis et les pays occidentaux bloquent l’argent des ONG musulmanes, des organisations humanitaires musulmanes, sous prétexte qu’elles alimentent le terrorisme. On comprend fort bien au travers de cette étude, qu’un des buts d’Israël et des États-Unis a été de faire interdire toute aide financière et humanitaire pouvant aller de ces ONG aux victimes de cette « Guerre contre le Terrorisme ». Ces restrictions font manifestement partie de la guerre menée par Israël et les États-Unis sur divers front. On écrase un pays, on isole et affame les gens -comme à Gaza- et on attend qu’ils se rendent. Les associations caritatives musulmanes en Palestine sont aujourd’hui pénalisées par ces mesures antiterroristes qui frappent également le Hamas. Leurs fonds sont gelés.

Youssef Nada : C’est un malentendu. S’il est vrai que certains de ces terroristes -ou ceux qui appartiennent à cette nouvelle forme de terrorisme qui est apparue et a explosé partout- se sont trouvés être des musulmans, cela ne signifie pas qu’ils se conforment à l’Islam.

Je ne parlerai pas du Hamas, c’est une autre affaire. Le Hamas est complètement en-dehors de mon dictionnaire. De toutes les manières, le Hamas est en-dehors de la question. Je n’en parle absolument pas ; je ne veux pas avoir davantage de problèmes et l’affaire en question est toujours en cours. Je n’en parle pas, parce que l’une des principales accusations que les autorités états-uniennes ont portées contre moi était celle qu’avait portée Guido Olimpio.

Le Trésor des États-Unis a repris ce que ce journaliste avait affirmé : à savoir que la banque Al Taqwa avait donné « 70 millions au Hamas ». En premier lieu, comment cela aurait-il été possible alors que le capital de la banque Al Taqwa était de 50 millions ? En second lieu, nous, les banquiers sommes soumis à des règles ; nous avons un auditeur. « Deloitte & Touche » est un des trois grands cabinets d’audit dans le monde. Ces gens ne sont pas aveugles lorsqu’ils enquêtent ! Lorsqu’ils auditent ou comptabilisent ils peuvent tout vérifier. En outre, nous présentons tous nos rapports d’audit à la Banque centrale des Bahamas. Eux non plus ne sont pas aveugles.

Pour revenir à la question des « terroristes » et de l’Islam je précise ceci : ces gens n’ont rien à voir avec l’islam. Ces gens, s’il se trouve qu’ils sont musulmans, n’ont rien à voir avec l’islam. Il se trouve qu’ils sont musulmans ; mais ils se sont emparés de l’islam et lui ont tordu le bras pour servir leurs propres objectifs.

En ce qui me concerne, je suis membre des Frères Musulmans depuis l’âge de 17 ans. J’en fais toujours partie ; et j’en ferai partie jusqu’à ma mort. Cela est une chose ! Mais dire que ce que font des criminels est accepté par l’islam est une toute autre chose. Nous ne l’acceptons pas. Nous les condamnons – nous n’avons pas peur, ce n’est pas parce que nous aurions peur que nous les condamnons – nous faisons face à tout et nous sommes prêts à faire face même à la mort. Quand nous disons que nous les condamnons, cela signifie que nous les condamnons. Et quand nous disons que l’Islam n’accepte pas cela, cela signifie que l’islam, que nous connaissons et en lequel nous croyons, n’accepte pas cela.

Silvia Cattori : Quand M. Olimpio a laissé entendre qu’un membre des « Frères musulmans » -c’est-à-dire vous-même- finançait le Hamas, ce dernier n’était pas encore formellement inscrit sur une « liste terroriste » [10]. La propagande d’Israël, alors, s’attachait déjà à le délégitimer, à amener les instances internationales à le considérer comme entité « terroriste ». Vous connaissez la suite : Israël et les États-Unis ont réussi au delà de toute prévision. [11]

Youssef Nada : Quand il a dit que je finançais le Hamas il n’a pas pu le prouver. Cela démontre que leurs accusations étaient fausses. Si cela avait été vrai, ils auraient pu le prouver. Laissez-moi vous dire que j’ai été poursuivi dans deux pays, en Suisse et en Italie. En Suisse, l’enquête du Procureur a duré depuis le 7 novembre 2001 jusqu’au 31 mai 2005 ; jusqu’au moment où le Tribunal fédéral lui a intimé de clore le dossier. La justice italienne a ouvert une enquête en novembre 2001, quand la Suisse lui a demandé de faire une razzia dans notre maison, et d’emporter tous les documents qu’ils trouveraient.

Lorsque la Suisse a fermé le dossier, nous avons demandé à l’Italie de le clore aussi. Le dossier a été clos. Ceci, sans que j’aie été à aucun moment interrogé par les Italiens.

Les enquêteurs suisses m’ont interrogé sur « les Islamistes » partout dans le monde, sur mes impôts, sur ma nationalité, comment je l’avais obtenue, sur ma famille, sur mon argent, sur tout, mais ils ne m’ont jamais dit un seul mot concernant le Hamas. Parce qu’ils savent que je n’ai rien à voir avec ce mouvement.

Silvia Cattori : Il demeure que le mal est fait. Les journalistes que vous avez désignés ont fait de vous une personne suspecte, déjà rien qu’en insistant sur votre appartenance aux Frères Musulmans ! Mouvement que des auto- proclamés « experts en terrorisme » se sont souvent employés à présenter comme le fer de lance d’une idéologie qui mène au fanatisme.

Youssef Nada : Je me sens honoré de faire partie des Frères Musulmans. Je ne vois rien de mal à cela. C’est un honneur pour moi. Ceux qui écrivent ces choses sur les Frères Musulmans sont des ignorants qui copient ce que les tyrans au pouvoir au Moyen-Orient disent à leur sujet. Ce sont des gens qui ne connaissent rien des Frères Musulmans.

En politique, vous allez découvrir bien des choses ; c’est de la politique. Quand vous politisez la justice, tout s’effondre. C’est ce qui se produit maintenant.

Silvia Cattori : Quand vous lisez des articles où l’on s’attache à démontrer que les Frères Musulmans sont liés au Hamas, ou à Al-Qaïda, qu’est-ce que ce genre d’interprétation vous inspire ?

Youssef Nada : C’est de l’ignorance. Ceux qui affirment cela sont des ignorants. Les Frères Musulmans sont une philosophie, pas une organisation. Les Frères Musulmans, dans chaque pays, sont complètement indépendants les uns des autres. Je vous donne un exemple : au Maroc, les Frères Musulmans sont dans le Gouvernement, ils ne sont pas dans l’opposition. Ce n’est pas une question de « branches » comme certains le disent.

Les Frères Musulmans ne sont pas une organisation, c’est une manière de penser. Vous pouvez rencontrer aux États-Unis, des personnes qui pensent de la même manière, qui sont inspirées par ce courant de pensée, et qui appartiennent donc aux Frères Musulmans ; vous pouvez en rencontrer en Russie, en Chine, en Indonésie, et cela est un fait. Les services de la CIA disent que nous sommes présents dans 70 pays, et cela est vrai. Ils n’en ont oublié que deux, parce que nous sommes présents dans 72 pays. Mais dans chaque pays, tout un chacun est complètement indépendant. Personne ne peut les influencer. Ils sont ensemble dans leur manière de penser, mais ils ne sont pas ensemble dans leurs actions.

Silvia Cattori : Mais en ce moment les associations qui aident les plus démunis dans les pays musulmans n’ont plus d’argent à distribuer parce que leurs fonds ont été gelés, criminalisés. Et la population de Gaza, affamée par Israël, privée de toute aide, s’éteint à petit feu.

Youssef Nada : Vous revenez à nouveau à la Palestine et à Gaza ; de cela, je ne veux pas parler. Mais quand vous parlez de charité, dans tout autre lieu, elle est constituée de deux parties : l’une est personnelle, l’autre est gouvernementale. Les gouvernements peuvent couper de leur aide des entités précises. Mais pour l’aide qui est personnelle, qui va de la poche des riches directement aux pauvres, personne ne peut l’arrêter.

Silvia Cattori : Ceux qui vous ont pris pour cible savaient le profit politique qu’ils pouvaient tirer en criminalisant un banquier d’origine égyptienne, membre des Frères Musulmans. Répandre l’idée que les fonds de cette banque arabo-égyptienne, basée à Lugano, servaient à financer le terrorisme international n’était-il pas leur principal objectif !? Un exemple qui leur donnait l’occasion de faire passer des procédures de contrôle planétaires qui donnaient tous les pouvoirs aux services secrets ?

Youssef Nada : Vous mettez en parallèle mon affaire ! Mais elle est terminée, mon dossier est clos. Personne n’a jamais pu prouver que j’aie été lié au terrorisme ou que je l’aie soutenu où que ce soit dans le monde. Mon cas est complètement clos.

En dépit du fait que les enquêtes ouvertes contre moi ont abouti à un non-lieu, je n’ai plus de compte en banque, je n’ai plus de carte de crédit, je n’ai pas d’argent [12], je ne peux pas sortir de Campione. Je dois continuer de me battre, pas seulement pour faire sortir mon nom de la « liste noire », mais pour mon honneur et pour mon nom.

Silvia Cattori : Vous êtes innocenté, nous le savons bien aujourd’hui. Mais ceux qui vous ont accusé savaient parfaitement que vous n’étiez pas coupable ; je cherche à comprendre pourquoi ils s’en sont pris à vous ?

Youssef Nada : Si vous en connaissez la raison, dites la moi.

Silvia Cattori : Tout est si bien organisé ! Cela ne peut pas être le fait du hasard ?

Youssef Nada : Ce sont ce qu’on appelle les « Renseignements » qui organisent ces choses-là, ce sont les États. Pas quelques individus.

Silvia Cattori : « On se sert du terrorisme pour faire peur et pour restreindre les libertés fondamentales » observait M. Dick Marty [13]. Selon l’hypothèse que les États Unis, et Israël - car votre affaire commence en 1997, avant les attentats de New York - avaient besoin, pour frapper des mouvements de résistance comme le Hamas, de bloquer tout financement versé à des associations caritatives musulmanes, il leur fallait fabriquer un exemple qui, répercuté par les médias de façon planétaire, allait faire son chemin, préparer les futures lois répressives ?

Youssef Nada : Mais le dossier est clos. Si, comme vous l’avez dit, ils veulent faire cet exemple, mon cas est clos.

Silvia Cattori : Votre cas est clos mais, d’un autre côté, l’administration Bush a réussi à faire passer toutes les lois antiterroristes, contraires au droit international, qu’elle voulait. Elle a mis en place, y compris en Europe, des systèmes de surveillance par les services secrets pour contrôler les financements et couper les organisations caritatives musulmanes de ressources financières. Elle a réussi à vous détruire, à vous empêcher de voyager et de jouir de vos propres biens !

Youssef Nada : D’accord, mais il y a une différence entre dire « ils ont réussi avec moi », ou « avec les autres ». Je ne suis pas l’avocat des autres. Pour les autres je ne sais pas. Avec moi, ils ont réussi, oui. Ils ont réussi à me détruire complètement, oui.

Quant à m’empêcher de faire la charité ils n’ont rien pu réussir, puisque je n’avais pas d’organisation de charité, j’étais un banquier, pas une organisation de charité. À l’origine, je suis Égyptien. L’Égypte est remplie de pauvres gens ; de gens qui dorment dans les rues et dans la boue et qui n’ont pas un morceau de pain à se mettre sous la dent. Je peux vous assurer que, quand je disposais de mon argent, et que j’aidais de pauvres gens, pas un seul penny n’est allé à quiconque utilise la violence, ou travaille avec des gens utilisant la violence.

Silvia Cattori : Depuis que M. Sarkozy a été élu à la présidence il a multiplié les éloges à d’adresse du Président égyptien [14]. Lors de sa conférence de presse depuis le Palais de l’Élysée en janvier 2008 il a déclaré : « Il faut aider monsieur Moubarak en Égypte, (…) parce que, qu’est-ce qu’on veut là-bas, les Frères Musulmans ? » Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Youssef Nada : Qu’il est ignorant, qu’il ne sait pas ce qui se passe là-bas. Qu’il ne sait pas qui est Moubarak. Qu’il ne sait pas ce que sont et font les Frères Musulmans. Il a juste fait siens les dires d’autres gens ; c’est exactement ce que j’ai expliqué sur mon site web. Quelqu’un se renseigne auprès d’autrui, il est ignorant, et il tire son ignorance de ceux qui sont encore plus ignorants que lui, et qui le considèrent comme bien informé.

Silvia Cattori : Cette manière constante de stigmatiser les « Frères Musulmans », et de présenter Moubarak comme le sauveur a valeur de parti pris ?

Youssef Nada : Il faut savoir si ces personnalités défendent la démocratie, ou les tyrans et la dictature ? S’ils défendent la démocratie, ils ne pourront jamais dire que Moubarak « est bon ». S’ils acceptent la dictature, les choses sont claires.

Savez-vous ce qui est arrivé en avril alors même que je suis empêché ici de sortir de Campione ? Moubarak m’a envoyé devant un Tribunal spécial militaire [15], en même temps que 40 autres personnes, prétendant que je finançais les Frères Musulmans à hauteur d’un « milliard de dollars ». Pouvez-vous vous imaginer cela ? Je suis ici, confiné, je ne peux pas sortir de Campione, je n’ai plus de compte en banque, car tout est gelé et contrôlé dans le cadre des sanctions de l’ONU, et Moubarak a proclamé que j’ai financé les « Frères Musulmans » pour un milliard de dollars !?

Comment peut-on affirmer des choses pareilles ? Le Tribunal a rejeté le cas et a dit – cela est écrit dans le procès-verbal du Tribunal – que l’accusation était sans fondement. Il a demandé que les 40 accusés soient immédiatement relâchés. Arrivés à la porte du Tribunal, ils ont à nouveau été arrêtés. Ils ont été renvoyés devant un autre Tribunal. Le second Tribunal a dit la même chose. Relâchés, ils ont été ré-arrêtés une troisième fois. Après ces trois rejets par les tribunaux ordinaires, Moubarak a constitué un Tribunal militaire. Il a envoyé des civils devant un Tribunal militaire ! Le Tribunal militaire a lu la sentence écrite par Moubarak.

Alors, si M. Sarkozy dit qu’il soutient Moubarak, très bien, cela indique qu’il aime la dictature. Cela veut dire que c’est son opinion sur la démocratie ; qu’est-ce que je puis dire d’autre ?

J’ai reçu le procès-verbal présenté au Tribunal par la Sécurité. Il dit ceci : « Après une enquête approfondie qui nous a pris longtemps, nous avons découvert que M. Nada possède la nationalité suisse » -ce qui est un mensonge parce que j’ai la nationalité italienne et non pas la nationalité suisse. Il dit également que « M. Nada a parlé sur la chaîne Aljazeera et il a attaqué le Président ».

Silvia Cattori : Et cela est vrai ?

Youssef Nada : Oui.

Silvia Cattori : C’est pour vos interventions sur la chaine Aljazeera que M. Moubarak vous considère comme un ennemi ?

Youssef Nada : Il ne dit pas ennemi de la dictature, mais « ennemi de l’Égypte ». On réduit l’Égypte à une personne. 80 millions d’Égyptiens à une personne.

Silvia Cattori : Vous êtes connu en Égypte ?

Youssef Nada : Mon cas est connu là-bas. Ceux qui le suivent savent que je suis innocent. J’ai la tête haute et je ne la courberai pas.

Silvia Cattori : La justice n’a rien pu vous reprocher et vous demeurez emprisonné dans votre maison. Comment ressentez-vous cette injustice ?

Youssef Nada : J’ai l’habitude. Avant de venir en Europe – je suis venu en Europe en 1969, j’avais 28 ans – j’ai vécu 20 ans sous une dictature ; j’ai l’habitude. S’ils sont sortis de la légalité pour me mettre ici dans une trappe, illégalement, je suis habitué à être traité illégalement par les dictateurs.

Le Tribunal fédéral suisse a écrit dans sa décision adressée au Procureur de la Confédération :
 L’accusé doit savoir de quoi on l’accuse, et vous ne lui avez jamais dit de quoi il était accusé.
 Il était permis que l’enquête prenne plus de temps parce que vous avez eu à vous adresser à plusieurs instances juridiques dans quantité d’autres pays, et peut-être que leurs réponses tardaient. Un an, deux ans, trois ans pourraient être acceptés mais, au delà, vous n’avez pas le droit de laisser le dossier ouvert. Soit vous avez des preuves contre M. Nada et vous le déférez au Tribunal, soit vous n’en avez pas, et vous fermez le dossier.

Le 31 mai 2005 Procureur de la Confédération suisse a déclaré qu’il n’y avait aucune preuve et il a clos l’enquête.

Silvia Cattori : Vous êtes privé de liberté mais, au moins, vous n’êtes pas comme les détenus en Égypte, torturé.

Youssef Nada : Non, je n’ai jamais été torturé de ma vie. M. Besson a prétendu que j’avais dit avoir été torturé. Ce n’est pas vrai, je n’ai jamais dit que j’avais été torturé. J’ai été arrêté en Égypte en même temps que d’autres. Ils nous ont embarqués, mis dans un camp de concentration, sans aucun jugement. La seule question qu’ils m’ont posée était : « Quel est votre nom, le nom de votre père, le nom de votre mère, et quelle est votre adresse ». Après deux ans, ils m’ont relâché sans explication.

Cela s’est répété, ici, en Suisse ; ils ont confisqué mon passeport, mes cartes de crédit, et m’ont gardé aux arrêts domiciliaires dans les 1,6 kilomètres carrés de Campione. Quand ils ont fermé le dossier d’enquête ils ont déclaré qu’il n’y avait aucune preuve d’actions illégales ou d’infractions, mais je me trouve toujours dans la même situation que s’il y avait des preuves que je suis coupable.

Où est la loi, où est la démocratie ? Est-ce cela la Suisse démocratique, le pays réputé pour son attachement à la loi et aux droits humains ? Si cela n’est pas corrigé, ce sera une tache noire sur la claire histoire de ce beau pays.

Silvia Cattori : Vous avez tout perdu à cause de journalistes qui vous ont assimilé, vous et votre banque, à Ben Laden. Avez-vous l’intention d’ouvrir une action en justice contre ces gens qui ont totalement ruiné votre vie ?

Youssef Nada : Ce ne sont pas les journalistes, c’était quelque chose de trop important pour que de tels gens ait pu le faire. Ils ont juste jeté quelques pierres mais le mal a été fait par d’autres personnes bien plus importantes qu’eux. Ma vie est courte désormais. Mais je dois continuer de lutter jusqu’à ma mort. Je dois me battre au Tribunal, pour supprimer cette injustice. J’ai de bons avocats. Ils m’assistent où cela est permis, sous condition que, lorsque le Tribunal déterminera les dommages, ils seront payés. Par exemple, lors du procès que j’ai gagné à Bellinzona, le Tribunal a demandé de défrayer l’avocat ; il a reçu environ 80 000 francs suisses.

Je n’ai plus d’argent (gelé par l’ONU ndr) mais je fais partie d’une tribu d’environ 10 000 personnes ; ils ne me laisseront jamais souffrir de la faim ; ils me donnent ce qu’il me faut de nourriture mais pas d’argent.

Silvia Cattori : M. Guido Olimpio, qui est à l’origine des accusations qui ont été retenues contre vous, vous a-t-il jamais présenté des excuses ?

Youssef Nada : Je ne sais pas si ce que vous dites est vrai ou pas ; mais, comme je vous l’ai dit, j’ai la tête haute et je ne la courberai jamais. J’ai été habitué à vivre sous une dictature, et je me considère, maintenant, sous une dictature.

Silvia Cattori : La manière avec laquelle ces quelques journalistes vous ont dépeint, est ahurissante !

Youssef Nada : C’est une vague d’Islamophobie. L’histoire nous fournit beaucoup d’exemples d’injustice. Les juifs ont été confrontés par le passé à cette situation ; ils n’ont pas été traités comme des êtres humains. Ils ont été traités de façon injuste. Avec le temps, ils se sont relevés. Ceux qui ont maltraités les juifs, je crois qu’ils ont été un jour confrontés à la justice.

Maintenant, si cela se passe contre les musulmans, il arrivera la même chose qui s’est produite avec les juifs. C’est un cercle, vous ne savez pas comment cela finira. La justice est la justice. Elle devrait être rendue à quiconque, que ce soit aux juifs, que ce soit aux musulmans, que ce soit aux chrétiens ou autres.

Quand je suis né, je suis né humain, pas musulman. Après, je suis devenu musulman ; mais, quoi qu’il en soit, nous avons beaucoup de choses qui nous lient tous : l’humanité que nous partageons.

Il y a des problèmes avec certains musulmans en Europe et on braque le projecteur sur des gens de basse classe qui sont ignorants, pauvres, qui n’ont pas eu accès à l’éducation ou même à une nourriture décente dans leur pays, du fait de la corruption de leurs gouvernements qui ont volé toutes les richesses de leurs pays. D’un autre côté, en Europe il y a beaucoup de musulmans instruits dans tous les milieux sociaux ou professions, des ingénieurs fortunés ou de la classe moyenne, des médecins, des juristes, des hommes d’affaire, des banquiers, des professeurs, etc. Ce sont des citoyens respectueux de la loi, adhérant à la démocratie, respectueux des autres et ouverts à eux, servant leurs sociétés. Ils sont des millions en Europe et on ne se focalise que sur ceux qui posent problème.

Mais, dites-moi, quand vous avez besoin d’ouvriers pour de sales besognes, les ordures par exemple - aucun Suisse ne veut ramasser les ordures - alors vous faites venir des gens. Ces gens, qui viennent d’une dictature, qui viennent de la pauvreté, qui viennent de pays sans soins de santé, sans système éducatif, et qu’on a habitués à être traités plus mal que des animaux, quand vous les amenez ici – ils sont les pauvres parmi les musulmans – si vous vous concentrez sur cette catégorie, sur leurs défauts et leurs mauvais comportements, personne ne peut nier qu’ils sont une réalité. Il aurait mieux valu éviter cela en amont, et les éduquer quand vous les amenez ici où il y a la démocratie, où la loi existe, où il n’y a pas de dictature, où vous devez respecter la loi ; et, alors, ils pourront faire les sales besognes que vous voulez qu’ils fassent.

Mais, les faire venir d’une dictature, et vous attendre à ce qu’ils soient comme vous, sans rien faire de votre côté pour les aider à changer. Le problème fondamental, le cœur du problème, c’est la dictature. Par exemple, pour revenir à ce que vous avez dit à propos de Sarkozy : il encourage Moubarak, il encourage la dictature, et il est le président d’un pays démocratique !

Silvia Cattori : Ne l’encourage-t-il parce que Moubarak défend les intérêts d’Israël et des États-Unis dans la région ? M. Sarkozy est leur meilleur allié aujourd’hui.

Youssef Nada : Vous passez à un autre sujet.

Silvia Cattori : Ces sujets sont liés.

Youssef Nada : Pour moi, non. C’est de la sale politique. Si vous oubliez les principes que vous prétendez défendre, c’est-à-dire la démocratie, et que vous soutenez la dictature, ce n’est pas une politique propre.

Mais, en ce qui me concerne, je suis un cas spécial.

Vous savez que la liste des Nations Unies concernant les soi-disant « terroristes » comprend 400 personnes et entités. Pensez-vous que le monde, les démocraties, dans le monde entier, soient menacées par 400 personnes ? Quelle sorte de démocratie est-ce donc ? Est-elle fragile au point que 400 criminels puissent changer la démocratie en dictature ? Ce Ben Laden qui est dans une grotte, dans une montagne, sans pouvoir en sortir, vous considérez qu’il est un très grand danger pour la démocratie dans le monde ? C’est gonfler une petite créature pour en faire un géant et avoir peur du géant ! C’est ça la respectable démocratie de ces dirigeants ?!

Silvia Cattori : C’est la raison pour laquelle c’est si préoccupant : car ce sont des mensonges qui préparent une prochaine guerre, contre l’Iran peut-être, et votre cas fait partie de cette longue guerre qui a commencé en Irak en 1991.

Youssef Nada : Mon cas est complètement différent.

Silvia Cattori : Alors, c’est juste par erreur ?

Youssef Nada : Non, c’est intentionnel. Mais je n’ai rien à voir avec les autres cas.

Silvia Cattori : Mais c’est un cas politique ?

Youssef Nada : Oui. C’est un cas politique, c’est vrai.
Laissez-moi vous dire : toute ma vie, depuis mon enfance, même avant de rejoindre les Frères Musulmans, j’étais ouvert à mes amis dans une école primaire où il y avait des coptes orthodoxes, et où il y avait des juifs, et je suis resté ouvert à eux jusqu’à aujourd’hui. Je partage avec eux la même humanité ; nous sommes des humains. Nous différons ; un Chinois, un Japonais, diffère de moi, mais c’est un humain ; je partage avec lui tant de choses. Je diffère de lui sur quelques points, l’un d’entre eux est la religion ; cela ne signifie pas qu’il soit mon ennemi.

Silvia Cattori : Pourquoi une personne aussi distinguée et courtoise que vous…

Youssef Nada : (en riant) Quand vous le saurez, dites le moi.

Silvia Cattori : Vous ne semblez pas en colère vis-à-vis de ces gens qui vous ont fait souffrir.

Youssef Nada : Comme je vous l’ai dit, ayant vécu 29 ans sous une dictature, j’en ai l’habitude ; ce n’est pas nouveau. Pour vous c’est nouveau, parce que vous avez vécu dans une atmosphère démocratique, mais pour moi, je suis habitué à ce que les choses se passent en-dehors de la légalité. J’ai été traité en-dehors de la légalité.

Silvia Cattori : Quelle est, pour vous, la chose la plus difficile ?

Youssef Nada : Ma liberté ; je suis né homme libre et, maintenant, je ne suis pas un homme libre. On m’a volé mes droits.

Silvia Cattori : Et maintenant, votre téléphone est sous contrôle ?

Youssef Nada : Je ne m’en soucie pas parce que je ne dis rien de mal ; mais je ne suis pas un homme libre. Si je ne suis pas un homme libre, alors je peux m’attendre à tout ou à ce que ma liberté me soit enlevée ; et c’est ce qui s’est produit. Je ne suis pas un homme libre et je ne suis pas heureux sans ma liberté.

Silvia Cattori : Qu’en est-il de votre santé : êtes vous toujours préoccupé par des ennuis de santé ?

Youssef Nada : Ma main est cassée. J’ai aussi des saignements dans les yeux et aux artères du cou, mais je ne peux pas aller chez le docteur. Je ne peux pas consulter des spécialistes parce qu’il n’y en a pas à Campione. J’en ai besoin, mais ils me l’ont refusé. Il m’est interdit de sortir. Je leur ai demandé à plusieurs reprises, par écrit, la permission, mais ils ont refusé. Même le Tribunal fédéral de Lausanne a dit : « Les droits de cet homme sont violés ». Et que, dès lors que la Suisse a enquêté sur cette affaire et n’a rien trouvé, les services suisses de l’émigration ne devaient pas m’empêcher, alors que c’est autorisé, d’aller chez le docteur, qu’ils devaient m’assister, insister auprès du Conseil de Sécurité et les convaincre. Il est vrai que ce qui m’arrive n’est pas justifié, mais la Suisse doit suivre le Conseil de Sécurité. En dépit de tout cela, je leur ai envoyé une lettre pour leur demander l’autorisation d’aller me faire soigner hors de Campione ; ils ont refusé. Même après le jugement du Tribunal. Dans un pays démocratique, on doit passer par le Tribunal ; il n’y a aucun autre moyen.

Silvia Cattori : Pensez-vous pouvoir obtenir bientôt l’annulation de ces sanctions des Nations Unies contre vous, et voir enfin votre nom sorti de cette liste qui vous désigne comme « soutien aux terroristes » ?

Youssef Nada : Je l’ai demandé ; ils ont refusé. Ils m’ont écrit que ma demande était rejetée. Le pays qui m’a désigné a refusé [les Etats-Unis ndr]. Je ne peux pas sortir de Campione. L’Italie est mon pays, je suis Italien. Campione est une enclave italienne en territoire suisse.

Silvia Cattori : Vous vous sentez en prison ?

Youssef Nada : Oui. Bien sûr. Je suis dans un « Guantanamo suisse ». Le Tribunal a dit que, par cette action, et du fait que je suis à Campione, cela signifie que je suis assigné à résidence. Je suis sur la liste des prétendus « soutiens aux terroristes ».

Silvia Cattori : Pourquoi vous y maintiennent-ils encore ?

Youssef Nada : Je ne le sais pas ; si vous le savez, dites le moi.

Silvia Cattori : Qu’est-ce qui vous aide à faire face à cette adversité ?

Youssef Nada : Ma relation avec celui qui m’a créé. Il m’a créé et je crois que j’irai à lui.

Silvia Cattori : Que faire pour vous sortir de cette situation ?

Youssef Nada : Personne ne le peut, mis à part la justice. Jusqu’à présent, la chose est entre les mains de la sale politique. Quand ils ont fait irruption dans ma maison et mes bureaux, M. Roshacher a fait une déclaration à « Swiss info ». Le jour même, le 7 novembre 2001, M. Bush est apparu à la télévision et il a parlé de moi. C’était ici le matin quand ils ont envahi ma maison ; et le soir, c’est-à-dire que c’était alors le matin à Washington, M. Bush est apparu à la télévision pour parler de nous, (la banque et les associés) et il a dit : « Nous allons les affamer ».

Silvia Cattori : Si ces mensonges ont été fabriqués par certaines agences de renseignement, et non pas par M. Olimpio, cela reviendrait à dire que ce dernier n’aurait été dans cette histoire, qu’une marionnette ?

Youssef Nada : Lui et les autres sont des instruments, utilisés pour ce cas.
Comme je vous l’ai dit, je les ai oubliés ; ce n’est que quand vous en parlez que je me souviens d’eux.

Silvia Cattori : Depuis quand ne pouvez-vous plus quitter Campione ?

Youssef Nada : En fait, personne ne m’a averti qu’il m’était interdit de sortir de Campione, jusqu’à ce que je me rende à Londres. C’était le 10 novembre 2001, trois jours après que les policiers aient fait irruption dans ma maison et mes bureaux. J’ai signalé au Substitut du Procureur général de la Confédération, M. Claude Nicati, que je partais à Londres J’étais invité par Aljazeera. Il m’a dit : « Il n’y a pas de restriction (il m’a donné une pièce écrite) mais si je vous appelle, vous devez venir, autrement je vous arrêterai ».

Je suis retourné à nouveau à Londres en 2003. Pendant 6 mois j’étais continuellement à Aljazeera, chaque semaine vous pouviez me voir là, à l’écran, (et ce que j’y disais était d’ailleurs traduit par le Wall Street Journal, et par le Washington Post). Revenant d’Aljazeera au Hilton, j’ai constaté que ma porte ne s’ouvrait pas et je suis allé voir le concierge. Il m’a dit : « Juste un moment M. Nada ». Il m’a laissé environ cinq minutes, puis il m’a apporté une autre clé en disant : «  Désolé, parfois ces cartes magnétiques ne fonctionnent pas ». Je suis remonté au 5ème étage. Quand la porte de l’ascenseur s’est ouverte, cinq personnes se sont précipitées : « Scotland Yard ! » Je leur ai demandé : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » L’un m’a répondu « Allons à la chambre ». Nous sommes allés à la chambre et, alors, il m’a dit « M. Nada, prenez votre bagage ». Je lui ai dit : « Désolé, je dois d’abord faire mes prières ». Il m’a rétorqué : « Nous n’avons pas le temps ». Je lui ai répondu : « Faites ce que vous voulez mais je vais faire mes prières ; si vous voulez me forcer, forcez moi, mais je dois les faire avant de partir ». Je suis allé à la salle de bains. L’un d’entre eux a voulu me suivre. Je lui ai dit : « Non, mais je laisse la porte ouverte ». J’ai fait mes prières, puis il m’a dit : « Prenez votre bagage ». Je lui ai répondu « J’ai l’âge d’être votre grand-père, je ne peux pas le porter. Vous le portez si vous voulez ou vous le jetez par la fenêtre ». Ils ont porté le bagage et l’ont descendu jusqu’en bas.

Silvia Cattori : Vous êtes un homme très solide !

Youssef Nada : Je suis déjà brûlé. Que peuvent-ils faire de plus ?

Silvia Cattori : Etes-vous en train d’écrire votre histoire ?

Youssef Nada : Oui, je suis très occupé. J’ai beaucoup de choses à faire ; je dois rester en contact avec les avocats, ils ne peuvent pas travailler seuls ; je dois leur fournir des documents. Vous savez que, une fois le dossier clos, la loi suisse vous autorise à consulter votre dossier et à prendre des copies. J’ai obtenu l’autorisation d’y aller avec mon avocat, deux fois. La première fois, nous avons copié les index ; cela faisait 40 boîtes, avec 10 dossiers par boîte. Et, la seconde fois, j’ai emporté copie de 2’500 pièces. J’ai tous les documents. Les avocats viennent ici, de temps à autre.

Silvia Cattori : Quand je songe à ce que vous devez endurer à cause de l’attitude de mon pays, j’ai honte...

Youssef Nada : Non. Vous n’avez pas à avoir honte parce que, je vous le dis franchement, le respect que j’ai pour ce pays est plus grand que pour tout autre. Les erreurs, c’est une autre chose. Mais le respect dont j’ai été entouré ici, par les gens ordinaires, par le procureur, par les avocats, par les parlementaires, par les médecins, par les journalistes, par les ouvriers, par les ingénieurs, j’ai été entouré du plein respect de chacun et je l’éprouve également pour eux. Après qu’ils aient fait irruption dans ma maison, alors que je descendais la rue, trois personnes m’ont approché en disant « Viva Signor Nada ».

Dans les médias, il est vrai, il y a eu beaucoup de vilaines choses.
Comme je vous l’ai dit, les gens ignorants se servent de gens encore plus ignorants qu’eux.

Pouvez-vous imaginer qu’on a écrit cette chose-ci : que j’avait aidé Hadj Amin al-Husseini, le Mufti de Palestine, à s’enfuir d’Allemagne après avoir rencontré Hitler, au travers de la Suisse, pour gagner l’Égypte, et d’Égypte la Palestine ! J’avais 13 ans quand le Mufti s’est enfui d’Allemagne ! Celui qui a écrit ces balivernes, n’a pas dit que j’avais 13 ans à cette époque. Cela a été relevé même dans Wikipedia. Parmi d’autres absurdités ils ont aussi dit que «  Nada travaillait avec l’amiral SS Canaris en Égypte, pendant la guerre » ! Là aussi ils avaient oublié de vérifier ma date de naissance. Et n’avaient pas pensé que Canaris et le Mufti n’avaient pas besoin d’un enfant de 13 ans pour les aider.

Silvia Cattori : Je peux me figurer à quel point cela a été dur.

Youssef Nada : J’ai travaillé dans 27 pays pour me trouver isolé ici dans ce village de 1,6 kilomètre carré. Mais, grâce à Dieu, j’ai des visiteurs qui viennent du monde entier. Je connais mes valeurs qui me donnent la force de me tenir debout dans les mauvais jours aussi bien que dans les bons jours. J’ai la tête haute et je la garderai haute jusqu’à ma mort.

Silvia Cattori : Merci de nous avoir accordé cet entretien.

(*) Voir : Vidéo du témoignage de Youssef Nada sur le refus de l’ONU de radier son nom de la liste noire

Traduit de l’anglais par JPH.

[1Voir :
 « Listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies - Note introductive », par Dick Marty, rapporteur, Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 19 mars 2007.
 « Dick Marty dénonce la ’liste noire’ du terrorisme », Swissinfo.ch, 25 avril 2007.

[2Voir :
 « Allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus concernant des États membres du Conseil de l’Europe », Rapport de M. Dick Marty à la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 12 juin 2006.
 « Détentions secrètes et transferts illégaux de détenus
impliquant des Etats membres du Conseil de l’Europe :
2e rapport
 », Rapport de M. Dick Marty à la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 7 juin 2007.

[3Voir : « Official site of Youssef Nada ».

[4Voir, notice concernant M. Olimpio, sur le Site officiel de Youssef Nada

Guido Olimpio, correspondant du « Il Corriere della Sera ». En 1996, Guido Olimpio avait témoigné à Washington, auprès de la "Task force" sur le terrorisme et les armes non conventionnelles. Présenté comme « expert en terrorisme international », M. Olimpio couvre les affaires du Moyen Orient depuis les années 80. De 1999 à l’été 2003, il était chef correspondant pour le Corriere della Sera en Israël.

[5Sur Richard Labévière, auteur de Les Etats-Unis et les islamistes, 1999, Les Coulisses de la terreur, voir notice le concernant sur le Site officiel de Youssef Nada.

[6Sylvain Besson, journaliste au quotidien suisse Le Temps. Auteur du livre : La conquête de l’Occident, octobre 2005.

[7C’est l’article « Hamas perde meta’ del tesoro », par Guido Olimpio, Corriere della Sera, 20octobre 1997, qui a lancé l’accusation d’un financement du Hamas par la banque Al Taqwa de Youssef Nada.

M. Youssef Nada a écrit sur son site : « Cela a duré de 1997 à 2005 pour obtenir la condamnation du Tribunal criminel de Milan contre Guido Olimpio auteur de l’article duCorriere della Sera, et un procès civil est en cours. Les mensonges de l’article de Guido Olimpio ont été diffusés et répandus partout ».

[8M. Youssef Nada a écrit sur son site : « Parmi ceux qui ont participé à diffuser les mensonges, que ce soit par envie ou par haine, en connaissance de cause ou non, intentionnellement ou non, qu’ils aient été recrutés pour acculer les activistes islamistes, ou motivés politiquement ou financièrement, ou par leurs propres objectifs professionnels, ou qu’ils aient été induits en erreur, on peut citer les noms suivants : Roland Jacquard, Leo Sisti, Kevin Coogan, Paolo Fusi, Daniel Pipes, Victor Comras, Sylvain Besson, et d’autres qui seront nommés plus tard . »

Durant ces années où Israël et les États-Unis menaient leur guerre contre l’Islam, on a vu apparaitre des experts en terrorisme, des théoriciens de l’islamophobie, tel que Daniel Pipes aux Etats-Unis. Voir « Daniel Pipes, expert de la haine », Réseau Voltaire, 5 mai 2004.

[9Livre publié en arabe. En publication en anglais, français et allemand.

[10La résolution 1267 de 1999, concerne Al-Qaïda et les Taliban. Le Conseil de sécurité de l’ONU a inauguré la pratique des « sanctions ciblées » contre des personnes (et non des États) en octobre 1999, pour « contrecarrer le régime des talibans en Afghanistan ».

[11La résolution 1373 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée après le 11 septembre 2001, met l’accent sur la lutte contre le financement du terrorisme en introduisant une obligation générale de gel des avoirs et des ressources économiques des personnes et entités impliquées dans des actes de terrorisme. Le Conseil de l’Union européenne a constitué sa propre liste au lendemain du 11 septembre 2001.

[12Voir : « Swiss firm shuts down after terrorism probe », swissinfo.ch, 9 janvier 2002.

[13« On se sert du terrorisme pour faire peur et pour restreindre les libertés fondamentales », Interview de Dick F. Marty, Horizons et débats, 28 janvier 2008.

[15Voir :
 « Des cadres des Frères musulmans devant un tribunal militaire », El Watan, 12 juin 2008.
 « Égypte. Condamnations prononcées contre des membres des Frères musulmans : une justice faussée », Communiqué de presse, Amnesty International, 15 avril 2008.