La libéralisation politique et économique des pays de l’Est s’accompagne d’une libéralisation des moeurs. L’homosexualité y est progressivement dépénalisée et commence à s’exprimer au grand jour. Mais s’il y a une relation de cause à effet, elle n’est pas dans le sens que l’on croit. Les homosexuels ont été les premiers à remettre en cause les dictatures sans rompre avec les institutions. Ce sont leurs mouvements légaux, et non pas les dissidences soutenues par les États-Unis, qui ont trouvé un écho dans les opinions publiques locales, et ont sapé le principe totalitaire. Leur volonté d’assumer l’originalité de leurs comportements privés les a inexorablement conduits à contester le système normatif dans lequel ils vivaient. Et c’est leur exemple qui a ouvert la voie au changement, là où la révolte contre l’impérialisme russe aussi bien que la dissidence anticommuniste avaient échoué.

De la révolution bolchevique à la dictature soviétique

On ne peut comprendre ce phénomène historique sans évoquer le passé. Lorsqu’en 1917 survint la révolution bolchevique, un immense souffle de Liberté traversa l’empire russe. Ceux qui voulaient "faire du passé table rase" pour "libérer l’Homme" commencèrent par libérer les camps de détention tsaristes. Les homosexuels, qui avaient été victimes de l’Ordre moral orthodoxe, s’engagèrent au côté des bolcheviques, et formèrent des "soviets d’homosexuels". L’URSS exerça immédiatement une fascination sur les intellectuels homosexuels d’Europe occidentale. Certains d’entre eux y virent même Another country, une nouvelle patrie, qu’ils rejoignirent. Mais au lieu d’accoucher d’une "société sans classes", la révolution ne fut que le remplacement du tsarisme par le stalinisme. Staline fit assassiner les uns après les autres tous les délégués du Congrès bolchevique de 1936, et renvoya les homosexuels au Goulag. C’est à ce moment qu’André Gide dénonça le nouveau régime dans son Retour d’URSS. Malheureusement cette lucidité ne fut pas partagée en dehors du mouvement homosexuel.

En 1940 Staline, alors allié d’Hitler, annexa les pays Baltes. L’homosexualité y fut immédiatement réprimée. En 1945 Staline, cette fois combattant les nazis, profita de l’avance de l’Armée rouge pour satelliser la quasi-totalité de l’Europe centrale et balkanique. Mais obligé de maintenir la fiction d’États indépendants, il ne leur imposa pas son Code pénal. Il s’en suivit des législations très différentes d’un pays à l’autre dans les États prétendument communistes. La Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est, et la Bosnie-Herzégovine (province de Yougoslavie) faisant figure d’exceptions libérales.

On dispose de très peu d’informations sur la vie clandestine des homosexuels dans l’empire soviétique jusqu’aux années quatre-vingt. Tous les lieux de rencontre étaient interdits. Il n’y était jamais fait référence dans la presse, ni en bien, ni en mal. Les hommes interpellés étaient condamnés à cinq ans de réclusion criminelle, dans des conditions atroces. Une mission d’observation envoyée en 1990 par l’International Gay and Lesbian Human Rights Commission dans un pénitencier proche de Kiev, constata les violences sexuelles dont étaient victimes les homosexuels condamnés, à la fois de la part des gardiens et des codétenus. Elle conclut que deux tiers des personnes condamnés pour homosexualité décédaient en prison des mauvais traitements. Les prisonniers libérés, dont le Projet Ornicar a pu recueillir les témoignages à la même époque, ont confirmé en tous points ce rapport. Les lesbiennes quant à elles étaient plutôt considérées comme des malades mentales, que des criminelles de droit commun. Elles étaient soumises à des traitements psychiatriques, et souvent internées avec l’approbation des familles.

La contestation gaie en RDA

Après l’échec des soulèvements hongrois et tchécoslovaque contre l’impérialisme russe, c’est en Allemagne de l’Est que s’amorça la première remise en question du totalitarisme et de l’uniformisation des modes de vie. A Partir de 1983 des penseurs communistes, s’appuyant sur une lecture précise de Karl Marx, montrèrent que l’individu peut trouver son épanouissement personnel non seulement par le travail hors des relations économiques d’exploitation, mais aussi par la création culturelle. Le mouvement gai se reconstitua rapidement et devint l’avant-garde de la contestation du régime. En 1985 le Politburo prit acte de cette évolution, dans une note diffusée uniquement à l’Administration. Puis lors du Congrès du Parti en 1986, le Premier Ministre Erich Honecker rendit publique cette décision. L’homosexualité fit alors son apparition non seulement dans la presse écrite médicale ou juridique, mais aussi dans celle des Églises protestantes, et dans celle du Parti.

La fin du tabou fit tache d’huile. La discussion gagna la presse hongroise, polonaise, tchèque et slovène. Partout le débat sur l’homosexualité était à double sens : en contestant la norme hétérosexuelle, c’est le principe totalitaire que l’on critiquait. Partout il était conduit par des intellectuels communistes, animés par l’idéal de libération de l’Homme, et considérant l’expérience stalinienne comme une trahison absolue de la pensée marxiste.

En 1987 le débat prit une ampleur nouvelle, en apparaissant à la télévision. La chaîne officielle de RDA consacra son émission "Visite" à "l’homosexualité, variation naturelle de la sexualité humaine". Le Gouvernement produisit l’année suivante un documentaire pour le cinéma, intitulé "L’autre amour" (Die Andere Liebe), puis une fiction intitulée Coming Out (en anglais dans le texte).

Simultanément l’Université d’Humboldt créa une "chaire d’études gaies et lesbiennes" en 1984. Plusieurs congrès juridiques et médicaux furent organisés sur les aspects psychosociaux de l’homosexualité. Et le 11 août 1987 la Cour suprême est-allemande abaissa l’âge légal des relations homosexuelles consentantes à 14 ans. Le 28 décembre 1988 le Parlement est-allemand reconnut l’égalité des droits pour tous les couples quelle que soit leur orientation sexuelle. A cette date la République Démocratique Allemande était donc l’État européen le plus avancé en matière de législation sur les homosexuels. Ce n’est que l’année suivante qu’à l’Ouest le Danemark devait se doter d’une loi sur le Partenariat.

Le 9 novembre 1989, les citoyens allemands mirent à bas le Mur de Berlin, symbole du système soviétique. Désormais la chute des gouvernements de l’Est, les uns après les autres, était inexorable, de même que l’unification de l’Allemagne, la dissolution du Pacte de Varsovie, et le démantèlement de l’URSS.

On comprend fort bien que face à une évolution aussi rapide et aussi complète, la question de l’homosexualité soit devenue un point de fixation politique dans l’empire soviétique, aussi bien pour ceux qui souhaitaient le changement, que pour ceux qui le redoutaient.

Le mouvement gai en URSS

Les "dissidents" russes n’ont joué aucun rôle dans ce débat, d’une part parce qu’ils n’ont pas conduit de réflexion sur ce thème, et d’autre part parce qu’ils étaient privés de moyens de parole dans les mass médias. A l’exception notable du Prix Nobel Andrei Sakharov, ils se sont montrés mal à l’aise avec l’homosexualité. Il est vrai que le KGB sous Brejnev avait fait interner plusieurs d’entre eux en hôpital psychiatrique, prétendument pour soigner leur "homosexualité". C’est pourquoi lors des accords d’Helsinki en 1975 les États-Unis avaient exigé la libération des faux homosexuels des hôpitaux.

En URSS le premier article sur l’homosexualité semble avoir été publié en 87 dans le Journal des Jeunesses communistes (Moskovskii Komsomolets). Il présente sur un ton extrêmement caustique la tenue de débats au sein du parti frère est-allemand, et même la création de sections d’homosexuels dans les Jeunesse communistes de RDA. Plusieurs débats furent organisés en 1989 à la télévision russe, grâce à la protection de Madame Raïssa Gorbatchev. En réaction, un mystérieux "groupe d’étudiants en médecine" lança une violente campagne de presse dénonçant les "drogués, les putes, les ivrognes, et les pédés.... qui ne méritent pas d’être considérés comme humains", et en réclamant "l’internement des homosexuels dans des camps spéciaux, pour prévenir le sida". Cette campagne ayant débuté dans "Literaturnaia Gazeta", il est généralement admis qu’elle était organisée par les éléments durs du KGB.

C’est donc dans un contexte à haut risque que furent créés les premiers journaux homosexuels à Moscou : Tema pour les gais, et Lira Safo pour les lesbiennes. Mais à l’inverse de la RDA, les militants homosexuels russes ne croient pas au communisme. Ils ne veulent pas le réformer, mais l’abolir. Il est vrai qu’en URSS le communisme n’était plus qu’une rhétorique creuse, ignorant les principes fondamentaux du marxisme, et n’évoquant aucune espérance. Au cours des ans le pouvoir autocratique et totalitaire des Tsars s’était reconstitué sous une nouvelle appellation, le Parti remplaçant l’Église orthodoxe, mais les pratiques restant désespérément les mêmes.

Avec la Perestroïka, le vieux système n’en finissait plus d’agoniser, et les partisans de l’empire monolithique, regroupés au sein du KGB et d’une partie de l’Armée, tentèrent l’impossible contre la libéralisation des mœurs. Cambriolage des locaux de Tema, interpellation de militants, arrestation de certains, saccage de bars à clientèle gaie... tous les moyens furent utilisés par la police politique, avec l’énergie de la bête qui meurt.

En août 1991, l’International Gay and Lesbian Human Rights Commission, basée à San Francisco, finança un festival de cinéma gai à Moscou. Défiant le poids du passé, un étonnant battage médiatique poussa des milliers de moscovites à découvrir les classiques de Maurice à Torch Song Trilogy.

Les homosexuels sauvent la démocratie

Soudain la vieille garde tenta de reprendre le contrôle. Le 19 août les chars envahirent Moscou. Gorbatchev fut assigné à résidence. L’état d’urgence fut décrété pour six mois, la censure rétablie, les manifestations interdites : c’était le putsch. Une terrible torpeur s’empara de la capitale : la population habituée au pire, se terrait chez elle en attendant des jours meilleurs. Les députés et leur président, Boris Eltsine, se retranchaient au Parlement, cette immense bâtisse surnommée la "Maison-Blanche", en attendant leur arrestation imminente. Des officiers du KGB se présentèrent au nom du nouveau "Comité d’État" à l’Hôpital central de Moscou, pour qu’on leur communique la liste des malades du sida. De Paris, François Mitterrand envoyait ses bons vœux aux putschistes, plaçant l’alliance franco-soviétique au-dessus des Droits de l’homme. La parenthèse démocratique semblait close définitivement en Russie.

Or quelques centaines de jeunes gens décidèrent de résister, et de mourir plutôt que d’assister passivement au retour de l’Ordre ancien. Ils dressèrent des barricades autour du Parlement, s’interposant entre les députés et l’Armée. Ce face à face a été filmé par les caméras de CNN. On voit, haranguant les soldats pour qu’ils ne tirent pas sur leurs compatriotes, une sorte de jeune Gavroche. C’était Roman Kalinin, fondateur de Tema, âgé de vingt-deux ans. Les militaires refusèrent de donner l’assaut. Avec Boris Eltsine, les Moscovites volèrent au secours de la Victoire et se joignirent en nombre raisonnable aux insurgés. Le putsch échoua.

45 chefs d’État pour parler d’homosexualité

Quinze jours plus tard devait se tenir à Moscou la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe. Quarante-cinq chefs d’État et de Gouvernement étaient attendus pour discuter de l’application des accords d’Helsinki. La Conférence ajournée par les putschistes fut reprogrammée par Gorbatchev libéré. François Mitterrand préféra prudemment se faire représenter. A la session sur les Droits de l’homme fut rattaché un groupe d’experts sur "les Droits des gais et lesbiennes en Europe", constitué sous l’égide du Gouvernement suédois. Présidé par Hasse Ytterberg (RFSL/Suède), il comprenait notamment Kurt Krickler (Hosi-Wien/Autriche), Thierry Meyssan (Projet Ornicar/France) et Jim Toevs (IGLHC/USA). Le comité rédigea une proposition de résolution sur la dépénalisation de l’homosexualité en Europe, qui fut inscrite à l’ordre du jour de la session plénière. Mais l’allongement de la discussion sur le désarmement ne permit pas l’examen de cette proposition au cours de la Conférence. Quoi qu’il en soit le principe était posé de manière irréversible.

L’un des participants raconte : "C’était une ambiance étrange, l’ensemble du système policier venait de s’effondrer brutalement. La foule avait prit d’assaut le siège du KGB, et les policiers étaient avant tout préoccupés de leur propre sécurité. Dans la rue les gens continuaient pourtant à se fondre dans la masse, par habitude ou par crainte de la répression. Notre groupe de travail avait une allure de provocation, mais il n’y avait plus d’autorité pour nous répondre. Nous nous réunissions à l’Institut d’études sociales, qui est devenu peu de temps après la Fondation Gorbatchev. Cet immeuble immense paraissait presque entièrement vide. Nul ne savait plus où était le pouvoir. Nous déjeunions au restaurant de l’Institut. Une salle magnifique décorée 1930. Chaque couvert était une pièce de musée. Les verres en cristal taillé étaient des bijoux exceptionnels. Mais nous n’avions presque rien à manger. Ce contraste entre le faste des lieux et la misère des repas illustrait l’état de l’URSS : une structure sans contenu."

Une ère nouvelle

Après le putsch manqué, Boris Elstine supplanta progressivement Michaïl Gorbatchev. L’URSS fut dissoute et chaque État qui la composait retrouva sa souveraineté. Il est devenu impossible de condamner les homosexuels en Russie, bien que la loi n’ait pas été abrogée. De nombreux condamnés ont été amnistiés et libérés, mais pas tous. La confusion règne encore et les généralités souffrent de nombreuses exceptions. Quoi qu’il en soit les premières boites gaies se sont ouvertes, et plusieurs discothèques hétéro acceptent les couples homosexuels.

À Saint-Petersbourg, la mairie refuse de reconnaître la Fondation Tchaikovski, au motif que le nom de ce grand musicien appartient au patrimoine national et ne saurait être confisqué par un groupe marginal". Il y a peu sa présidente, Olja Zhuk, avait été poursuivie pour "incitation des hommes à la sodomie".

L’Ukraine a dépénalisé l’homosexualité, sans pour autant cesser complètement de la réprimer. En effet, les tribunaux méprisaient plus les lesbiennes que les homosexuels masculins. La jurisprudence considère que chaque femme est une "Eve tentatrice", et qu’il convenient de réprimer la sexualité féminine pour préserver la cohésion de la société.

Une ère nouvelle débute pour les homosexuels d’Europe de l’Est, mais il est peu probable que leur avenir soit désormais commun. Par exemple en Pologne, la chute de Jaruselski a semblé profiter aux Libertés en général, avant d’être récupérée par les ultra-catholiques de Solidarité. Lech Walesa a chassé ses anciens collaborateurs, fait interdire l’avortement, et censurer la presse gaie, au nom de la défense des "valeurs catholiques". Tandis que la Hongrie a dépénalisé, et qu’en Tchéquie le président Vaclaw Havel s’est engagé à assurer l’égalité complète des Droits pour les homosexuels.

A l’extrême la Serbie a déclaré la chasse aux homosexuels. Le porte-parole du président Milosevic a dénoncé "L’influence directe du lobby mondialiste des francs-maçons et des homosexuels... Nous ignorons ici, a-t-il poursuivi, l’incroyable pouvoir, énergie et influence, de ces organisations".

Les Allemands de l’Est ont eu la surprise d’être absorbés par un état moins libéral que le leur : la République Fédérale ne reconnaît pas le couple gai. Pourtant ils ont rejoint le Conseil de l’Europe et ne craignent pas le retour de la dictature. A l’opposé les Russes découvrent la liberté dans un pays sans tradition démocratique. Ils risquent de tomber sous le joug d’un nouveau pouvoir totalitaire, et l’Église orthodoxe est clairement candidate pour remplacer à nouveau le Parti. Bien que les patriarches n’aient pas exprimé leur position vis-à-vis de l’homosexualité ni de l’avortement, il suffit de les entendre prêcher le "retour aux valeurs nationales" pour craindre le pire. Boris Elstine, désigné président de la nouvelle Russie, n’a pas choisi de rendre hommage aux homosexuels qui sauvèrent sa vie durant le putsch. Il a préféré mettre en scène son sacre par le patriarche orthodoxe, dans la vieille tradition tsariste.

Source
Rebel (France)

Les Jeunesse communistes homosexuelles d’Allemagne de l’Est

En RDA les Jeunesses communistes ont soutenu au maximum le mouvement homosexuel, pratiquant une véritable surenchère avec l’opposition politique qui se développait dans le sillage des Églises protestantes.

Les Jeunesses communistes absorbèrent le Sonntags-Club de Berlin et ses sections locales de Dresden, Leipzig, Weimar, Gera, Magdeburg, Postdam et Halle. Ces associations rassemblaient des intellectuels et des scientifiques favorables à la reconnaissance légale des homosexuels. La Radio des Jeunesse communistes diffusa des émissions régulières sur l’homosexualité et la bisexualité.

Tous les cinq ans se tenaient un gigantesque "Festival de la Jeunesse" sous l’égide du Parti. Lors de Festival de Mai 1989 un film sur l’homosexualité fut projeté sur l’écran géant, suivi d’un débat. Des stands particuliers furent mis à disposition des sections gaies des Jeunesses communistes. Dans son discours de clôture le Premier secrétaire de l’organisation déclara : "En accord avec les objectifs du programme des Jeunesses communistes pour le 40° anniversaire de la République Démocratique Allemande ... nous accordons la plus grande importance à l’intégration des jeunes homosexuels et à leur pleine citoyenneté ... Je peux vous assurer que les Jeunesses communistes continuerons à agir avec la plus grande attention jusqu’à la plus complète égalité des jeunes homosexuels et des autres citoyens dans les diverses formes de son travail politique et idéologique."

A notre connaissance Georges Marchais ne s’est jamais exprimé ainsi à la "Fête de l’Humanité".