Depuis la chute du Mur de Berlin, les néo-conservateurs ont expérimenté et généralisé via la National Endowment for Democracy (NED) une méthode de prise de pouvoir indolore dans les États du Pacte de Varsovie, puis de l’ex-URSS. La recette est simple pour faire croire que l’on a gagné les élections : on développe le ressentiment populaire contre les dirigeants en place autour du slogan « Y’en a marre ! » ; simultanément, on divulgue des sondages truqués qui annoncent l’inexorable victoire du parti pro-états-unien et l’on organise des incidents dans des bureaux de vote. Il suffit alors de prétendre que les élections ont été truquées par le parti au pouvoir pour que le parti pro-américain soit automatiquement considéré comme le vainqueur de l’élection et que les autres formations politiques soient oubliées.
Depuis le renversement du gouvernement bulgare en 1990, la presse dominante dans les États atlantistes applaudit sans réfléchir chaque fois qu’un parti pro-états-unien vaincu dans les urnes s’empare du pouvoir par la rue. Etrangement, lorsque un gouvernement truque manifestement des élections pour empêcher son opposition anti-états-unienne de lui succéder, les mêmes journalistes deviennent aveugles.

Le 2 juillet 2006, les électeurs mexicains se rendaient aux urnes pour l’élection présidentielle. La Commission électorale (IFE) a déclaré que Felipe Calderon, le candidat du Parti d’Action nationale, parti du président sortant Vicente Fox avait obtenu une avance de 0,5 % sur son adversaire de gauche, Andrés Manuel López Obrador. Ce dernier a immédiatement contesté les résultats en se fondant sur des sondages « sortie des urnes » qui lui étaient favorables et sur des preuves de fraude massive. Il a immédiatement soumis ces éléments au Tribunal électoral et a mobilisé ses militants en faveur d’un recompte des voix.

Contrairement à ce qu’affirme la presse dominante internationale, M. Calderon n’a pas été déclaré vainqueur officiellement. Le vainqueur ne peut pas être déclaré par l’IFE mais par le Tribunal électoral (TRIFE) qui ne s’est pas encore prononcé. Les récriminations de M. Lopez Obrador ont été évoquées sans autres précisions, sous une forme caricaturale qui le présentait comme un mauvais joueur (Pour une analyse détaillée du contentieux, voir l’ abondant dossier en espagnol préparé par nos collaborateurs latino-américains). De même, le soutien logistique apporté par les États-Unis à MM. Calderon et Fox a été passé sous silence.

Ce traitement partial des élections mexicaines se situe dans le prolongement de la ligne éditoriale dominante pour tout ce qui concerne l’Amérique latine. Si l’on a pu écrire avec bienveillance sur les victoires des partis anti-impérialistes au Venezuela, en Argentine, au Brésil et en Uruguay, la ligne jaune a été franchie avec la nationalisation des hydrocarbures au Venezuela, puis en Bolivie. Soudainement les leaders « populaires » ont été qualifiés de « populistes » et la louable volonté de souveraineté économique est devenue un odieux nationalisme. La presse s’est déchaînée contre le président Evo Morales et a tremblé à l’idée d’une possible victoire d’Ollanta Humana au Pérou.

L’ex-ministre des Affaires étrangères mexicain, Jorge Castaneda, profita de cette ambiance pour dénoncer, dans une tribune fort bien diffusée par Project Syndicate, le programme de son adversaire politique M. Lopez Obrador, accusé de développer un programme similaire à celui, honni, de MM. Morales ou Chavez. Il ne fut pas seul à mettre ainsi en cause le candidat de la gauche mexicaine.
Dans un entretien publié avant les élections par le quotidien français Le Monde, le président sortant, Vicente Fox, glorifiait son bilan sans rencontrer de contradiction. Il allait même jusqu’à nier l’existence de problèmes sociaux majeurs, concédant qu’il existait seulement des problèmes locaux. Défendant ardemment les mesures de libre-échange avec les États-Unis, il dénonçait l’attitude du Venezuela et le « populisme » de son président Hugo Chavez (qui n’ a pas bonne presse dans les colonnes du Monde), associé implicitement à M. Lopez Obrador.
De même, toujours avant les élections, Denise Dresser, éditorialiste du journal mexicain Reforma, affirmait dans le Los Angeles Times que beaucoup de ses compatriotes voyaient Andrés Manuel López Obrador comme un homme dangereux et populiste. De son côté, dans le New York Times et l’International Herald Tribune, le rédacteur du magazine Letras Libres, présentait Andrés Manuel López Obrador comme un exalté messianique, dangereux pour la démocratie mexicaine et qui ne manquerait pas de parler de fraudes s’il perdait l’élection.

Les lecteurs de la presse dominante étaient donc bien préparés avant même l’élection à ne pas porter crédit à cet individu douteux. Après les élections, le ton ne changea pas.
Il est bien difficile de trouver dans la presse dominante occidentale un article relayant les accusations de M. Lopez Obrador.
Le journal mexicain Universal reprend pour sa part le discours prononcé par le candidat devant ses partisans le week-end dernier. Il assure être convaincu de sa victoire et affirme disposer de nombreuses preuves étayant ses dires. Il demande que le Tribunal électoral ordonne un nouveau décompte et assure que ses militants ne se démobiliseront pas.
Ce point de vue est soutenu par une large partie de la presse de gauche latino-américaine. L’éditorialiste irakien, Adnan Hussein Ahmed, assure également aux lecteurs du journal arabophone en ligne Rezgar, que l’adversaire de M. Lopez Obrador est un valet des néo-conservateurs. Pour l’auteur, il ne fait pas de doutes que le candidat du Parti d’Action nationale, dauphin de Vicente Fox, est, comme son prédécesseur, un agent états-unien chargé de s’attaquer à la tendance socialiste au Mexique et au-delà dans les organisations internationales latino-américaines.

Mais, dans le reste de la presse dominante internationale, ce n’est pas le point de vue qui prévaut et la charge contre Andrés Manuel López Obrador est à nouveau mené par M. Jorge Castaneda. Toujours grâce à Project Syndicate, l’auteur publie immédiatement après l’élection une tribune assurant la victoire de Felipe Calderon dans El Nuevo Diario (Nicaragua), le Los Angeles Times (États-Unis), le Koreal Herald (Corée du Sud), Diario Las Americas (journal hispanophone états-unien de Miami), El Periodico (Guatemala), La Opinion (journal hispanophone états-unien de Californie) et sans doute bien d’autres titres. Notons que cette diffusion semble davantage cibler les pays voisins du Mexique et qu’elle ne correspond pas forcément à une diffusion Project Syndicate « classique », c’est à dire bénéficiant d’un large écho dans la presse anglophone asiatique. M. Castaneda fustige encore une fois Andrés Manuel López Obrador qu’il accuse de populisme et d’être l’héritier de l’autoritarisme de l’ancien parti dominant, le PRI. Pour M. Castaneda, il ne fait aucun doute que Felipe Calderon a bien été élu et il projette déjà quel programme devra être le sien : poursuite de la politique économique de Vicente Fox et réforme institutionnelle visant à construire des majorités parlementaires derrière le président.
Comprenant qu’il s’est sans doute exprimé trop vite et que la crise électorale n’était pas terminée, M. Castaneda revient à la charge dans le Wasington Post quelques jours plus tard. A nouveau, il réaffirme que M. Calderon est bel et bien le nouveau président légalement élu du Mexique et que l’agitation actuelle est le fruit du manque d’expérience face à des élections libres mais serrées. Il demande un respect des procédures électorales afin d’éviter que Andrés Manuel López Obrador ne les détourne. Nuançant son propos, il conseille toutefois à M. Calderon d’adopter une partie des propositions de son rival pour obtenir le soutien des plus pauvres.
L’ancien ambassadeur au Panama et ancien conseiller de la campagne électorale de John Kerry, Robert A. Pastor, par ailleurs directeur exécutif de la Commission on Federal Election Reform, vante les mérites du système électoral mexicain pour mieux dénoncer, sans le nommer, Andrés Manuel López Obrador dans le Los Angeles Times. Il désigne le candidat de gauche comme un politicien qui croit gagner une élection quand il a le plus grand nombre de partisans dans la rue. Notons que cette description ne s’applique qu’aux responsables politiques n’ayant pas les bonnes grâces de Washington, et non à MM. Mikhail Saakashvili ou Viktor Yushchenko. Pour l’auteur, il ne fait aucun doute que le système électoral mexicain est meilleur que celui des États-Unis, même s’il n’est pas parfait. Il suffit de voir le résultat de l’élection de 2000 pour en être convaincu, mais contrairement à l’auteur, nous ne pensons pas que cela dissipe les soupçons de fraudes.

Toutefois, tous ne sont pas aussi affirmatifs que MM. Castaneda ou Pastor.
Partant de l’exemple des élections US, l’ancien conseiller d’Al Gore lors de l’élection présidentielle états-unienne de 2000, Ronald Klain, se montre lui bien plus sceptique dans le Washington Post. Dans une sorte de lettre de conseil à Andrés Manuel López Obrador, l’avocat recommande de ne pas suivre l’exemple d’Al Gore et de ne pas jouer la seule carte légaliste. Il préconise de mobiliser ses militants et de faire de l’activisme. Il recommande en revanche à M. Calderon d’accepter un recompte des voix ; : il perdra peut-être, mais s’il est élu avec un soupçon de fraude, il ne sera jamais légitime aux yeux de la population.
Cet avis surprend tant il sous-entend que pour M. Klain, il y a le même type de fraude aujourd’hui au Mexique qu’en Floride en 2000. Or, M. Klain est un Clintonien dans le parti démocrate, et appartient à une élite états-unienne qui, n’a généralement que peu de considération pour M. Lopez Obrador. Faut-il voir dans cette tribune un rappel des manœuvres passées du clan Bush à l’approche des élections de novembre ou bien une dissension sur le cas mexicain au sein du parti démocrate ?

De son côté, Greg Grandin, professeur d’histoire latino-américaine à l’université de New York et contributeur à l’hebdomadaire de gauche The Nation, estime dans le New York Times qu’aujourd’hui, les composantes d’une crise majeure entre les États-Unis et le Mexique sur la question agricole et sur l’immigration sont réunies. Pour lui, il ne fait pas de doute que l’on va vers une détérioration des relations états-uno-mexicaines et vers une radicalisation d’une paysannerie mexicaine privée de ressources par les accords de libre-échange. Il préconise donc que les États-Unis ne soutiennent pas Calderon dans la crise actuelle et acceptent de renégocier le volet agricole de l’ALENA avec le prochain président élu, quel qu’il soit.
Or, c’est précisément pour éviter cette renégociation que Washington a soutenu le candidat du PAN.