George et Herman Brown, fondateurs de la société Brown & Root

Dick Cheney est nommé, en 1995, à la tête de la société Halliburton pour sa connaissance exceptionnelle des rouages du Capitole et du Pentagone, et bien qu’il n’ait aucune expérience dans le privé. Le pari du Conseil d’administration qui l’embauche sera couronné de succès : cinq ans avant son arrivée, les prêts accordés à la société et appuyés par l’État s’élevaient à 100 millions de dollars, pour atteindre 1,2 milliards à son départ. Les contrats passés avec le gouvernement doublent pratiquement dans la même période, passant de 1,2 milliards à plus de 2,3 milliards. Le fait que Cheney ait joué de ses relations pour obtenir ces contrats est pratiquement impossible à prouver, par ailleurs Halliburton peut arguer qu’elle est réellement la société la plus apte à les honorer [1]. Quoi qu’il en soit, Dick Cheney a amplifié un système qui existait avant lui. Pour le comprendre, il convient de revenir sur l’histoire méconnue de la multinationale Halliburton, issue de la fusion entre une société de services pétroliers à très haute technologie et une sorte de cabinet politico-financier comme en produit le mode de vie états-unien.

Les origines du savoir-faire d’Halliburton

À l’origine d’Halliburton, il y a un jeune homme ambitieux et passionné de mécanique, né en 1892 à Henning, une petite ville près de Memphis dans le Tennessee. Erle Palmer Halliburton est l’aîné des cinq enfants d’une famille dont le père décède prématurément en 1904, la laissant pratiquement sans ressources. Deux ans plus tard le jeune Erle, alors âgé de 14 ans, décide de tenter sa chance pour libérer les siens des affres de la pauvreté et part à l’aventure en promettant de ne revenir à Henning qu’avec un million de dollars dans les poches.
Il enchaîne les petits boulots toujours en rapport avec sa passion, la mécanique, et finit par s’installer en Californie après un bref passage dans l’U.S. Navy où il s’occupe de mécanique hydraulique. Il se marie et accepte temporairement la responsabilité d’un projet d’irrigation qui lui procure un salaire honorable pour l’époque de 100 dollars par mois.

Autour de lui s’agitent déjà les aventuriers embarqués dans la frénésie du pétrole, démarrée en 1860 en Pennsylvanie, gagnant la Californie en quelques décennies pour finalement exploser au Texas en 1901 lorsque le brut jaillit au-dessus de la colline de Spindletop. La technologie mise au service de l’extraction évolue alors rapidement, mais beaucoup reste à inventer pour l’optimiser. Les pionniers de l’or noir avancent à l’aveuglette, procèdent de manière souvent maladroite et empirique. Erle Halliburton se fait embaucher par l’entreprise de bétonnage de puits d’Almond A. Perkins. Cette technologie alors quasiment inconnue permet d’éviter que des infiltrations de gaz ou d’eau se produisent dans le puits, rendant son pétrole inutilisable, et permet en outre de consolider ses parois qui habituellement se désagrègent, obligeant l’opérateur à évacuer sans arrêt ces matériaux indésirables à l’extérieur du puits. Rapidement passé de chauffeur de camion à cimenteur de puits, Erle est néanmoins remercié au bout d’un an. Décidant immédiatement de mettre à profit ses nouvelles et précieuses connaissances en créant sa propre entreprise, Erle dira plus tard que son embauche et son licenciement par la Perkins Oil Well Cementing Company étaient les deux meilleures choses qui lui soient arrivées.

Installée au Texas, son entreprise connaît des débuts difficiles, noyée parmi la foule d’aventuriers, entrepreneurs et charlatans en tous genres qui gravitent autour des boomtowns pétrolières. La New Method Oil Well Cementing Company du jeune Halliburton n’encaisse pratiquement aucun profit, mais la détermination inébranlable de son patron finira par payer quand une compagnie d’extraction lui confie la tâche de maîtriser un puits indomptable qui lui fait perdre des revenus importants. Une fois la tâche accomplie, la réputation de la nouvelle méthode de Perkins, à laquelle Halliburton a apporté quelques améliorations, enfle et circule rapidement dans tout le milieu. Les contrats affluent et l’entreprise décolle enfin. Devant ce rapide succès, le détenteur du brevet de la méthode de cimentage et ancien patron de Halliburton assigne ce dernier en justice pour récupérer ses droits. La dispute se soldera par un accord selon lequel Halliburton cède en échange à Perkins les droits sur son propre brevet de fabrication de ciment, mais il n’est pas encore au bout de ses ennuis avec les brevets : quelques années plus tard il mènera sans succès une autre bataille qui l’opposera à l’une des plus puissantes firmes d’alors, la Standard Oil de John D. Rockefeller [2].

Une ville pétrolière états-unienne
en 1927.

En 1924, il concocte un plan de capitalisation boursière en faisant entrer ses principaux clients dans le capital de son entreprise, qui devient la Halliburton Oil Well Cementing Company, ou Howco. De cette manière, il s’assure un salaire plus confortable tout en réservant la majorité des parts à sa famille, et cherche à diversifier son activité en acquérant une flotte d’avions de transport de passagers. L’arrivée de la grande dépression lui fait regretter ce pari ; Halliburton tente alors de reconvertir cette flotte en décrochant un marché public de distribution de courrier. Son offre est rejetée. Il tente donc de rattraper le coup par un voyage à Washington durant lequel il proteste auprès des élus, mais son inexpérience des subtilités de la politique le maintient décidément hors de la boucle. En conséquence Erle Halliburton nourrira pendant longtemps une défiance amère à l’égard de « ces gens à Washington », préférant s’en remettre davantage à son expertise et à son flair acquis sur le terrain.

À la fin des années 20, Howco doit son succès à ses camions, qui sillonnent sans relâche les routes du Texas et de l’Oklahoma d’un puits à l’autre, et à la persévérance d’un directeur qui va dénicher les contrats, aussi modestes soient-ils.

Les relations politiques de Brown & Root

À l’inverse, une autre petite compagnie basée au Texas fit simultanément son chemin dans les méandres des courants politiques, chevauchant cycles économiques et guerres comme nulle autre.

Quand la famille Brown arrive au Texas en 1879, cet État ne compte pas un million d’habitants (la population explosa ensuite pour atteindre trois millions en 1900) qui vivent dans de petites villes autarciques, reliées par des chemins défoncés - souvent d’anciennes pistes indiennes - qui freinent considérablement tout développement.

Herman et George Brown naissent en 1892 et 1898 dans l’ambiance de western de la ville de Belton, où leur père Riney tient un petit commerce. Herman se distingue par son ardeur au travail et se détourne rapidement de ses études pour prendre un petit boulot dans les travaux publics, quand son jeune frère, plus charmeur et extraverti, vend des lapins et des journaux avant de rejoindre le Rice Institute de Houston, qui deviendra la Rice University. Il rs’engage dans l’armée durant la Première Guerre mondiale, sans toutefois participer aux combats, puis s’inscrit à l’école des Mines du Colorado, dont il sort avec un diplôme affublé du commentaire « gagne son pouvoir grâce à sa capacité à se faire des amis ». La carrière de George Brown ne démentira pas cette note particulièrement clairvoyante.

Entre temps, son frère Herman s’est lancé avec sa femme Margaret Root dans la construction de routes. Avec l’essor de l’automobile, il a compris l’importance de l’amélioration des voies de communication pour le développement du Texas, et sa petite affaire marche correctement, même si il ambitionne, comme Erle Halliburton, une carrière plus mirifique. Il embauche George après une expérience dans les mines qui manquera de coûter la vie à ce dernier, et s’appuie sur les capitaux apportés par son beau-frère Dan Root pour agrandir son entreprise qui fonctionne alors avec quelques mules ainsi qu’une poignée de forçats repris de justice.

Mais rapidement Herman Brown comprend aussi qu’en plus de la force de travail, l’élément clé de sa réussite réside en sa capacité à garantir l’afflux de contrats par un réseau relationnel solide.
Là où Howco avait échoué en soumettant une offre perdue dans la masse, l’entreprise des frères Brown devait faire ses gammes dans le contexte particulièrement difficile des travaux publics du Texas, où se développaient à l’époque les pratiques de corruption qui continuent aujourd’hui de caractériser l’ « univers impitoyable » du business texan. Au milieu des premiers scandales autour de l’attribution de contrats par le Département des autoroutes du Texas nouvellement créé, George et Herman Brown firent preuve d’une étonnante capacité d’adaptation. Se contentant au départ de petits contrats et de sous-traitances laissées derrière le sillage des favoris de l’élite politique, ils cultivèrent peu à peu leur influence auprès des décideurs selon l’adage « La politique c’est les affaires, les affaires sont de la politique ». Un premier contrat relativement important est décroché par Herman simplement en se rendant dans le bureau du directeur de la commission d’attribution des contrats publics, sans aucun appel d’offre, installant d’ores et déjà Brown & Root (aujourd’hui Kellogg, Brown & Root, ou KBR) dans son véritable cœur de métier.

Assise sur de confortables profits générés par la construction de routes, mais aussi sur une quantité impressionnante de billets à ordre (promesses de paiement s’étalant sur des périodes allant jusqu’à cinq ans), Brown & Root aurait pu disparaître avec les milliers d’entreprises qui, en 1929, se retrouvèrent avec des montagnes de papier sans valeur. Seulement les conseillers financiers des frères Brown avaient insisté avec virulence pour qu’ils les échangent contre des liquidités avant le grand crash. Cela fournit à Brown & Root une base de subsistance durant les premières années de vache maigre qui ralentirent considérablement le développement des routes.

En 1932, Brown & Root doit pourtant se résoudre à prendre en charge le collectage des ordures de la ville de Houston, qu’elle optimise en enjoignant ses employés de trier les déchets organiques dont ils nourrissent des porcs qui sont ensuite vendus. Ce sera le premier d’une longue série de scandales autour de l’attribution à Brown & Root et sa gestion des marchés publics. En effet, une offre d’un montant moins élevé avait été soumise, mais le contrat est tout de même attribué à Brown & Root, suscitant l’ire de la presse locale.
Ainsi l’entreprise s’accroche et n’hésite pas à accepter de se diversifier à outrance pour survivre, mais bientôt les coffres sont vides : il faut jouer un gros coup ou mettre la clé sous la porte.
Pour cela les frères Brown doivent se frayer une entrée à un niveau de pouvoir supérieur. Ils trouveront en la personne d’Alvin Wirtz, l’un de leurs proches conseillers, l’intermédiaire idéal.

Alvin Wirtz est alors un personnage politique hors du commun, homme de l’ombre très influent au Texas car éloigné du feu des projecteurs, contrairement aux hommes politiques élus qui doivent sans cesse répondre de leurs actes devant l’opinion publique. Au sein de son cabinet d’avocats Powell, Wirtz, Rauhut & Gideon, il tire alors davantage les ficelles des décisions politiques qu’à son poste de sénateur qu’il avait occupé jusqu’en 1930, moment où il choisit de poursuivre sa carrière dans les coulisses du pouvoir.

Le flair politique de Wirtz oriente rapidement l’attention de Brown & Root vers la seule source d’enrichissement à leur portée, moyennant quelques subtilités relationnelles, à savoir les projets de chantiers publics démesurés du New Deal de Roosevelt. Ceux-ci furent à l’origine de la puissance actuelle de nombreuses entreprises privées, comme Bechtel à qui fut attribuée la construction du barrage hydraulique Hoover Dam. Wirtz était déjà engagé, au nom d’un autre client, dans des procédures visant à obtenir pour lui l’attribution du chantier de construction d’un barrage sur la rivière Colorado. Le financement du projet par les fonds publics n’était possible que s’il s’agissait d’un barrage destiné à prévenir les inondations qui coûtaient chaque année des millions aux collectivités, et non pas un barrage destiné à produire de l’électricité. Wirtz se débrouilla pour convaincre les autorités de l’urgence de la création d’un organisme de gestion des travaux sur la rivière, le Lower Colorado River Authority (LCRA), dont il serait bien entendu le président, et rassura le parlement du Texas sur la nature du barrage qui devait être construit. Une fois cela accompli, Wirtz se rendit à Washington pour sécuriser des fonds du New Deal, mais se heurta aux doutes de l’administration sur l’utilité du barrage. Pour contourner cet obstacle, Wirtz fit tout simplement retracer la carte des districts du Texas afin que le lieu choisi pour la construction du barrage soit situé dans la juridiction du représentant James P. Buchanan, qui accessoirement se trouvait être le président du comité d’attribution des fonds du New Deal. Ensuite, Wirtz baptisa le barrage du nom de ce dernier, qui du coup insista auprès de Roosevelt pour avoir « son barrage » comme cadeau d’anniversaire !

Les travaux à demi terminés, le client de Wirtz fit faillite et laissa un barrage inachevé, bien entendu destiné à produire de l’électricité et donc inefficace contre les inondations. À ce moment Wirtz, qui n’avait pas froid aux yeux, décida tout simplement de faire construire un nouveau barrage en aval du premier, cette fois-ci par son autre client, la société Brown & Root. Peu importe que celle-ci n’ait aucune expérience en la matière, les frères Brown étaient résolus à s’y atteler coûte que coûte, car la survie de leur entreprise en dépendait.

Pour décrocher le marché, ils s’associent avec une autre entreprise plus expérimentée et soumettent un devis irréaliste pour la réalisation du projet : cette méthode consistant à faire grimper les coûts une fois le contrat obtenu est toujours très répandue et désormais peu de gens s’étonnent quand George W. Bush demande quelques milliards de rallonge pour Brown & Root en Irak...

Ainsi, en décembre 1936 le président de la LCRA Alvin Wirtz attribue la construction du Marshall Ford Dam à Brown & Root, qui est également son client. Suivront d’autres difficultés, à chaque fois contournées grâce aux entrées de Wirtz à Washington, et particulièrement à l’influence du représentant Buchanan. Lorsque celui-ci meurt en 1937, Brown & Root perd son principal atout à Washington à un moment crucial pour sa santé financière. Heureusement, c’est un autre ami de Wirtz, le jeune Lyndon Baines Johnson, qui s’engage dans la course pour récupérer le siège de Buchanan. Il s’adresse aussitôt à Wirtz pour qu’il use de son considérable pouvoir afin de l’aider à y parvenir. En échange, Wirtz lui demande de faire passer la loi qui lèvera les derniers obstacles empêchant Brown & Root de se hisser parmi les plus grands contractants de l’État. Protégé de Roosevelt qui met toute sa plate-forme de campagne à sa disposition, Johnson, s’il est élu, en a largement les moyens.

Le plus surprenant, lors de cette campagne qui fut l’une des plus coûteuses que le Texas ait jamais connu, est que Herman Brown lui-même ne soutenait pas le candidat qui lui permettrait de prospérer. Il méprisait d’ailleurs le New Deal, dont il avait pourtant déjà tiré plusieurs millions de dollars. Johnson remporta facilement l’élection grâce aux fonds levés par Wirtz, ainsi qu’au soutien de Roosevelt, et devint littéralement la branche politique de Brown & Root pour les décennies suivantes.
Lors d’une conversation avec George Brown, il décrira leur association comme « Une joint-venture ... Wirtz va s’occuper de la partie légale, je vais m’occuper de la politique, vous allez prendre en charge son aspect business. Nous allons ensemble trouver des solutions qui amélioreront notre position à tous les trois. » [3].

Le glissement vers les industries de défense

La Seconde Guerre mondiale fut la première occasion pour Halliburton et Brown & Root de réorienter leurs activités vers le domaine militaire, dans un effort s’accordant de nouveau parfaitement avec l’orientation des dépenses de l’État. Howco, non contente d’engranger d’importants profits grâce à la demande en pétrole stimulée par l’effort de guerre, se diversifia également dans la production de pièces détachées pour l’armée de l’air et la construction de pistes d’aviation. Brown & Root se convertit pour sa part en un clin d’œil en contractant pour la défense, après avoir construit son assise financière sur le capitalisme du New Deal. Parallèlement la compagnie exerça une forte pression anti-syndicale sur ses employés, et en conséquence Johnson prit un virage à droite aux yeux du public. Il avait assuré plusieurs autres contrats importants à Brown & Root, dont deux autres barrages sur le Colorado, liant définitivement son destin à celui de l’entreprise au point que le businessman Herman Brown paraisse parfois avoir l’ascendant sur le politique Lyndon Johnson. On retrouve aujourd’hui l’illustration de cette relation inversée en entendant des militaires états-uniens évoquer KBR comme un « client » de l’armée [4]...

Lyndon B. Johnson

L’un des meilleurs coups de l’association Johnson / Brown & Root restera la construction de la base militaire de Corpus Christi au Texas. Pour sa nomination en tant que candidat démocrate en 1940, Roosevelt s’appuie sur l’influence de Wirtz et Johnson au Texas, un État dont le vote est crucial. En retour, il ordonne que toute décision de construction militaire réalisée au Texas passe par Lyndon Johnson. Soudainement, Brown & Root est évoqué comme possible contractant pour l’armée, puis obtient peu de temps après le contrat pour la réalisation de la base en des termes plus qu’avantageux : le type de contrat, appelé cost-plus, inclut le remboursement des coûts de construction ainsi qu’un pourcentage de celui-ci versé comme rémunération au contractant, qui a alors tout intérêt à gonfler les coûts pour augmenter ses profits. Le montant fixé à l’origine s’élève à 23 381 000 dollars. Au finale, Brown & Root réalisera le projet pour la somme de 125 000 000 de dollars.

Brown & Root s’engagea ensuite dans la construction de navires de guerre. Inutile de préciser que ce qui assura à la société ses premiers marchés n’était pas son savoir-faire, alors inexistant dans ce domaine, mais le fait qu’elle ait permis par ses moyens financiers de faire élire plus de représentants au Congrès que le Democratic National Committee. Les commandes de navires tombaient par dizaines et en 1943, la construction navale était le premier secteur économique de Houston, où Brown & Root employait 15 000 personnes.

L’avantage principal de la politique syndicale rigide de style open-shop (main d’œuvre fluctuante et précaire) de Brown & Root était sa souplesse d’adaptation et ses faibles coûts de fonctionnement par rapport à ses compétiteurs, ce qui lui permettait de soumettre des offres plus basses et de remporter les contrats. Par ailleurs, lors des mouvements de grève, elle n’hésitait pas à facturer la moindre interruption de production aux centrales syndicales telles que l’AFL-CIO et à licencier à tour de bras les meneurs de ces mouvements, invoquant pour cela leur manque de patriotisme. Herman Brown estimait que l’effort de guerre justifiait cette politique.

À la fin de la guerre, l’État qui possédait 25 % de l’industrie du pays devait notamment se défaire de deux oléoducs Ouest/Est géants, à l’origine destinés à contrer l’attaque des pétroliers par les sous-marins allemands. Encore une fois, des compétiteurs plus expérimentés furent écartés du projet et, grâce à l’influence de Johnson, les frères Brown firent main basse sur le marché par l’entremise d’une société créée pour l’occasion.

Si le monde pouvait facilement constater ce que faisait Johnson pour Brown & Root, l’inverse était moins évident, notamment en raison d’une loi interdisant à l’époque le financement des campagnes par les entreprises et limitant le financement des particuliers à 5000 dollars par donateur. Le financement des campagnes de Johnson par Brown & Root n’était donc pas chose facile. Lors de chaque campagne, des sacs remplis de liasses circulaient de main en main, sans laisser de traces, et les employés de Brown & Root étaient souvent sollicités pour faire des dons au candidat Johnson, qui une fois élu faisait en sorte d’alimenter Bown & Root en marchés publics. Le coût d’une campagne sénatoriale était limité par la loi à 25 000 dollars par candidat, mais les contributions de Brown & Root dépassaient régulièrement à elles seules les 100 000 dollars, dissimulées de différentes manières, quand ce n’était pas pour acheter directement les votes des électeurs comme les Mexicains déshérités du Sud-Texas. En juillet 1942, l’Internal Revenue Service (IRS) repéra des irrégularités dans les comptes de Brown & Root et décida alors d’ouvrir une enquête. Johnson, qui risquait gros dans l’histoire, tenta d’intervenir auprès du président Roosevelt pour lui assurer qu’il s’agissait d’une manœuvre politique. Mais les agents du fisc redoublaient d’ardeur à chaque tentative de Johnson pour étouffer l’affaire, d’autant qu’il ne parvenait pas à convaincre Roosevelt de s’en mêler. Il finit tout de même par accepter, et le lendemain un nouvel inspecteur fut chargé de l’affaire ; il examina le dossier et jugea que les éléments à charge étaient insuffisants étant donné l’effort de guerre fourni par la société, puis trancha pour une amende de moins de 500 000 dollars. L’affaire fut rapidement classée.

Johnson fréquentait à l’époque un groupe informel de richissimes texans, réunis par leur fortune, une volonté commune et un large spectre d’influence politique connu sous le nom de « Suite 8F » en raison de leur lieu de rendez-vous qui se trouvait être la Suite 8F de l’hôtel Lamar de Houston. D’un simple lieu de rencontre informelle, elle devint le lieu où étaient prises les décisions importantes et où se nouaient les alliances, loin du regard du public. Car leur but, aussi paradoxal qu’il puisse sembler, était bien de limiter l’impact des politiques sur leurs affaires respectives, tout en utilisant ces mêmes politiques et législations pour atteindre leurs objectifs.

Le point de fusion

Les dérives de Brown & Root durant la Première Guerre mondiale furent rapidement excusées au regard du public par la priorité de l’effort de guerre et personne n’évoquait alors les « profiteurs de guerre ». En revanche, il en fut autrement lors de la guerre du Viet-Nam.

Les années 50 virent Howco étendre ses activités jusqu’en Arabie Saoudite ou encore au Pérou, en Colombie, Indonésie, Mexique etc. et son revenu global passer de 94 millions de dollars à 194 millions en 1957, année de la mort d’Erle Halliburton, son fondateur, qui s’en allait en laissant une fortune dépassant largement sa promesse initiale d’un million de dollars. Mais la baisse de la demande pétrolière des années 60 entama les revenus de la société, qui chercha alors à se diversifier par tous les moyens.

De son côté, Brown & Root accusait également le coup, mais pour une autre raison. Sa santé financière était au mieux, avec notamment la construction de deux bases militaires, en France et en Espagne, pour une somme de 472 millions de dollars. En revanche, son pilier politique Lyndon Johnson s’était mis en tête de participer à la course présidentielle, ce qui n’était pas pour plaire à Herman Brown, satisfait des retours sur investissement procurés par son poulain au Sénat. Il ne voulait pas d’un Johnson en représentation, sans prise directe sur la législation. Néanmoins Johnson s’inclina aux primaires face au candidat Kennedy, et Herman Brown mourut d’une rupture d’anévrisme en novembre 1962, quelques mois avant l’assassinat de Dallas qui devait porter Johnson à la présidence. Il était alors question d’une acquisition de Brown & Root par Halliburton. D’une part, les frères Brown ne souhaitaient pas vendre leur société à un concurrent. D’autre part, les deux sociétés, dont les points communs étaient leur origine texane, leurs débuts tourmentés et leur politique syndicale sans concessions, présentaient également une singulière complémentarité (la technologie mise au service d’un marché précis pour Halliburton, et la puissance politique d’une Brown & Root) lorsqu’il s’agissait de décrocher les contrats sur lesquels ils mettaient ensuite autant d’hommes que nécessaire.

[1La source principale des informations rapportées dans cet article est : The Halliburton Agenda, The Politics of Oil and Money par Dan Briody, Wiley éd., 2004.

[2La Standard Oil deviendra plus tard la compagnie Exxon, dont nous avons relaté l’histoire dans « Exxon-Mobil, fournisseur officiel de l’empire », Voltaire, 26 août 2004.

[3Cité par l’auteur. Op Cit.

[4Op. Cit. p 78