Comme d’autres génocides, celui du Rwanda a ses négationnistes : ils tentent de mettre sur le même plan le massacre systématique des Tutsis par les Hutus et les crimes de guerre perpétrés ultérieurement par le FPR sur les Hutus en fuite. Une rhétorique semblable à celle des négationnistes du génocide juif, qui mettent en balance le camp d’extermination d’Auschwitz et le bombardement de Dresde. C’est d’ailleurs ce discours, relayé au plus haut niveau, qui a suscité chez Patrick de Saint-Exupéry le besoin irrépressible de raconter « l’inavouable » : en septembre 2003, alors qu’il écoute Radio France Internationale dans sa voiture, à Moscou [1], il entend le ministre des Affaires étrangères français, Dominique de Villepin, évoquer « les génocides » rwandais. Pour le journaliste, « ce pluriel n’a l’air de rien, mais il est terrible ». « Il m’a tétanisé », écrit-il. Il lui rappelle en effet des déclarations de François Mitterrand au sommet franco-africain de Biarritz : au cours de la conférence de presse, le président de la République française avait parlé du « génocide » rwandais. En revanche, dans la version écrite de son discours distribuée à la presse, il était fait mention « des génocides ». Invité à expliquer cette dissonance, il avait eu ces mots glaçants : « Vous voulez dire que le génocide s’est arrêté après la victoire des Tutsis ? Je m’interroge aussi... »

Patrick de Saint-Exupéry se relance donc à corps perdu dans l’enquête sur l’implication française dans le génocide rwandais qu’il avait initiée au printemps 1998 par la publication d’une série d’articles dans Le Figaro. Il adresse son propos directement à Dominique de Villepin, qu’il souhaite emmener avec lui sur les lieux du crime, au cours d’un voyage imaginaire rendu possible par la littérature : « Vous serez, Monsieur, mon fil d’Ariane. Mon interlocuteur imaginaire. Le point d’appui sur lequel je me reposerai pour avancer au fond des ténèbres. Mon témoin. ». Et plonge le lecteur au cœur du « pays aux Mille collines ».

Le Rwanda sous mandat : la construction d’un antagonisme ethnique

Petit pays, d’à peine plus de 25 0000 kilomètres carrés, le Rwanda est une oasis tempérée au sein de l’Afrique des grands lacs équatoriale. Le climat y est doux et humide, du fait d’un relief particulièrement montagneux qui lui vaut son surnom de pays aux Mille collines. Majoritairement tourné vers l’agriculture, il est très propice au développement humain et est donc densément peuplé, avec près de 8 millions d’habitants en décembre 1993. Au sein de cette population coexistent deux ethnies principales : les Hutus, qui représentent 80 % de la population totale, et les Tutsis, qui en représentent 15 %. Cette précision ne serait pas nécessaire en temps normal : dans de nombreux pays d’Afrique, les ethnies se mélangent, se brassent, vivent ensemble. Même au Rwanda, où Hutus et Tutsis sont aujourd’hui présentés comme des ennemis irréconciliables, les deux groupes ont vécu ensemble pendant des siècles. Comme l’écrit Gérard Prunier, à l’origine « ces groupes ne répondaient aucunement à la définition d’une "tribu", c’est-à-dire d’une micro-nation. En effet, ils parlaient tous la même langue d’origine bantoue, vivaient côte à côte sans que se constitue un "Hutuland" ou un "Tutsiland" et les mariages mixtes étaient fréquents » [2].
Mais l’ethnisme est devenu un moyen pour les puissances coloniales d’assurer leur domination sur les populations qu’elles contrôlent : en distinguant les Tutsis des Hutus et en les opposants, les Allemands, puis les Belges, avaient choisi de promouvoir au Rwanda « une race des seigneurs » et de s’appuyer sur elle pour tenir le pays [3]. À l’inverse, à l’approche de l’indépendance, les puissances occidentales renversent leurs alliances. Dans le cadre d’une opposition ethnique qu’elles ont créée, elles ne cherchent plus à s’appuyer sur une minorité pour contrôler une multitude, mais sur une majorité apte à gagner des élections.

En outre, à la fin de leur mandat, les autorités coloniales aussi sont encouragées à jouer la carte des Hutus par l’Église catholique. Celle-ci tente de reprendre le contrôle de l’Église locale où le clergé indigène, qu’elle a formé surtout parmi les Tutsis, lui échappe. Les Belges s’appuient donc désormais sur le Parti du Mouvement et de l’Émancipation Hutu (PARMEHUTU) de Grégoire Kayibanda, qui n’est autre que le secrétaire particulier de Mgr Perraudin, le vicaire apostolique suisse. La même année, en 1959, ont lieu les premiers massacres de Tutsis. Le 28 janvier 1961, le pays accède à l’indépendance : toutes les fonctions exécutives sont confiées à des Hutus. Cette indépendance est officiellement reconnue le 1er juillet 1962.

Les bases des tensions ethniques sont donc d’ores et déjà posées. La minorité tutsie, qui est exclue du pouvoir, quitte le pays quand elle le peut, d’autant que les exactions menées par les milices hutus se multiplient. Les exilés se regroupent au Burundi ou en Ouganda, d’où ils lancent parfois des raids en territoire rwandais, qui provoquent en représailles des actions encore plus violentes du régime de Kigali envers les Tutsis restés au Rwanda. Dans le même temps, la France prend le relais de la Belgique non seulement au Rwanda, mais dans toute la région. Elle se fait le chantre de la « démocratie ethnique » : comme les Hutus sont l’ethnie la plus nombreuse, il est logique qu’ils occupent l’ensemble des postes de pouvoir [4]. Dès 1962, Paris signe un accord de coopération civile avec Kigali.

En 1973, un militaire plus extrémiste encore, Juvénal Habyarimana, s’empare du pouvoir à l’issue d’un coup d’État. Comme le dictateur précédent, Kayibanda, dont le procès en béatification est ouvert à Rome, le nouveau président s’appuie sur l’Église catholique. Mais il place aux postes gouvernementaux des représentants des factions militaires nordistes dont il est issu. L’année suivante, la France signe un accord général de coopération militaire technique avec le Zaïre, puis un autre avec le Burundi [5], enfin un troisième avec le Rwanda au terme d’un safari mémorable, au cours duquel Valéry Giscard d’Estaing fait le coup de feu aux cotés de Juvénal Habyarimana. La France s’engage par ailleurs à fournir une aide en armement à hauteur de 4 millions de francs par an.

Habyarimana-Mitterrand : une alliance aveugle

Le régime d’Habyarimana devient, avec le temps, de plus en plus raciste et totalitaire. À partir de 1978, la nouvelle Constitution prévoit que le maintien de l’identification ethnique sur les cartes d’identité, tandis que tout Rwandais est intégré, dès sa naissance, au parti unique, le MRND. Dévoyant le système traditionnel de l’umuganda, l’État et l’Église catholique contraignent toute la population à leur donner des journées de travail selon un principe qualifié de « travaux forcés » par le Bureau international du Travail.

La France ne s’émeut de cette situation : lorsqu’en 1983, Thérèse Pujolle, chef de la mission de coopération civile à Kigali depuis 1981, témoigne des violations des droits de l’homme perpétrées par le régime, elle est sèchement rembarrée par son administration : « Les droits de l’homme ne vous regardent pas. Faites du développement », lui dit-on en substance.

Homme d’État. A déclaré à propos du Rwanda :
« Dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important »

Les relations entre les deux pays sont marquées par les liens personnels qui unissent ses dirigeants. Jean-Christophe Mitterrand, le propre fils du président français, est un ami proche de Jean-Pierre Habyarimana, le fils du président rwandais. Thérèse Pujolle raconte ainsi comment « Papamadit » « avait un hélicoptère à sa disposition pour aller en safari photo. Le gendarme de la coopération a protesté, il a perdu. À chaque fois que Jean-Christophe Mitterrand débarquait, quinze Mercedes l’attendaient. ».

Le soutien militaire français ne correspond bien sûr à aucune connivence idéologique, mais pas non plus à des intérêts précis. Il reflète une division de l’Afrique en zones d’influence et la volonté d’application des méthodes coloniales par les gouvernements autochtones pour contrôler des populations jamais souveraines. Lors d’une mini-offensive lancée par le Front patriotique rwandais (FPR), organisation armée d’exilés tutsis, la France déclenche l’opération Noroît et envoie sur le front 150 hommes du 2e Régiment étranger de parachutistes (2e REP) stationnés en République centrafricaine. Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, le régime organise un simulacre d’attaque sur Kigali avec la complicité des militaires français. Il en rend responsable le FPR, décrète l’état de siège et instaure un couvre-feu intégral. Dans la foulée, les principaux opposants politiques, qu’ils soient hutus ou tutsis, sont accusés de connivence avec le FPR et arrêtés. En outre, pour couper tenter de couper le soutien populaire du FPR, 10 000 Tutsis désignés comme boucs émissaires sont arrêtés. La population civile tutsi du Mutara subit une vague de tueries. Au final, les troupes franco-rwandaises parviennent à repousser le FRP en Ouganda.

Les amitiés familiales n’expliquent pas tout. Les vieux réflexes néo-coloniaux non plus. Les intérêts géostratégiques ne sont pas plus évidents. Pourtant, il apparaît, au fur et à mesure que l’on progresse avec Saint-Exupéry dans la découverte du Rwanda, qu’il y a un peu de tout ça dans les relations franco-rwandaises. Un cocktail explosif, qui contribue à l’escalade et mène au pire. La version officielle des décideurs français, telle qu’ils ont eu la possibilité de la rapporter lors de leur audition devant la Mission d’information parlementaire, en 1998, est que la France a manqué de discernement et n’a pas mesuré la dérive génocidaire du régime qu’elle soutenait. C’est précisément l’inverse que démontre Saint-Exupéry : plus les signaux émanant de Kigali se font inquiétants et menaçants, au point que des documents parlent dès 1992 de risques de massacres de grande ampleur, plus Paris renforce son soutien. Interrogé par Saint-Exupéry, Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand, dresse ce parallèle troublant : « Si nous avons une responsabilité au Rwanda, c’est à la manière de Nixon et Kissinger qui enclenchèrent le processus menant au génocide cambodgien ».

L’escalade

Fin 90, la France accorde un prêt de 84 millions de francs « pour le développement », puis un second, par le biais de la Caisse centrale de coopération économique, de 49 millions, « pour la réalisation de divers projets ». Ils serviront en réalité à l’achat, par Kigali, de nouveaux armements. De 1990 à 1993, les livraisons d’armes seront de 86 millions de dollars par an, par l’intermédiaire de la manufacture d’armes sud-africaine Armscor. Pourtant, les massacres de tutsis se poursuivent, de façon sporadique, même après le commencement des négociations avec le FPR, début 1992. En juillet, le gouvernement rwandais et le FPR de Paul Kagamé signent un accord de cessez-le-feu à Arusha, en Tanzanie. D’août à décembre se déroulent néanmoins des massacres de Tutsis et d’opposants hutus, surtout de la part du mouvement de jeunesse du parti, les milices Inteahamwe. En novembre, le président Habyarimana il dénonce le « chiffon de papier » des premiers accords d’Arusha lors d’un discours devant le parti unique.

Tout cela est connu des services de renseignement français, des chefs militaires déployés sur place, et donc des décideurs de l’Élysée. En octobre, le sénateur belge Kuypers dénonce le rôle des escadrons de la mort (les « réseaux Zéro ») et la politique raciste du régime Habyarimana. En 1993, la France va pourtant à nouveau engager ses forces aux côtés de l’armée rwandaise pour empêcher une offensive du FPR. En février, le capitaine Paul Barril, ancien responsable de la cellule antiterroriste de l’Élysée, est engagé par le ministre rwandais de la Défense, en vue d’une mission dont le nom de code est « opération Insecticide ». Dans le même temps, les négociations entre Habyarimana et le FPR progressent. Le 4 août, de nouveaux accords sont signés à Arusha. Ils prévoient les modalités d’un partage du pouvoir entre hutus et tusis, le retour des réfugiés rwandais et la fusion des deux armées. Les forces françaises mises en place lors de l’opération Noroît quittent donc le pays en décembre, peu de temps avant que n’arrive à Kigali le 3e bataillon d’élite du FPR, choisi pour représenter le parti dans la capitale.

Quand Paris formait les génocidaires

De retour à Paris après le génocide, Patrick de Saint-Exupéry a cherché à comprendre les raisons du soutien de la France au régime Habyarimana. Il évoque la coopération militaire franco-rwandaise avec « un haut responsable, un homme issu de notre diplomatie », qui lui répond : « Comment ! Vous imaginez des soldats français entraînant des assassins ? ». C’est pourtant bien ce qui s’est produit.

Plusieurs éléments attestent de la présence d’instructeurs français pour former les officiers les plus radicaux de l’armée rwandaise, qui constitueront peu après le noyau dur de l’appareil génocidaire. Il y a d’abord le témoignage de Janvier Africa, ancien membre des escadrons de la mort, le « Réseau Janvier » : le 30 juin 1994, il confie au journaliste sud-africain Mark Huband, du Weekly Mail and Guardian de Johannesbourg, avoir été formé par des instructeurs français : « Les militaires français nous ont appris à capturer nos victimes et à les attacher. Cela se passait dans une base au centre de Kigali. C’est là qu’on torturait, et c’est là également que l’autorité militaire française avait ses quartiers. [...] Dans ce camp, j’ai vu les Français apprendre aux Interahamwe à lancer des couteaux et à assembler des fusils. Ce sont les Français qui nous ont formés - un commandant français - pendant plusieurs semaines d’affilée, soit au total quatre mois d’entraînement entre février 1991 et janvier 1992. » [6]. En mars 1993, une enquête internationale est diligentée sur les massacres de Tutsis au Rwanda : l’un des membres de cette commission, Jean Carbonate, affirme avoir vu des instructeurs français dans le camp de Bigogwe, où « l’on amenait des civils par camions entiers. Ils étaient torturés et tués ». Ces informations seront confirmées ultérieurement par la Mission d’information parlementaire.

La coopération entre les deux pays va même plus loin : en février 1992, le Quai d’Orsay envoie une note à l’ambassade de France à Kigali selon laquelle « le lieutenant-colonel Chollet, chef du Dami, exercera simultanément les fonctions de conseiller du Président de la République, chef suprême des Forces armées rwandaises, et les fonctions de conseiller du chef d’état-major de l’armée rwandaise ». Le responsable des forces françaises déployées au Rwanda devient, par là même, le commandant de l’armée rwandaise. Les responsabilités de la France sont donc bien plus importantes que celles officiellement avouées : lors du déclenchement du génocide, à l’occasion de l’attentat contre l’avion présidentiel de Juvénal Habyarimana, la France peut compter, sur place, sur la présence de onze militaires du Département d’assistance militaire à l’instruction (Dami), en civil, pourtant sensés avoir officiellement quitté le Rwanda en décembre 1993. Sur place également, le capitaine Paul Barril, prestataire de services spéciaux.

Panique française

Pour stopper le génocide, le Front patriotique rwandais (FPR) attaque l’armée régulière (FAR), et gagne quelques batailles. L’attitude des autorités françaises traduit une précipitation à la limite de la panique : l’ambassade de France détruit toutes ses archives sur ordre de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud. Dans le même temps, les ressortissants français et les principaux tenants hutus de l’idéologie génocidaire sont exfiltrés via Bangui, en Centrafrique : notamment la propre femme du président assassiné, Agathe Habyarmina, ses frères Séraphin Rwabukumba et Protais Zigiranyirazo, et l’idéologue Ferdinand Nahimana. Contrairement à ce qu’affirme aujourd’hui la diplomatie française, les livraisons d’armes se poursuivent. Le gouvernement intérimaire, composé des éléments les plus extrémistes de l’ancienne garde rapprochée d’Habyarimana, est reçu à plusieurs reprises par les responsables français à Paris. Le 9 mai, le lieutenant-colonel Ephrem Rwanbalinda, conseiller du chef d’état-major de l’armée rwandaise, est reçu à la Mission militaire de Coopération par le général Jean-Pierre Huchon. Selon ce dernier, « il faut sans tarder fournir toutes les preuves prouvant la légitimité de la guerre que mène le Rwanda, de façon à retourner l’opinion internationale en faveur du Rwanda et pouvoir reprendre la coopération bilatérale. Entre-temps, la Mission militaire de coopération prépare les actions de secours à mener en notre faveur. » Jean-Pierre Huchon promet également de fournir du matériel de communication cryptée pour maintenir le contact entre les FAR et Paris.

Devant l’ampleur surprenante des succès militaires du Front Patriotique Rwandais, la France décide d’intervenir au grand jour, officiellement « pour des raisons humanitaires ». Ce sera l’opération Turquoise. Les propos du président François Mitterrand sont sans ambiguïtés : le 18 juin, il déclare que « c’est désormais une question d’heures et de jours. (...) Je le répète, chaque heure compte ». Cela fait pourtant deux mois que le génocide a commencé. C’est donc que ce n’est pas cela qui motive l’urgence. En revanche, les forces du FPR commencent à s’approcher de la victoire finale. Et la France doit absolument l’empêcher.

"Turquoise" : pour quoi faire ?

Il est au moins aussi difficile de comprendre cette logique qu’il est impossible de nier qu’elle existe. Saint-Exupéry tente néanmoins de mettre à jour l’idéologie qui la sous-tend. Son constat est simple : après une inaction de deux mois, la France va réussir à déployer en neuf jours plusieurs centaines d’hommes, membres de troupes d’élite et fortement armés, à 7000 kilomètres. Sur place, ils créent la Zone Humanitaire Sûre (ZHS), qui va permettre aux principaux responsables du génocide de fuir vers le Zaïre. Saint-Exupéry a pu vérifier sur place ce qu’étaient ces soldats venus accomplir une mission humanitaire. Il croise « des commandos de l’air aéroportés, venus de Nîmes, et des gendarmes du Groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), deux unités d’élites ». Il s’adresse alors à son interlocuteur imaginaire, Dominique de Villepin : « Tout comme moi, vous tiquez, Monsieur. L’intervention Turquoise, annoncée le 18 juin 1994 par le président Mitterrand, se revendique humanitaire. Vous regardez ces hommes, leur armement sophistiqué, et vous ne comprenez plus. Ces soldats sont comme engagés dans une guerre. Ils sont venus combattre un ennemi. Lequel ? ». L’auteur va même plus loin : selon lui, « à Paris (...) certains, négligeant le génocide en cours comme s’il ne s’agissait que d’un détail, avaient planifiée une reconquête. (...) Qui, inéluctablement, aurait ramené au pouvoir les maîtres du génocide. Ca a l’air inouï, mais il en fût bel et bien ainsi : la France, notre pays, fût à deux doigts d’engager son armée aux côtés des assassins ».

D’où les mises en garde adressées par Edouard Balladur, alors Premier ministre, au Président de la République, François Mitterrand. Dans un courrier du 21 juin 1994, il précise que, pour réussir, l’opération Turquoise doit « limiter les opérations à des actions humanitaires et ne pas nous laisser aller à ce qui serait considéré comme une expédition coloniale au cœur même du territoire du Rwanda » . Il précisera, dans un courrier du 9 juin, la teneur de son différend avec le chef de l’État : « Il n’était pas question aux yeux du président Mitterrand de châtier les auteurs hutus du génocide, et il n’était pas question aux miens de permettre à ceux-ci d’aller se mettre à l’abri au Zaïre ». L’opération Turquoise sera marquée par cette schizophrénie venue des décisions contradictoires de l’exécutif bicéphale en place à Paris. Les soldats français déployés pour « raisons humanitaires » sont des combattants aguerris, « capables de passer en quelques heures d’une stricte neutralité à un violent engagement ». Une intervention française à Kigali fut annulée au dernier moment. La capitale tombe aux mains du FPR le 4 juillet. De houleux débats ont alors lieu au sein de l’administration française pour délimiter la ZHS : si ses contours sont larges, elle permettra au Hutu Power de s’y réfugier, de s’y refaire une santé avant de reprendre l’offensive ; si elle est réduite, c’en est fini de toute idée de revanche. La deuxième solution l’emporte : les responsables du génocide abandonnent donc la partie, fuient pour le Zaïre. Aux barrages qui jalonnent la route, les fuyards sont l’objet d’un nouveau tri : les Tutsis sont systématiquement écartés, et seuls les Hutus sont autorisés à poursuivre. Sur le bord de la route, des abris de fortune sont construits pour permettre aux exilés de se reposer, le temps d’une nuit. Plusieurs millions de Hutus rejoignent ainsi les camps de réfugiés de Goma, où les génocidaires font régner leur loi. Le choléra y fait des milliers de victimes, suscitant la compassion de la communauté internationale et des médias. Les bourreaux sont devenus victimes, leur crime de sang lavé dans le sang de leurs frères. Rideau.

Rwanda 1994 : une expérience de guerre révolutionnaire ?

Le drame qui s’est joué sur la scène rwandaise ne peut pour autant tomber dans l’oubli. Ni les crimes de guerre commis par le FPR contre des civils hutus, ni la catastrophe sanitaire que furent les camps de Goma, ne peuvent faire oublier la réalité d’un génocide. Et surtout pas l’ampleur de l’implication française dans ces massacres. Cette idée hante Patrick de Saint-Exupéry depuis son retour du pays. Il cherche à comprendre quels intérêts la France avait à défendre au point de protéger et même d’armer les génocidaires. Dans un salon, Hubert Védrine lui explique l’état d’esprit français : « en prenant mes fonctions, je me suis interrogé sur la présence française au Rwanda. Il m’a été expliqué que le Burundi et le Rwanda avaient rejoint la famille franco-africaine. Il ne fallait pas les laisser tomber ».

Aujourd’hui, les « révisionnistes » du génocide rwandais préfèrent voir dans ce carnage qui fit plus de 800 000 morts la manifestation de massacres interethniques spontanés. Pourtant, interrogé sur cette question par le Tribunal pénal international, le chef des casques bleus présents au Rwanda pendant la période, le général canadien Roméo Dallaire, a fourni une réponse extrêmement claire : « Tuer un million de gens et être capable d’en déplacer trois à quatre millions en l’espace de trois mois et demi, sans toute la technologie que l’on a vue dans d’autres pays, c’est tout de même une mission significative. Cela prend des données, des ordres ou au moins une coordination. Il fallait qu’il y ait une méthodologie ».

Une méthodologie militaire. Dans sa quête de la vérité, Saint-Exupéry rencontre un sous-officier français. Celui-ci lui parle des « sales guerres » de l’armée française, et mentionne, à mots couverts, « le TTA 117, ce règlement interarmées forgé à la fin des années 1950 pour la guerre d’Algérie et aujourd’hui encore accessible dans les archives uniquement sur autorisation. Sans que le mot "torture" ne soit mentionné une seule fois, ce règlement conduisit à son usage. Un cercle restreint d’officiers de la coloniale l’utilise toujours comme base d’inspiration ». Un ancien haut responsable militaire confirme la présence de barbouzes, de « demi-soldes ». Selon lui, « très rapidement, la scène rwandaise a été envahie par les "moustaches". Les structures officielles ne contrôlaient plus rien ».

Tout commence lors de l’opération Noroît : Paris prend prétexte d’une prétendue offensive du FPR sur Kigali pour déployer deux compagnies du 2e REP « pour protéger la ville ». La nuit, des coups de feu se font entendre dans la capitale, accréditant l’idée d’une menace extérieure. Un officier français, entendu plus tard par la Mission d’information parlementaire, raconte : « cette histoire était ridicule. C’était nos "amis" des forces armées rwandaises qui nous tiraient dessus. Les autorités les avaient intoxiquées. En fait, cette soi-disant entrée des rebelles dans Kigali n’était qu’une manipulation ». Qui permet à la France de déployer sur place des troupes d’élite. Qu’elle ne retirera pas.

Selon Saint-Exupéry, « tout ce que la France compte d’unités appartenant aux forces spéciales débarque au Rwanda ». C’est en tout cas ce qui ressort de l’inventaire des forces en présence dressé par un « haut responsable militaire » : 150 hommes issus de deux régiments de la 11e division parachutiste. « Leurs unités d’attache, à vocation coloniale, sont le 8e RPIMa et le 2e REP, spécialisés dans les opérations secrètes. Le service action de la DGSE fait parfois appel à leurs compétences. (...) Des hommes du 1er RPIMa, rattachés au Commandement des opérations spéciales (COS), sont également présents. Tout comme les Commandos de recherche et d’action en profondeur ». Pourtant, de nombreuses dépêches confidentielles font déjà état d’exécutions sommaires sur la base de critères ethniques, qui pourraient « dégénérer en tuerie ». La France est donc là en connaissance de cause. D’après le témoignage d’un officier, « une structure parallèle de commandement militaire française a été mise en place. À cette époque, il est évident que l’Élysée veut que le Rwanda soit traité de manière confidentielle ». La principale préoccupation de Paris, c’est la chasse aux rebelles du FPR. En 1991, le colonel Gilbert Canovas, conseiller officieux de l’armée rwandaise, dresse un bilan de son action : « la mise en place de secteurs opérationnels afin de faire face à l’adversaire (...) ; le recrutement en grand nombre de militaires de rang et la mobilisation des réservistes, qui a permis un quasi-doublement des effectifs ; la réduction du temps de formation initiale des soldats limitée à l’utilisation de l’arme individuelle en dotation. » Il souligne également que « l’évident avantage concédé » aux rebelles au début des hostilités « a été compensé par une offensive médiatique » menée par les Rwandais à partir du mois de décembre 1991.

Saint-Exupéry déduit : « "Secteur opérationnels", cela signifie "quadrillage". "Recrutement en grand nombre", cela signifie "mobilisation populaire". "Réduction du temps de formation", cela signifie "milice". "Offensive médiatique", cela signifie "guerre psychologique". ». L’implication des militaires français est particulièrement visible en février-mars 1993, dans le cadre de l’ « opérationChimère ».L’objectif dudétachement Chimère est« d’encadrer et de commander indirectement unearmée d’environ 20 000 hommes ». D’après le rapport de la Mission d’information, « un officier français estime que cette mission est sans doute la première application à grande échelle, depuis vingt ans, du concept d’assistance opérationnelle d’urgence, et attribue ce mérite à la bonne connaissance du Rwanda par les hommes du 1er RPIMa ». À la tête de l’unité Chimère, le colonel Didier Tauzin avec « une vingtaine d’officiers et de spécialistes du 1er RPIMa », une unité dépendant du 11e Choc, le service Action de la DGSE créé par le général Paul Aussaresses. Pour Saint-Exupéry, la France n’a certes pas assassiné les Tustis. Mais « nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons fourni la technologie : notre "théorie". Nous leur avons fourni une méthodologie : notre "doctrine". Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept tiré de notre histoire d’empire. De nos guerres coloniales. Des guerres qui devinrent "révolutionnaires" à l’épreuve de l’Indochine. Puis se firent "psychologiques" en Algérie. Des "guerres totales". Avec des dégâts totaux. Les "guerres sales" ».

À l’origine de cette idéologie mise en œuvre par l’armée française au Rwanda, la « mémoire jaune », composée, chez des anciens des guerres coloniales, de « l’humiliation de la défaite et l’ivresse de la guerre exotique ». Mais aussi « une fascination pour les méthodes ennemies qu’il faut adopter pour espérer vaincre un jour à son tour : les opérations secrètes, l’arme de la peur, le quadrillage des populations civiles, la manipulation des foules, la propagande ». L’Afrique francophone est menacée dans un monde devenu unipolaire après la chute de l’Union soviétique. Des hauts responsables militaires français veulent convaincre l’Élysée de recourir à la « guerre révolutionnaire » pour maintenir cette zone géographique sous influence française. Elle repose sur six grands principes : « le déplacement de populations à grande échelle, le fichage systématique, la création de milices d’autodéfense, l’action psychologique, le quadrillage territorial et les "hiérarchies parallèles" ». Ses défenseurs trouvent une oreille attentive de la part de François Mitterrand, qui fut haut fonctionnaire pendant l’Occupation nazie, ministre des Anciens combattants pendant le conflit indochinois, ministre des Colonies durant la IVe République et ministre de l’Intérieur au début de la guerre d’Algérie. Naît alors une théorie du complot : le Rwanda francophone serait menacé par l’Ouganda anglophone. On refait Fachoda. Des officiers rwandais ont été formés à Fort Bragg aux États-Unis, cette université militaire où plusieurs officiers français ont enseigné, au début des années 1960, le concept de « guerre révolutionnaire » à l’armée états-unienne. C’est donc que les États-Unis veulent s’emparer du Rwanda. Pour les en empêcher, on crée une structure militaire, hors de tout contrôle,« une légion aux ordres de l’Élysée » : le Commandement des opérations spéciales, placé sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées, qui est lui-même sous l’autorité directe du président de la République. Le COS a sous ses ordres « les unités les plus aguerries de notre armée, dotées d’un équipement de pointe et rôdées aux techniques des "opérations grises" ». Ses objectifs sont à la fois militaires et paramilitaires. « En clair, le COS est une structure "politico-militaire" ». En 1993, le chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, autorise la nouvelle structure à développer des capacités de guerre psychologique. Le Rwanda en sera le laboratoire.

Le lieutenant-colonel Canovas met en place les éléments clés de la « guerre révolutionnaire ». Ce sera une guerre totale : « ce n’est pas une guerre de mouvement, c’est une guerre tout en mouvements. Ce n’est pas une guerre de fronts, c’est une guerre où il n’y a que des fronts. Ce n’est pas une guerre d’armées, c’est une guerre d’hommes en armes ». Une guerre « cannibale », pour reprendre les mots de l’universitaire Gabriel Périès [7]. Elle cause tellement de victimes collatérales « que les plus ardents défenseurs du système finissent par être eux-mêmes touchés ». C’est cela, au fond, la vraie raison de l’implication totale de la France aux côtés du régime génocidaire de Kigali.

Dire le génocide aujourd’hui

L’héritage rwandais est lourd à assumer pour les responsables français. L’ampleur des révélations contenues dans le livre de Saint-Exupéry permet d’envisager que certains d’entre eux doivent répondre de « complicité de génocide » devant une juridiction internationale. C’est pour cette raison que se sont multipliés, ces dernières semaines, les déclarations et les articles de presse tentant d’évacuer la responsabilité française.

Au cœur des débats, l’assassinat du président rwandais, présenté comme le déclencheur du génocide. Depuis le premier jour, les défenseurs du Hutu Power ont tenté de désigner le FPR comme l’auteur de l’attentat contre l’avion présidentiel, ce qui paraît logique au premier abord, mais n’est pas étayé par les faits. Selon eux, les Tutsis de l’extérieur ont tué le président Hutu pour s’emparer du pouvoir, provoquant en réaction le génocide des Tutsis de l’intérieur. Cette thèse a ainsi été successivement défendue par Paul Barril, puis Pierre Péan et Christophe Nick, et enfin Stephen Smith, qui a accusé l’ONU d’avoir délibérément gardé secret le contenu de la boîte noire de l’avion, dans une série d’articles publiée en mars 2004. Pourtant, aucun de ces articles ne présente d’éléments factuels accréditant l’hypothèse qu’ils entendent démontrer. Il apparaît par ailleurs évident que l’analyse d’une boîte noire ne peut absolument pas révéler l’identité des personnes ayant abattu l’avion.

Le ministre des Affaires étrangères lui-même, Dominique de Villepin, a récemment déclaré que « la France a sauvé des centaines de milliers de vies au Rwanda », au cours de l’opération Turquoise. En 1994, au moment du génocide, il était directeur de cabinet d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères. Auparavant, il était l’adjoint de Paul Dijoud au Quai d’Orsay et s’est rendu au Rwanda. Il connaissait donc la réalité du pays. En défendant publiquement la politique africaine française de l’époque, au nom de la continuité de l’État, Dominique de Villepin défend, en réalité, la continuité des crimes d’État perpétrés par la France coloniale puis néo-coloniale. À l’heure où la politique étrangère française se veut multilatérale, équilibrée et modératrice, il est pourtant essentiel que la France reconnaisse ses responsabilités et tourne le dos à des doctrines militaires qui la déshonorent.

Nos lecteurs trouveront une très importante documentation dans notre dossier « Complicités internationales dans le génocide du Rwanda ».

Nous les invitons également à se reporter au livre de Patrick de Saint-Exupéry : L’Inavouable. La France au Rwanda (Les Arènes éd., mars 2004.).

[1Patrick de Saint-Exupéry est aujourd’hui correspondant du Figaro à Moscou.

[2Rwanda : le génocide, de Gérard Prunier, Éditions Dagorno, 1997.

[3Le Rwanda a été colonisé par l’Allemagne à la fin du XIXe siècle. À une époque où les thèses racialistes de Gobineau font fureur en Europe, les Tutsis font l’admiration des colons, pour lesquels ils sont « décidément trop raffinés pour être des "nègres" ».

[4Ce point de vue ne trouvera sa théorisation que tardivement avec les interprétations du discours de La Baule, prononcé par François Mitterrand, le 20 juin 1990.

[5Le texte de cet accord est paru au Journal officiel du 1er juillet 1975.

[6Propos recueillis par Mark Huband, in The Weekly Mail and Guardian, repris par Courrier international du 30 juin 1994.

[7Gabriel Périès est l’auteur d’une thèse sur la guerre révolutionnaire : De l’action militaire à l’action politique, impulsion, codification et application de la doctrine de "la guerre révolutionnaire" au sein de l’armée française (1944-1960), Université de Paris I.